LES ILES ANGLO-NORMANDE

   
  SERK
         
 

Promenades et rencontres

Charles Frémine 1905

Serk


Sous le bel arc-en-ciel qui jette sa courbe sur la mer, le Raz Blanchart roule comme un torrent d'émeraude et de neige. Une nuée énorme, tout debout, accourt de l'horizon, fouette les hautes lames d'une averse oblique et coupe par le milieu le pont fantastique, dont les deux tronçons circulent et, s'évaporent dans l'air. April-Fisch (Poisson d'Avril) se penche à tribord, s'évanouit dans la noirceur du grain, mais continue de pousser droit sa pointe sur Serk, qui nous apparaît bientôt dans le sud-ouest, comme un immense palais de granit rouge bâti.par des géants. C'est « 1'lle romantique », si curieusement décrite par Auguste Vacquerie dans Profils et grimaces c'est aussi la « perle de la Manche ».

 

Cette terre de l'Archipel, où l'on ne pénètre que par un étroit corridor, ouverl dans la falaise, s'étend sur une longueur d'environ cinq kilomètres, et peut mesurer une demi-lieue, dans sa plus grande largeur, c'est-à-dire entre le goulet de Brequehou et l'unique port de l'île, appelé le Creux.

 

La nature a divisé Serk en deux parties bien distinctes, Serk et le Petit-Serk,  soudées entre elles par un isthme minuscule qu'on nomme la Coupée. On ne saurait rien imaginer de plus étrange, de plus âpre et de plus grandiose que le paysage dont cette bande de terre est environnée.

 

A droite et à gauche du chemin étroit qu'on y a hardiment tracé et qui l'occupe tout entière, la mer écumé et miroite au fond d'un abîme de trois à quatre cents pieds.

 

De chaque côté, les échos de la falaise résonnent des cris aigus de milliers d'oiseaux marins qui nichent dans ses parois et dont on voit les vols blancs tournoyer au-dessus du goufïre.

 

Le Petil-Serk, qui s'étend au sud de l'Ile, en est la partie la plus sauvage, bien qu'on y rencontre plusieurs fermes isolées et un délicieux hameau normand tout enveloppé d'arbres fruitiers et de grands sureaux. Il y a même, à son extrémité, une mine d'argent dont l'exploitation, trop coûteuse, a dû être abandonnée

   
       
     
         
 

Avec ses cinq cent quatre-vingts habitants, ses quarante tenures, son curé et son seigneur aux droits antiques, tombés, il, est vrai, en désuétude, mais non radiés, Serk offre l'image exacte d'une paroisse féodale conservée au milieu des temps modernes. Le seigneur y a son manoir, et son donjon plane au loin sur la- campagne. Rien de charmant comme cette résidence ancienne, où le climat des îles prodigue ses merveilles. Abritée par un bois sans grande hauteur, mais tassé et profond, elle étend sur un vaste espace ses dépendances, ses cours, ses jardins où fleurissent les orangers, les citronniers, les myrtes, les aloès, les fuchsias;les hortensias. Au bout d'une longue avenue de frênes, la porte charretière, surmontée du blason du sire; et la porte piétonne, plus étroite, ouvrent leur double cintre inégal dans une muraille crénelée et moussue, d'aspect renfrogné, mais qui donne accès dans un éden. Une inscription funéraire, gravée dans l'église, non loin du manoir, rappelle toutefois que cet éden verdoie au milieu des orages. On y lit, sur une lame de marbre noir scellée dans le mur « A la mémoire de Pierre Le Pelley, écuyer, seigneur de Serk, noyé à la pointe du Nez, dans une tempête, le lot mars 1839, âgé de 40 ans. Son corps n'a pas été retrouvé, « mais la mer rendra ses morts »

(Apocal. xx. 23). »

 

Tandis que les ajoncs et les bruyères foisonnent aux abords des falaises, des champs féconds .et admirablement cultivés, séparés par des clôtures à la mode scandinave, couvrent les plateaux. Dans le creux des vallons, dont l'un des plus charmants est celui de Dixcart, s'abritent des plants de pommiers, ` des bouquets de frênes et d'ormeaux, des prés verts. Des ruisseaux limpides y serpentent; des rouges-gorges, des merles, des roitelets s'y font entendre. Les habitations anciennes sont sévères, les maisons modernes riantes. Une toiture en ardoises, épaisse et large, un seul étage avec des fenêtres à guillotine peintes en blanc, des clématites et des jasmins grimpant aux murs, une haie d'épines autour du jardin et, à droite ou à gauche du jardin, un verger de pommiers telle est, à l'ordinaire, la demeure d'une famille de Serk. Partout s'accuse l'aisance. Les indigènes sont d'un naturel à la fois gai et grave, comme leur île. Descendants des, protestants français qui y furent amenés par Hélie deCarterct, ils parlent communément la langue des aïeux. Ce sont les meilleurs marins de l'Archipel, et aussi de rudes laboureurs. Avec sa population hospitalière, moralement saine et brave, avec sa nature féconde, fleurie et-titanesque, Serk a été bien nommée la «'perle de la Manche ». C'est un jardin, et c'est l'antre des tempêtes. Dans les beaux jours, rien de plus charmant aux mauvaises saisons, rien de plus terrible. Quiconque a visité cette île étrange ne l'oublie plus jamais.

