LEGENDES DE L'ORNE
 

SAINT-GERMAIN-DE-CLAIREFEUILLE

   
  DAME BLANCHE DE LA DIEUGE
         
 


Eglise de Saint-Germain-de-Clairefeuille

 
     
 

D’après « Bulletin de la Société historique
et archéologique de l’Orne », paru en 1887

Dame Blanche de la Dieuge

 

Il n’est point en Normandie de plus charmant village que Saint-Germain-de-Clairefeuille. Son nom seul présente à l’imagination un gracieux tableau que la réalité laisse loin derrière elle. Petite Suisse en miniature, son territoire renferme, dans un faible rayon, toute une variété de sites pittoresques. Quand, au printemps ou en été, on arrive du bourg de Nonant et que, près de la vieille église, on prend le chemin qui conduit à la Boutonnière, près de l’ancien manoir de la maison de Fréville, on se trouve dans une véritable charmille que les rayons du soleil ont peine à percer. Il y a là de délicieux effets de lumière que vainement chercherait à reproduire un décor d’opéra ; les rayons du soleil pénétrant à travers le feuillage semblent autant de diamants couchés sur un écrin de velours vert.

Çà et là, comme enfouis dans la verdure, au milieu de gras pâturages, une ferme, un vieux manoir rappellent plus de souvenirs qu’un volumineux in-folio. Comme fond au tableau, les hauteurs des Orgeries et de Moutchauvel, au pied desquelles serpente sur un lit de blancs cailloux un ruisselet qui a nom la Dieuge. Le débris d’un antique dolmen, gisant au travers de son lit, vient rompre le cours de ses eaux. Leur clapotement semble une protestation vaine contre l’usurpation du géant.

 

De nos jours, les visites de la dame Blanche sont bien rares ; plus d’un pourtant prétend l’avoir aperçue, laissant traîner sa longue robe blanche sur les flots cristallins, quand l’astre des nuits semble y baigner ses rayons. Forme transparente et lumineuse, elle glisse lentement au-dessus des eaux et, si elle rencontre, dans sa mélancolique promenade, quelque habitant du pays, elle arrête sur lui avec complaisance ses grands et beaux yeux dans lesquels plus d’un a vu, dit-on, briller des larmes. De préférence, elle apparaît à l’endroit où s’élevait le manoir de Sourure ; là elle s’arrête, contemple cet espace vide et pour elle sans doute si plein de souvenirs, puis, peu à peu, elle semble se fondre dans le léger brouillard du matin.

 

Au commencement de mars 1563, on était bien inquiet à Saint-Germain-de-Clairefeuille. Les Huguenots venaient de s’emparer de la ville et du château d’Exmes et une de leurs bandes, disait-on, marchait sur la paroisse. Elle était déjà à une lieue de là, à Malnoyer, où elle avait mis à mort, sous le portail même de l’église, un pauvre religieux cordelier. En cette grave occurrence, le curé Messire Mathurin Hirot — nommé deux ans plus tôt à Saint-Germain-de-Clairefeuille — réunit le conseil des notables et envoya à la découverte le vieux Fabian Quinart, franc archer d’un courage dès longtemps éprouvé.

 

Grand était l’émoi dans tous les manoirs : à la Boutonnière, à Montchauvel, on se préparait à la résistance, on fourbissait avec ardeur les vieilles armures et les vieilles épées. On avait foi dans la bonne cause qui était la cause commune, car il n’y avait pas un Huguenot dans toute la population. Dans un manoir, le plus exposé de tous, à Sourure, on était sans crainte et on semblait ne pas songer aux graves périls du moment. Le vieux seigneur Richard de Sourure était sur le point de marier son fils Robert à la damoiselle de Clairefeuille et, tout entier aux préparatifs du grand jour, il n’avait pris d’autre précaution que de fermer ses portes, croyant n’avoir à redouter que quelques pillards.

Robert de Sourure, lui, se rendait à Clairefeuille auprès de sa belle cousine et fiancée, Tiphaine. Il ne songeait certes pas aux Huguenots et avait bien autre chose à penser vraiment qu’aux bruits sinistres répandus dans le pays. On finissait par s’accoutumer à ces paniques et puis, fort et intrépide comme il l’était, il ne redoutait qu’une chose : c’est que le moindre mal n’arrivât à sa Tiphaine. Elle était si bonne, si jolie et il l’aimait tant sa fiancée ! Le fait est qu’à dix lieues à la ronde, on n’eut pu trouver plus charmante damoiselle. Ses grands yeux mélancoliques et rêveurs illuminaient d’un rayon de haute intelligence ce front de dix-neuf ans que couronnaient les boucles soyeuses de ses cheveux bruns. Son visage s’éclaira d’un radieux sourire à la vue de Robert.

 

— J’ai eu bien peur pour vous, cousin, fout à l’heure. Comment vous exposer au péril d’une rencontre fatale pour venir jusqu’à nous et prendre à travers les herbages encore ?

