METIERS D'HIER
   
  LES PLAISIRS DE LA TAVERNE
         
 

Ojean VEKDON

Professeur d'Histoire médiévale

Université de Limoges

 

Toute agglomération, au Moyen Âge, possède ses tavernes,lieux de sociabilité mais aussi d'excès de boisson bien sûr mais pas seulement...

 

DEUX LIEUX SYMBOLISENT les plaisirs déviants : le bordel et la taverne. Cette dernière permet de s'abreuver, de jouer aux dés et parfois de faire l'amour si quelques chambres sont disponibles à l'étage. Chaque ville, qui dispose normalement d'un bordel, comporte de nombreuses tavernes.

 

BOIRE ET BEAUCOUP !

 

La taverne est d'abord un lieu où l'on boit, et les gens du Moyen Âge boivent beaucoup. Les officiers des foires de Chalon-en-Champagne reçoivent des rations de vin qui correspondent à une moyenne de 1,68 litre à 2,69 litres par jour et par personne. Au XVe siècle, à Tours, les gardiens postés à Saint-Corne consomment quotidiennement 1,83 litre d'un vin dont nous ne connaissons pas le degré. 

 

 
     
 

En Provence, les rations s'élèvent pour les familiers de l'archevêque d'Arles, au XVe siècle, à 2 litres par jour, et souvent plus (2,45 litres en 1424).

 

C'est au cabaret que les paysans, qui constituent l'immense majorité de la population, passent une bonne partie de leurs moments de détente. Les dimanches sont fort ennuyeux. Le paysage, à la campagne, est bien connu, les voisins éloignés, les moyens de communication peu commodes. Et il n'est pas question en principe de travailler. L'Église ne le permet pas. Alors, au lieu de s'ennuyer, d'entendre brailler les enfants ou récriminer l'épouse, il est tentant de retrouver des compagnons, des relations au cabaret, de boire en leur compagnie vin ou cervoise. Il n'est pas surprenant dans ces conditions qu'existent de nombreuses tavernes.

 

On en compte 60 à Rouen vers 1365, autant à Ypres, plus de 200 à Paris au XVe siècle, notamment près des portes et autour des places. En Flandre où l'autorité civile tente de réduire le nombre des tavernes du XVe au XVIIIe siècle, une loi dans la châtellenie d'Ypres interdit qu'il y en ait plus d'une pour huit foyers.

 

La table représentée sur cette miniature fournit de très intéressants renseignements. Elle se compose d'un comptoir et d'une surface plane munie de rebords pour éviter que les récipients ne tombent. Les gobelets à boire au Moyen Âge peuvent être en bois, en corne ou en métal.


Les verres sont employés dès l'époque franque. Des textes judiciaires de la fin du Moyen Âge
signalent que des aubergistes sont condamnés pour avoir utilisé des pintes d'étain trop petites; celles-ci, en effet, sont contrôlées car elles servent à mesurer le vin.

 
     

 

 
 

Tavernes des villes et des campagnes

 

Mais suivons à Paris le poète Villon, bon connaisseur de ces endroits. Dans la Cité, rue de la Juiverie, se trouve une taverne à l'enseigne de la Pomme de Pin. Le « trou de la Pomme de Pin », selon l'expression du poète, constitue un endroit plaisant qu'il « lègue » (ironiquement) à deux reprises à un grand buveur, maître Jacques Raguier. Il s'agit probablement de la meilleure taverne de Paris, car la ville y achète le vin qu'elle offre lors des joyeuses entrées. Les propriétaires, les Turgis, appartiennent à une bonne famille. Le premier dont le nom nous est connu est Arnoulet, qui exerce aussi la fonction de maître gouverneur de la confrérie des marchands de vin. Colette Turgis, son épouse, qui reprend la maison après son veuvage, est aussi propriétaire de la taverne de la Chasse à la porte Baudoyer. Robin Turgis, mentionné par la suite, doit bien connaître Villon car celui-ci peut boire chez lui à crédit. À sa mort en 1472 ou 1473, sa veuve Marguerite Joli est autorisée à poursuivre son commerce.

