LEGENDES NORMANDES

RECUEILLIES SUR MORTAIN
   
  VIII L'aiguille de la vallée de la Cance
         
 

Hippolyte Sauvage 1890

 

Dans notre légende des Corbeaux de la Cascade, nous avons essayé de décrire le cours torrentueux de la Cance et ses chutes au travers des rochers de la vallée de Mortain. Nous avons tenté de peindre aussi le mystérieux vallon dans lequel les eaux se précipitent avec un effroyable fracas dans un étroit bassin, entouré de grands arbres, d'une masse gigantesque de rochers abrupts et d'une ombre pres-qu'impénétrable. On y accède par une gracieuse pelouse de verdure circonscrite dans un demi-cercle de rochers que l'on peut facilement comparer aux gradins d'une arène antique. A la place de cette prairie existait autrefois un étang dispa-ru depuis deux mille ans et plus. Il fut jadis témoin d'un drame sanglant et rempli d'émotion : nous tenons à le rappeler.

 

Au temps des récits préhistoriques, la vasque dans laquelle s'amassaient les eaux du torrent, servait d'asile aux fées et aux nymphes de la contrée. Ses rives les voyaient constamment. Elles se tenaient toujours sur les bords de l'étang que nous venons de rappeler et elles se retiraient dans les grottes et dans les anfrac-tuosités naturelles des rochers. Là régnait un printemps presqu'éternel ; lesintempéries des saisons y étaient inconnues :

 

Mortain, la vallée de la Cance;Petite cascade

Collection CPA LPM 1900

 
     
 

C'était une véritable vallée de Tempé, comme celle dont les poètes nous ont transmis les traditions. Les fées, assises en cercle, devisaient ensemble, tressant le fil de lin à l'aide de leurs fuseaux. Elles se livraient aussi à leurs danses aimées et à leurs folâtres ébats au milieu des bosquets voisins.

 

Dans le pays, cependant, on parlait avec grand mystère de cet asile inconnu et redouté. On vantait la beauté extraordinaire de ses gracieuses habitantes, mais la crainte en éloignait toujours les indiscrets. Tout mortel qui aurait osé surprendre et regarder ces nymphes ou l'une d'elles seulement, aurait été, disait-on, impitoyablement frappé de mort.

 

Un jour pourtant, un jeune et beau guerrier, Léonix, dont la tradition a conservé le nom déjà célèbre par plusieurs batailles, illusionné par des succès sans nombre, voulut parvenir jusqu'à elles et tenter de surprendre les secrets de leur mystérieuse présence. Un vague sentiment de curiosité l'agitait et il ne pouvait résister au désir de voir et de connaître ces êtres dont la beauté surpassait tout ce qu'il avait pu rencontrer jusque-là. Il parvint donc un soir jusqu'aux touffes épaisses d'arbustes qui entouraient la chaussée. Puis, écartant avec précaution les branches, il aperçut les nymphes qui venaient de sortir de l'onde cristalline et qui s'étaient instinctivement groupées autour de l'une d'elles. Le bruissement du feuillage entr'ouvert par lui les avait effrayées.

 

Mais aussitôt la nymphe de la Cance, qui lui apparut ravissante et la tête comme auréolée par les derniers rayons d'un soleil couchant et empourpré, se détacha de ses compagnes et se précipita en quelques bonds vers Léonix, les yeux hagards, farouches et illuminés par la colère. Elle le poursuivit à peine quelques pas, lorsque d'un mouvement rapide, instantané, elle le transperça violemment du fuseau qu'elle tenait à la main.

 

Léonix, frappé à mort, s'affaissa aussitôt : il avait cessé de vivre.

 

Le sol s'entrouvrit pour engloutir son cadavre et le fuseau de la nymphe, resté fiché dans la poitrine du téméraire, devint la pierre tumulaire que l'on voit encore aujourd'hui, non loin du pont de la vallée, sur le bord du précipice torrentueux. C'est ce superbe et gigantesque obélisque, connu sous le nom d'Aiguille ou Fuseau, dont le sommet s'élève jusqu'à la hauteur du plateau voisin. Isolé de la masse des rochers qui l'avoisinent, il forme le monolyte le plus remarquable de toute la région.


Sa renommée s'est étendue bien au loin, jusqu'au-delà des mers, et bien souvent les voyageurs venus d'Angleterre ont voulu le visiter. On raconte même que l'un d'eux offrait, il y a cinquante ans environ, des pièces d'or à ceux des enfants qui l'accompagnaient, pour tenter de sauter sur la plate-forme de l'Aiguille, qui est à peine distante de quelques mètres d'un autre rocher accessible parfaitement.

 

On dit aussi que les compagnes du génie de la Cance lui apportèrent leur concours immédiat en démolissant avec leurs fuseaux la chaussée de leur étang, puis elles disparurent pour toujours de la vallée, qu'elles avaient habitée jusque-là. Depuis, on ne les revit plus ; mais, dit-on, les éclats des eaux qui se font entendre en se heurtant contre les pieds des rochers, sont parfois les échos de leurs sanglots.

 

On assure enfin que chaque fois qu'un violent orage survient dans la vallée de la Cance, en grossissant les deux torrents qui s'unissent à cet endroit, dans un tumultueux vacarme, l'Aiguille tourne trois fois sur elle-même, aux grondements sinistres de la foudre, qui dans cette vallée profonde et abandonnée, produit des effets extraordinaires et merveilleux

 
     
 

La Cance sous le pont de Boucé 61 collection CPA LPM 1900