— Tiphaine, il y avait de ci de là quelques fleurs nouvelles qui appellent le printemps ; j’en voulais faire une gerbe et vous l’apporter. Du reste, je n’avais point peur et je n’ai qu’un regret, c’est que les Huguenots vous mettent au cœur une si grande crainte. Le mien n’a de place que pour mon affection pour vous.

 

A peine ces mois venaient-ils d’être échangés que l’archer Quinart, dépêché par le curé, entra dans la salle du manoir et demanda à parler à Robert : les Huguenots approchaient, il était urgent de rentrer en toute hâte à Sourure.

 

— Tiphaine, dit Robert, celte fois la chose n’est que trop vraie. Les Huguenots marchent sur Sourure. Je dois aller rejoindre mon père et, sans doute, combattre avec lui. Cousine, quoi qu’il arrive, gardez-moi votre amour et, si je meurs, que mon père remplace auprès de vous celui que vous avez perdu.

— Robert, ne laissez pas une pauvre orpheline comme moi abandonnée dans ce manoir, seule avec une vieille tante. Emmenez-nous, de grâce, avec vous, je serai fière et heureuse d’être protégée par votre bras et de partager vos dangers.

 

Voilà comment, deux heures plus tard, à Sourure, Tiphaine et sa tante, escortées par Robert, arrivaient en hâte.

 

Ouvrons ici une parenthèse et remontons deux années en arrière : Robert de Sourure et Tiphaine de Clairefeuille accompagnée par son père, cheminaient sur la route de la Corbette. Ce chemin qui conduisait de l’église de Saint-Germain au fief de la Corbette et de là aux Orgeries, à la Briquetière et à Exmes est très ancien. On l’appelait au XIVe siècle le chemin à aller au Moutier. Le fief de la Corbette appartenait en 1563 à Gilles Cavey, écuyer, garde du Corps du Roi. Robert avait alors vingt-six ans ; il était homme d’armes d’une compagnie d’ordonnance et était sur le point de quitter le pays. Il était triste et, sans s’expliquer à lui-même la cause de cette mélancolie, de temps en temps il regardait sa cousine :

 

— Ah ça ! Robert, lui dit le vieux seigneur de Clairefeuille, tu as quelque chose sur le cœur que tu voudrais bien dire à moi et... à ta cousine, peut-être, avant ton départ . Voyons, voyons, fais-nous un peu ta confession, viens ça beau sire !

 

Robert regarda sa cousine en riant et en rougissant à la fois ; il avait compris ce qu’il ne demandait qu’à comprendre, mais surpris et charmé à la fois de cette subite question, il considérait son oncle sans répondre.

 

— Ecoute, lui dit Clairefeuille, voilà longtemps que tu aimes ta cousine, elle t’aime. Avant ton départ nous passerons chez le curé qui vous fiancera et, à ton retour, si le cœur vous en dit, vous vous marierez et voilà.

 

Robert partit et revint deux ans plus lard apportant à sa cousine, devenue orpheline, son inaltérable affection et le brevet de Cornette dans la compagnie de cinquante hommes d’armes du maréchal de Fervaques. Le fait est que leur amour datait de longtemps, il n’était point le résultat égoïste de calculs intéressés et n’avait point été pesé à la balance de la fortune. L’un et l’autre étaient riches surtout de leur attachement ; dans ce temps-là, c’en était assez et le bonheur n’avait pas de louis d’or pour contrepoids.

 

Huit jours après les événements que nous venons de rapporter, Messire Mathurin Hirot, curé de Saint-Germain-de-Clairefeuille, ouvrait son grand registre d’inhumation relié en parchemin et écrivait : « Le Lundy, vingt et septiesme jour de Mars, l’an 1563, noble homme Robert de Sourure, escuyer, sieur du lieu, aagé de 27 ans, malemenl mis à mort par les Huguenots et ardé vif est allé de « vie à trépas. Son corps a esté par nous, curé de ce lieu, ensépulturé dans cette église, présence d’honnestes hommes Pierre des Douits et Guillaume Collet ». Ces actes sont supposés, car les plus anciens registres paroissiaux de Saint-Germain ne remontent qu’au commencement du XVIIe siècle. Il en est de même du testament, calqué pourtant sur un testament de l’époque.

 

Nos lecteurs ont compris cet acte éloquent dans son laconisme. Les Huguenots s’étaient emparés du castel de Sourure, avaient pris Robert et l’avaient brûlé vif sous les yeux de sa fiancée. Tiphaine tint la parole qu’elle avait donnée à Robert de Sourure d’être une fille pour son père et, le 26 juillet 1565, le vieillard dictait dans les ternies suivants ses dernières volontés au tabellion de Nonant :

 

« Ce 26 juillet de l’année 1565, au village de Sourure. Paroisse de Saint-Germain-de-Clairefeuille, nous nous sommes transportés en la maison de noble Richard de Sourure, escuyer, sieur du lieu, pour recueillir sa volonté dernière, où estant, avons trouvé le dict fort débile, attendu son antiquité et impuissance de pouvoir se gouverner sans aide et assistance, mais, toutefois, sain d’esprit et de corps, lequel nous a dit estre sa volonté et estre agréable — attendu la reconnaissance qu’il a des services et assistance à lui rendus par sa bien amée fille damoiselle Tiphaine de Clairefeuille, fille de défunt Richard, en son vivant escuyer, sieur du lieu et fiancée de son fils — de lui laisser tous ses biens. — A charge de faire célébrer à l’intantion de son dict fils et de lui 10 messes chacung an, à la feste de la Toussaint et faire prier Dieu suivant sa possibilité et puissance. »

