LA REVUE ILLUSTREE DU CALVADOS    1911-1914 
   

Petits Rêves. Grandes Folies...  - Octobre 1912
         
 

Mignonnes de seize ans, j’ai aujourd’hui quelque chose à vous dire.

 

Je ne vous connais pas ; je ne sais ni qui vous êtes, ni quelle est votre situation sociale et pécuniaire ; mais je vous vois tout de même instinctivement, et surtout je lis dans votre coeur comme si je l’avais ouvert dans la main.

 

On rêve, hein ? Car que faire à seize ans, à moins que l’on ne rêve ? On rêve au mari prochain. On parle entre amies de ce chevalier doté d’avance de toutes les vertus. De mon temps, nous faisions beaucoup d’idéal, sur ce chapitre-là. Aujourd’hui, l’américanisation cause que l’on fait surtout beaucoup de spéculation. Le jeune monde dans le train – de l’ouvrière-modiste à l’héritière du charcutier enrichi – parle ainsi, plus ou moins :

 

- Moi, je veux un type chic et qui ait de l’argent !

 

Vous comprenez bien que le type chic est pour la fille du charcutier et le type qui a de l’argent pour l’ouvrière-modiste.

 

Fabiono Les CPA LPM n°45

 
 

 
 

Ce pensant, le hasard aide toujours à la bêtise. D’un moment à l’autre, le jeune homme rêvé apparaît à l’horizon. Ce qu’il est bien, ma chère, tu n’as pas idée ! Il a dansé trois fois à un bal de noces avec notre ouvrière ; il s’est rencontré à quelque table d’amis communs avec notre petite charcutière. Situation, particule peut-être ; c’est du délire. On devient pensive, émue, prête à pleurer pour un rien : Lui ou la mort, la question ne se débat même point

 

Il arrive que l’entichement fond comme il est venu. Mais il arrive aussi qu’il s’enfonce comme un coin dans le jeune coeur de seize ans ; –  Qu’as-tu ? interrogent papa et maman. – Rien... Une demoiselle de seize ans qui cultive en secret une fleur aussi mystérieuse n’a toujours rien. On pleure solitairement. On ne peut pourtant pas lui écrire : « Je vous aime, demandez ma main à papa ! » Il faut patienter, attendre...

 

Les années défilent. Des prétendants risquent des démarches repoussées avec véhémence : – Comment ! s’étonnent les parents, tu refuses le fils Machin ? Mais c’est un parti superbe, inespéré !

 

Réfléchis, au moins !

 

Puitt ! C’est tout réfléchi. Obstinément, la petite tête obéit au petit coeur, qui suggère le fol espoir d’une union à laquelle le jeune homme si bien est à cent lieues de penser. On a vingt ans, vingt-cinq ans ; on a passé dix fois à côté du bonheur offert ; on a sapé son avenir dans ses bases ; le volage, qui n’a rien compris ou rien voulu comprendre, à bâti son nid depuis belle lurette. Et l’esseulée demeure, rancuneuse contre l’humanité, inconcevablement déçue, vouée à traîner à travers sa vie de bréhaigne les lourdes amertumes qu’elle-même a rivées à son pied.

Mignonnes de seize ans, pensez sérieusement que l’avenir n’est jamais tel qu’on le désire, mais tel que la destinée le bâtit. Le coeur est une patraque qui a comme régulateur la raison. Si vous décrochez la raison, ou plutôt le raisonnement, gare la chamade ! Les chances de bonheur s’y usent comme à la meule. Redoutez donc les rêves faciles et s’ils se présentent, faites effort pour ne point vous y attacher.