 

Une anecdote.

 

Au temps des guerres d'aventures et des hardis coups de main dont l'Archipel eut maintes fois la surprise, sous Henri II, pour préciser, la France étaitpleine de reîtres, de routiers, débris des armées d'Italie, que l'on ne savait comment occuper. Un chef de partisans, du Bruel, en rassembla quelques centaines, demanda qu'on lui confiât des galères qui stationnaient à Saint-Malo, et partit pour les îles avec son lieutenant, nommé Buron. I1 connaissait sans nul doute ces parages, car, négligeant Jersey et Guernesey, il se porta directement sur Serk, au cœur de l'Archipel, et s'y installa. L'île n'avait alors que quelques habitants. Bruel fortifia les abords du Creux, ainsi que le manoir et le Petit-Serk, facile à défendre, relié qu'il est, comme nous l'avons dit, à la partie nord de l'île, par une bande déterre singulièrement étroite

et escarpée.

 

Nos aventuriers avaient trouvé là une, place inexpugnable, d'où ils se "mirent à' exploiter les alentours.

 

Inquiets de ce voisinage, les Guernesiais tentèrent de reprendre Serk. Ils échouèrent et durent battre en retraite. Du Bruel fit alors une descente à Jersey. L'île avait alors pour lieutenant-gouverneur un homme avide et pillard, du nom de Cornish, courant sus aux navires français qui se hasardaientdans ces parages. 'Du Bruel, qui avait mis pied à terre dans la jolie baie de Bouley et commençait à mettre la main sur les riches paroisses de la Trinité et de Saint-Martin, fut dérangé dans sa besogne par les milices jersaisesquiratteignirentau Jardin d'Olivier et le de reprendre la mer en toute hâte. Chemin faisant, entre Jersey et Serk, il rencontra un bateau de course, appartenant à Cornish, et s'en empara.

 

En somme, du Bruel trouva les Iles mieux défendues qu'il ne l'avait cru. Ses galères fatiguées demandaient des réparations la maladie et la désertion avaient décimé ses forces, et il avait, sans nul doute, compté sur un appui et des renforts qui ne lui furent pas envoyés. Il quitta Serk avec le dessein d'y revenir mieux armé, laissant toutefois derrière lui cent hommes et son lieutenant Buron. Il ne

 

revint pas, mais cette poignée de Français occupa Serk pendant quatre ans. Avec deux galères que du Bruel leur avait laissées, ils couraient la mer; ils prirentet pillèrent Aurigny, battirent une seconde fois les Guernesiais qui tentèrent de les forcer dans leur repaire; il fallut une surprise pour en débarrasseè l'Archipel.

 

Un jour, les hommes de garde au Creux de Serk, virent venir à eux une barque montée par des étrangers

 

« Nous sommes Flamands et catholiques,

dirent-ils. Notre capitaine est mort et nous désirons

t'enterrer à Serk, qui est restée fidèle à la religion

ancienne. »

 

Après les pourparlers d'usage, il fut convenu que leur navire, resté à Saint-Pierre-Port, pourrait mouiller dans le havre et l'équipage débarquer et accompagner à l'église, mais sans armes, le cercueil du capitaine. Au surplus, nos Flamands devaient reconnaître ce service par plusieurs tonneaux de vin.

 

A l'heure convenue, les étrangers arrivèrent. Ils étaient nombreux. Ayant mis pied à terre, ils pénétrèrent dans l'île par l'étroit corridor pratiqué de main d'homme dans la muraille de la falaise, puis, rangés autour du cercueil que suivaient également les Français, le convoi se dirigea vers l'église. Brusquement, sur un signal, les Flamands se jettent sur le cercueil, qui n était autre qu'une caisse remplie d'armes, se ruent sur leurs tetes sans défense, les enveloppent, les poursuivent, les égorgent. Ceux qui ne moururent pas furent faits prisonniers et amenés à Guernesey où on les pendit comme pirates et forbans.

 

Après cet exploit, qui ne leur fait pas grand honneur, Gùernesais et Jersais respirèrent.

 
     
   
       
   
 

 Isthme minuscule qu'on nomme la Coupée