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Mortain, la vallée de la Cance; Collection CPA LPM 1900 |
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Hippolyte Sauvage 1890
Encore une histoire d'amour :
La scène se passe dans la vallée de la Cance, sous les murs du vieux donjon de Mortain, à l'ombre des lierres sept fois séculaires qui dérobent aux regards les sentiers de la cascade, au bruit tumultueux du torrent qui se précipite par bonds furieux de rochers en rochers. Nul endroit n'est plus propice aux élans du coeur et nous demandons aux amis du merveilleux d'aller méditer une fois au moins dans cet asile si connu des poètes et de ceux qui recherchent les vives impres-sions de l'âme. La vallée est, en effet, remarquable par sa belle végétation et par son ombre mystérieuse. Deux petites rivières y forment leur jonction et marient leurs eaux murmurantes qui s'enfuient bien loin en grondant vers la Sélune. Un vieux pont en bois, jeté en travers, relie les deux rives et conduit à une prairie émaillée de mille fleurs agrestes à peu près inconnues ailleurs que dans les sentiers peu fréquentés des Alpes. Enfin, à l'extrémité de cette prairie que bordent deux rangs de rochers gigantesques ouverts comme les feuillets d'un éventail immense, se trouve enserré le coin le plus sauvage de cette contrée si renommée par ses tableaux ravissants de fraîcheur qui l'ont fait souvent appeler la Suisse de la Normandie. La rivière, après avoir descendu du Pas-au-Diable et roulé de chute en chute, se tordant en nombreux méandres, sur les marches d'un gigantesque escalier naturel taillé dans un roc élevé de près de deux cents pieds, comprimée par les assises vigoureuses du rocher, se précipite d'un saut gigantesque dans une colonne blanchissante d'écume et vient se briser au milieu d'éclaboussures sur une table de pierre dont les bords se dérobent sous les rameaux touffus des lierres. Elle y arrive bouillonnante et les échos répètent avec fracas le gronde-ment perpétuel et étourdissant de la trombe d'eau qui tourbillonne longtemps dans le bassin de la vallée.
Notre légende dit que ce lieu fut témoin, il y a plusieurs siècles, d'un événement dramatique. Elle emprunte ses personnages au temps des croisades et nous dit que l'un des plus puissants seigneurs du voisinage, déjà au déclin de la vie, partit un jour pour Jérusalem après avoir confié sa fille, jeune et charmante enfant, à l'un de ses écuyers, vieux et cruel.
- « Frappe sans crainte et punis le parjure, lui avait-il dit, en lui ouvrant la main, si jamais Blanche vient à trahir l'honneur avant mon retour ! Veille sur elle, puisqu'elle n'a plus de mère ! »
Et le geôlier avait répondu :
- « Maître, je vous le jure ! »
Mais les doux regards d'un jeune page eurent bientôt le prestige de charmer le coeur de la triste châtelaine délaissée par son unique appui pour les lointains voyages. Longtemps Blanche et Alfred n'osèrent échanger aucune parole. Leur mutuel amour resta pendant des mois un mystère pour chacun d'eux. Celle-là n'osait se défier d'un tout jeune adolescent, beau comme elle et qui avait grandi sous les yeux d'une noble mère ; celui-ci croyait rêver du bonheur des anges et ne pouvait croire qu'aimer ainsi d'un sentiment pur et sans mélange ne fût pas autorisé de Dieu. Chaque jour ils se revoyaient avec joie et leurs derniers regards se disaient : ... « A demain. » Le temps s'écoulait ainsi ; leur amour printanier restait frais comme au matin où il était éclos. |
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Mortain, la vallée de la Cance vers la Grande Cascade; Collection CPA LPM 1900 |
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L'âge d'Alfred enlevait d'ailleurs toute défiance, aussi fut-il autorisé à faire de longues promenades avec la jeune châtelaine, tantôt à pied, lui offrant son bras, tantôt montés côte à côte sur de lents coursiers. Fréquemment encore ils s'égarè-rent sur les bords de la rivière, dans les bois et sur les sommets des collines. Ils recherchaient surtout de préférence la cascade et ses abords solitaires.
Bien souvent ils y vinrent parler du passé et se dire leurs espérances dans l'ave-nir. Le retour du croisé était vivement désiré d'eux : ensemble quelquefois ils priaient pour qu'il fût prochain et que leur père ratifiât des serments renouvelés vingt fois dans une heure.
Un jour, comme de jeunes enfants qu'ils étaient, assis sur la mousse, la main dans la main, coeur contre coeur et les yeux dans les yeux, ils se dirent bien bas un mot qu'ils n'osèrent achever. Puis, les doux aveux succédèrent aux doux a-veux. Le présent était enchanteur pour ces jeunes âmes à peine écloses à l'exis-tence. Ils semblaient oublier les plus simples précautions de la prudence. Leurs soupirs, croyaient-ils, étaient étouffés par le murmure du torrent dont les flots blanchis expiraient à leurs pieds.
Soudain le vieil écuyer, que ses instincts jaloux avaient averti de la secrète flam-me du jeune page et de la candide châtelaine, apparut derrière eux, au milieu des branchages des bosquets. La voix des eaux avait empêché le bruit des pas du geôlier de parvenir jusqu'à leurs oreilles.
Son bras est levé. Il va frapper ses deux victimes de son épée, et leur sang va se confondre pour punir leur forfait, lorsque le génie de ces lieux, écartant le glaive meurtrier avec sa baguette, change à l'instant les deux amants en corbeaux.
Depuis cette époque, ils sont toujours ensemble. Le lierre les abrite. Rarement on les voit, mais on les entend souvent se livrer à leurs ébats joyeux. Un même nid, dit-on, les rassemble, et jamais des yeux indiscrets ne les ont obligés de le déplacer.
On prétend cependant que chaque nuit leur forme première leur est rendue et que, se promenant le long des rochers et dans les vallons, depuis longtemps ils ne redoutent plus les gardiens. Durant des siècles, leur bon génie n'a cessé de veiller sur eux un seul instant et il défend toujours leur bonheur éternel. Aussi, lorsque vous visiterez la cascade abandonnée et solitaire, si parfois vous entendez soupi-rer dans le lierre, ne fuyez pas, restez, car dans ce frais et gracieux sanctuaire, les échos qu'on entend sont des soupirs d'amour. |
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