 

 

Marchand de vin rouge

Tacuinum sanitatis d'Ibn Butlân,

XVe s. Paris, BnF, Ms. Lat. 9333 f 85.

 
     
 

C'est dans le quartier Saint-Martin que se situe la taverne du Barillet Genevoys, procureur au Châtelet qui « a plus beau nez pour y boire », nous dit le poète, peut aisément s'y rendre. Autour de la place de Grève- aujourd'hui place de l'Hôtel de Ville - se trouvent des cabarets bien connus. Le plus célèbre se nomme le Grand Godet. Doivent le fréquenter les paresseux qu'on appelle les « écoliers de Grève » et les bons buveurs dits « notables chanoines de Grève ». Entre la rue Saint-Martin et la rue Saint-Denis s'étend le quartier le plus vivant de Paris. Au coin de la rue aux Ours et de la rue Saint-Denis il est possible de boire à l'Image de Notre-Dame, laquelle est représentée frappée d'un coup de couteau par un ivrogne qui sort de cette taverne après y avoir perdu au jeu argent et vêtements. Citons encore la Crosse rue Saint-Antoine, le Grand Heaulme porte Baudoyer, la Mule rue Saint-Jacques - où Villon et ses complices mettent au point un vol au Collège de Navarre - et combien d'autres établissements !

 

A la campagne, la taverne se présente de façon quelque peu différente, embryonnaire en quelque sorte, ainsi que le montrent les registres de l'inquisiteur Jacques Foumier. Ainsi, à Montaillou, Fabrisse Rives « fait taverne », mais il n'est pas sûr qu'elle reçoive des clients dans un local aménagé à cet effet. Son travail consiste surtout à livrer du vin chez les habitants en mesure de le payer. Pour trouver de vraies tavernes avec salle commune, analogues à celles fréquentées par François Villon, il faut se rendre dans des bourgades, dans des lieux où les foires permettent aux paysans de rencontrer des personnes originaires d'autres endroits. Ainsi la ville de Foix dispose d'une taverne importante que tiennent Pierre Cayra et son épouse Gaillarde, chargée de mesurer le vin.

 

Règlements et fraudes

 

Comme la fraude paraît fréquente, les agissements des taverniers sont placés sous surveillance. En premier lieu interviennent les jaugeurs. Le jaugeage des tonneaux peut poser problème. Quand un second jaugeur trouve la même contenance que le premier, le résultat est validé. Sinon, il est fait appel à un troisième jaugeur afin de parvenir à la même conclusion que l'un des deux premiers.

 
     
 

 
 

Les plaisirs de la taverne. Faits et dits mémorables de Valère Maxime

( 1er s.), XVe s. - Paris, BnF, Ms. Fr.

 
         
 

Le criage consiste à annoncer les prix et les marchandises. Mais les véritables crieurs sont les crieurs de vins, les seuls dont les statuts sont enregistrés par Étienne Boileau, prévôt des marchands sous Saint Louis et auteur du célèbre Livre des Métiers. Si les taverniers ont d'abord employé librement des crieurs, ils ont été par la suite soumis à la réglementation et à la taxe du roi. En conséquence ils sont surveillés par les crieurs, responsables devant le prévôt des marchands de l'application des règles concernant la vente des vins. Mais cette surveillance consiste surtout à faire saisir les fausses mesures des taverniers pour leur infliger des amendes. Il est par conséquent possible de vendre du vin de mauvaise qualité, à condition de respecter le tarif et les mesures légales. Afin d'empêcher toute entente, le tavernier ne doit pas avoir de crieur attitré.