 

Le vieillard mourut cette année même et, peu de temps après, le successeur de messire Hirot ouvrait de nouveau son registre et écrivait :

 

« Le huistiesme jour de juin, l’an 1570, fut inhumée dans l’église de ce lieu, damoiselle Tiphaine de Clairefeuille, tuée de grande douleur ; elle fut la fiancée de Robert de Sourure dont Dieu ait l’âme ».

Telle est l’histoire de la dame Blanche de la Dieuge. Poétisée par ses malheurs et par son amour, son souvenir est resté vivace chez les habitants de Saint-Germain-de-Clairefeuille. Son ombre, croient ils encore, aime à venir errer sur les flots de cette Dieuge qui coule non loin de Sourure et de Clairefeuille ; pour eux l’apparition de cette image si pure doit être un présage de bonheur.

Précisons que la dame Blanche de la Dieuge n’est pas, comme on le pourrait croire, une œuvre de pure imagination. Cette nouvelle repose sur une tradition et sur une légende. Une tradition très ancienne à Saint-Germain-de-Clairefeuille, mais malheureusement vague comme tout ce que les générations se transmettent de bouche en bouche rapporte qu’un sieur de Sourure, catholique fervent, après une résistance désespérée, fut pris par les Huguenots et brûlé vif dans son four. De semblables atrocités étaient trop communes dans la seconde moitié du XVIe siècle pour qu’on puisse considérer ce fait comme invraisemblable. Les protestants, nous l’indiquons, avaient, dans une paroisse voisine, à Malnoyer (ancienne paroisse depuis réunie à Courmesnil), pendu un religieux qu’une de leurs bandes avait rencontré.

 

Malnoyer appartint au moins pendant cinq cents ans aux seigneurs de la Boutonnière. D’une note insérée par le curé de Malnoyer dans un registre de baptêmes, mariages et inhumations, il résulte que le 27 mars 1563, les Huguenots partirent d’Exmes dont ils s’étaient évidemment emparés. Ils marchèrent sur Courmesnil et Malnoyer et rencontrèrent dans cette dernière localité un religieux cordelier qu’ils pendirent « au porche de la tour de l’église. » Il est fort probable qu’excités par cet exploit, ils attaquèrent le manoir de Sourure, situé à une très faible distance de Malnoyer et que cette même journée vit le martyre de son malheureux seigneur.

 

Sourure est quant à elle une terre située au Nord de Saint-Germain, en contrebas de la rivière d’Ure, d’où l’on a fait Sous-Ure, puis Sourure pour l’euphonie. Cette terre était au XVIIe siècle une vavassorerie relevant en foi et hommage du fief très important de la Boutonnière ; peut-être avait-elle eu, les gens du pays le disent, à une époque antérieure une importance féodale plus considérable. Le manoir du sieur de Sourure dont on voit l’emplacement très facile à reconnaître à des ondulations de terrain, à des restes de fossés, était situé dans l’herbage de la Liette.

 

A quelle famille appartenait le sieur de Sourure dont la fin fut si tragique ? Une famille fort ancienne dans le pays habita et posséda Sourure : la famille du Hamel. On la rencontre à Saint-Germain dès le commencement du XVe siècle, représentée par un Guillot (Guyon) du Hamel. Ses membres prenaient au XVIIe siècle la qualification de sieurs de Sourure que portèrent Bonaventure et Henry du Hamel. Nous trouvons pour la dernière fois en 1701, la trace de Louis du Hamel, sieur de Sourure et de damoiselle Marie du Hamel, sa sœur, qui épousa un membre de l’antique famille de Guerpel. Les de Guerpel étaient originaires de Saint-Germain et remontaient à Guillaume Guerpel, sénéchal du fief de la Boutonnière en 1418. Ils acquirent vers 1450 le fief de Montchauvel que Guillaume de Guerpel vendit le 6 septembre 1617.

 

La famille du Hamel avait pour chef au XVIIe siècle Jacques du Hamel, écuyer, sieur de Corbonnais qui épousa Marguerite du Mesnil, fille de Léon, seigneur du lieu et d’Argentelles en partie. La terre de Clairefeuille dont nous avons donné le nom à la fiancée de Robert de Sourure appartenait en 1587, à noble homme Robert. Leleu, sieur de Clairefeuille, archer du bailli d’Alençon.

 

Quant à la légende, les vieillards de Saint-Germain racontent que, par les beaux soirs d’été, une dame blanche d’une beauté merveilleuse apparaît sur les bords de la Dieuge. Cette fable gracieuse est bien placée dans un village situé à peu de distance d’Avenelles qui a donné, dit-on, son nom à la famille anglo-normande dans laquelle Walter Scott a pris le héros de « la dame Blanche ».