 

Des règlements municipaux concernant les anciens Pays-Bas permettent de se faire une idée des fraudes habituelles. Ainsi les taverniers n'ont pas le droit de détenir en même temps dans leurs caves des vins jeunes et des vins vieux, ou encore des vins blancs de Poitou, de Bourgogne et du Rhin afin qu'ils ne puissent les mélanger. Il n'est pas permis de vendre des vins de qualité médiocre dans les tonneaux habituellement destinés à des catégories supérieures. Les taverniers d'Arras sont même obligés de « défoncer et abattre les futailles sitôt qu'elles sont vides ». Il leur est interdit de mettre un nouveau tonneau en perce lorsque le précédent n'est pas complètement vide. Des plaintes adressées par des responsables flamands à la Hanse montrent que des marchands allemands de vin du Rhin font goûter à l'entrée de leurs établissements des produits qui n'ont rien à voir avec ceux vendus à l'intérieur. Après avoir mis en perce le matin un tonneau contenant du vin de bonne qualité, ils vendent ensuite à sa place du vin médiocre lorsque les clients affluent. Lors de l'arrivée des vins nouveaux, ils refusent de donner les clefs de leurs caves aux contrôleurs tant qu'ils ne les ont pas mélangés à des vins vieux moins appréciés. Ils achètent des vins à d'autres commerçants en Flandre et les revendent en gros, de sorte qu'ils constituent d'inutiles intermédiaires. Ils mélangent les vins : il est facile de s'en rendre compte car ils achètent du vin de Poitou en grande quantité et ne le revendent jamais au détail. Même la veuve d'Arnoulet Jurgis qui tient, nofts l'avons vu, la Pomme de Pin, taverne très renommée, est condamnée à plusieurs reprises à payer une amende pour avoir utilisé des pintes d'étain trop petites.

 
         
 

Quand le ton monte...

 

Tout le monde boit, affirme un poème des Carmina Burana : « on en voit cent, on en voit mille ». Non seulement les hommes, mais aussi des femmes. Nombre de tavernes reçoivent des clients même en dehors des heures légales. Une ordonnance de I 350, en effet, prescrit aux tavemiers de ne plus accepter de buveurs après le couvre-feu de Notre-Dame, mais les beuveries et les jeux nocturnes que le guet interrompt apparaissent fréquemment dans les sources judiciaires. Boire ne constitue pas en effet un plaisir sans danger, car l'abus de boisson entraîne parfois des rixes. 35% des récits de violences ou de meurtres dans les pays de la Loire moyenne entre les années 1380 et 1450 environ sont précédés par une consommation excessive. Le fait de considérer l'ivresse comme une circonstance atténuante explique probablement pourquoi elle est fréquemment invoquée dans les lettres de rémission.

 

Deux exemples. Dans une taverne lyonnaise, le dimanche 12 novembre 1430, des clients boivent tranquillement lorsqu'un homme se lève brutalement, attrape l'un d'eux par la chemise et tente de s'emparer de la chandelle qui se trouve sur leur table.

 

 
 
 
 
 

Des injures s'ensuivent : « Truand, paillard, dit l'agresseur, qui t'a fait prendre cette chandelle que j'ai payée ? » Un troisième homme se mêle à la bagarre. Finalement un sergent de l'archevêque qui se trouve probablement dans la salle parvient à arrêter les trois lascars. En Poitou, vers la même époque, Guillaume Giraud, de Charzais, et plusieurs compagnons boivent excessivement dans une taverne. S'imaginant qu'un prêtre se trouve chez une femme de mauvaise vie, ils se rendent chez elle et, comme ils n'y voient pas le prêtre, ils lui font violence et lui dérobent sa bourse. Cet exemple illustre un fait plus général, à savoir que la taverne ne constitue généralement pas le lieu de la dispute. En France, à la fin du Moyen Âge, 9% seulement des crimes y sont commis, C'est que la maison paraît entourée d'un certain respect. Dans la taverne, sous l'influence du vin, ont lieu injures et gestes, mais la querelle se vide généralement à l'extérieur. Le tavernier d'ailleurs s'efforce parfois d'éviter la bagarre chez lui. Mais boire ne constitue pas la seule occupation de ceux qui fréquentent les tavernes.

 

S'adonner au jeu

 

« Celui qui a déjà bu doit boire encore jusqu'à plus soif. Alors on réclame les dés. » , lit-on dans un poème des Carmina Burana.

 

De fait, à la taverne sont associés fréquemment les jeux de hasard. Lieu de rencontre, la taverne devient par voie de conséquence un lieu où se trouvent des partenaires avec lesquels il est possible de jouer. D'autre part les jeux de hasard peuvent ne nécessiter que de faibles sommes d'argent. Comme les clients sont habituellement de condition modeste, une mise modique leur convient fort bien. Il arrive que le joueur, après avoir épuisé ses ressources, soit contraint d'emprunter. En août 1376, au bailliage d'Amiens, jehan Bonnet, qui joue aux dés dans une taverne, doit avoir recours probablement au tavernier lui-même car il a perdu tout ce qu'il possède. La taverne est un endroit favorable aux prêts modiques. Or le tavernier est bien placé pour disposer de menue monnaie. Et à défaut d'argent, il lui est possible de faire crédit.

 

Pourtant, bien que pratiqué dans toutes les classes de la société, le fait de jouer aux dés est un taverne déviant. Saint Louis, en 1254, défend de jouer aux dés, aux tables et aux échecs. Il ordonne de détruire les pièces qui permettent de fabriquer des dés. En 1256, une ordonnance enjoint aux sénéchaux, baillis ou autres officiers de s'abstenir du jeu de dés, des mauvais lieux et des tavernes. Le Livre des Métiers d'Étienne Boileau indique pourtant qu'il existe à Paris, au XIIIe siècle, des déciers qui travaillent le bois, l'os, la corne et l'ivoire et fabriquent des dés à jouer. La réglementation exige seulement un travail loyal : il ne doivent pas produire des dés plombés, des dés comportant deux côtés marqués du même nombre de points, des dés frottés d'aimant. La législation proscrit pourtant toujours les jeux de hasard. Une ordonnance de 1319 interdit le jeu de dés, de trictrac, de quilles et de boules. Ces mesures sont reprises en I 369. Le 3 avril de cette année, Charles V interdit presque tous les jeux d'exercice ou de hasard, en particulier les dés, les tables ou les dames, la paume, les quilles, le palet, les billes et la soûle; par contre il recommande de s'exercer au tir à l'arc et à l'arbalète. Il est vrai que nous sommes à l'époque de la guerre de Cent Ans.

 

L'ordonnance du prévôt de Paris de 1397 indique pourquoi il convient d'interdire les jeux dans les cabarets : « Plusieurs gens de métiers et outres du petit peuple quittent leur ouvrage et leurs familles pendant les jours ouvrables pour aller jouer à la paume, à la boule, aux dés, aux cartes, aux quilles et à d'autres divers jeux en divers cabarets et autres lieux publics ; que plusieurs d'entr'eux après avoir perdu tout leur bien s'adonnent à voler, à tuer et à mener une très mauvaise vie, ainsi qu'il a été reconnu par la confession de quelques-uns de ce caractère... ». Ajoutons que le jeu est l'occasion de tromperies fréquentes. Villon, dans ses ballades en jargon, évoque ces gentils compagnons, les saupiquets, qui jouent des gours arques, c'est-à-dire utilisent des dés avantagés.

 

Autres joies...

 

Est-il enfin un endroit plus commode pour le racolage par les filles de joie ? Certaines tavernes jouent par ailleurs le rôle d'auberges où viennent s'ébattre des couples illégitimes. À Lyon, l'épouse de Jean de Bresse, tavernier dans la rue du Clos-Saint-Pierre, est convaincue, en 1434, du crime de maquerellage car elle a reçu chez elle un couple réuni « dans un seul et même lit ». En 1439, un autre Lyonnais Benoît Morel demande la restitution d'un lit confisqué par les sergents qui le lui ont confisqué parce qu'il servait aux ébats adultérins d'une veuve de Lyon et d'un habitant de Chalon-sur-Saône. La taverne toutefois n'est pas seulement un lieu de plaisirs déviants. Des affaires s'y traitent et l'on y discute. Elle constitue au Moyen Âge un lieu important de sociabilité.