LEGENDES EN MANCHE
  SAINT-HILAIRE DU HARCOUET
   
  LE BAC DES CINQ PORTIERS  -1/2
         
 

SAINT HILAIRE DU HARCOUET

Le Bac des cinq portiers

Hippolyte Sauvage 1858

Légendes normandes recueillies

dans l’arrondissement de Mortain

 
 
 
         
 

Fièrement assise entre les deux rives de deux importantes rivières, presque deux fleuves, la Sélune et l'Airon, la masse sombre et gigantesque du vieux château de Saint-Hilaire, dont les tours se découpaient sur l'azur du ciel, avait su, pour sa défense militaire, réunir à la situation naturelle des lieux, l'art stratégique le plus parfait de l'époque. La forteresse, plantée sur un mamelon très escarpé, avait, en effet, centuplé sa valeur par la création d'une motte féodale fort élevée, d'où elle pouvait défier les vains efforts de ses nombreux ennemis. Enfin, ses noires murailles surplombaient un ravin profond, presque à pic, au pied duquel serpentait le long ruban bleu de l'Airon, entre deux rideaux de peupliers aux longues silhouettes et aux élégants panaches argentés.

 

Immédiatement, et sous les aisselles de ses machicoulis, se trouvait l'église paroissiale, en même temps chapelle du château. Puis, de l'autre côté du fleuve, dans un vaste îlot formé par les nombreux embranchements de l'Airon, le moulin seigneurial, émergeant des verdoyantes prairies, avec son toit de chaume, couvert de végétations parasites et ses roues aux palettes verdies, où pendaient des herbes aquatiques.

 

Quant au fleuve lui-même, il était étroitement comprimé entre ses deux rives dominées à droite par les précipices que formait le côteau abrupt que nous venons de décrire, et à gauche, par les bords ravinés d'un terrain rocailleux

 

Les eaux s'écoulaient lentement sur un lit profond, qui était un abîme ; quelques plantes qui croissaient sur ses bords enchanteurs le rendaient plus redoutable encore. On prétendait même que, non-seulement au temps des guerres, mais encore pendant les périodes de paix, de nombreux sinistres étaient arrivés là. Beaucoup s'y étaient noyés et l'on assurait que rarement on avait retrouvé les corps de ceux qui étaient tombés dans le gouffre béant.

 

Tout, en un mot, avait contribué à rendre très forte la situation du château de St-Hilaire, qui baignait ainsi ses pieds dans les ondes vengeresses de quiconque lui portait un défi.

 

Bien plus, ses possesseurs avaient voulu, pour rendre plus efficace encore cette défense naturelle et infranchissable, créer à une assez grande distance, un déversoir muni de cinq portiers, qui rendait régulier et uniforme l'écoulement des eaux et qui leur assurait un niveau constant, aussi bien qu'un fonctionnement parfait.

 

Ces travaux, remarquons-le bien, subsistent toujours, et dix siècles n'en ont pas altéré un seul instant l'inébranlable solidité

 

Arscouët, sire de Saint-Hilaire - dans sa famille, tous s'appelaient de ce nom, diminutif d'Asculphe, et la ville de Saint-Hilaire-du-Harcouët en a conservé l'adjectif - Arscouët, disons-nous, se faisait vieux déjà. Autour de lui la mort avait fauché tous les siens. Il ne lui restait qu'un neveu, Pierre, sur lequel il avait reporté toutes ses affections et son dernier espoir dans l'avenir. Toutes ses ardeurs belliqueuses d'autrefois s'étaient apaisées ; mais il était toujours très prudent. C'était donc avec une intention réfléchie qu'il avait confié la direction de son moulin à l'un de ses anciens hommes d'armes, dont le dévouement à toute épreuve lui était acquis dès longtemps. Le meunier devait en outre passer en bac tous ceux qui sortaient du château, aussi bien que ceux qui s'y rendaient et qui ne voulaient pas aller chercher les ponts jusqu'à une lieue de distance. François, du reste, était seul juge de refuser ceux dont la mine lui semblait suspecte. Quant au grand bateau plat qui lui servait à cet usage, amarré qu'il était à la rive, il n'était accessible qu'à son conducteur, isolé à la pointe de son îlot.

 

Le passeur avait, au surplus, pris l'habitude d'en confier tout le soin à sa petite fille, Jehanne, orpheline dès son plus jeune âge et qu'il avait élevée près de lui. C'était une ravissante enfant de seize ans, aux longs cheveux noirs et aux lèvres aussi vermeilles que les fruits coraliens des églantiers. Rêveuse, elle faisait parfois de longues courses dans son bac, en remontant la rivière, pensant seulement à son grand-père, au vieux sire de Saint-Hilaire et à Dieu, le regard perdu, ses doigts trempant dans l'onde claire où ils traçaient un long sillon d'argent ; nature calme, inconsciente encore de sa force, mais ardente.

 

Le vieux seigneur avait désiré que son neveu, parti pour les guerres lointaines, revînt auprès de lui. Il accourut aussitôt et le vieillard fut sensible à son empres-sement. Mais comment employer son temps quand on est jeune et que le bruit des camps et l'ardeur des combats s'est emparé déjà d'une tête passionnée pour la gloire ? Pierre multiplia donc ses sorties pour courir à la pêche et à la chasse, et poursuivre tout ce qu'il trouvait dans les eaux et sur les rives de la Sélune et de l'Airon.

 

Bien souvent il héla le bac de Jehanne et la belle enfant attira ses regards.

 

Elle était jolie : il le lui dit. Bientôt il ajouta qu'il l'aimerait, qu'il l'élèverait au rang de châtelaine, et, confiante dans ces douces paroles, nouvelles pour elle, elle y ajouta foi.

 

Pierre demanda souvent à la batelière de lui faire remonter le fleuve dans son bac et d'en parcourir avec lui les rives. Ces promenades, en tête à tête, se multiplièrent peu à peu ; puis on les prolongea souvent. Les deux jeunes gens suivaient le fil de l'eau, entre les prairies verdoyantes et les taillis profonds : les massifs des saules qui noyaient leurs racines inclinées dans les eaux, formaient berceau sur leurs têtes pour les dérober aux regards indiscrets. On comprend dès lors les extases des deux enfants et il n'est pas besoin de dire que Jehanne était dans le ravissement ! Pierre semblait adorer sa jolie conductrice. Pour Jehanne, elle lui faisait répéter cent fois qu'il aurait une fidélité éternelle. La pauvre enfant avait dans les yeux un éclat étrange et lui répondait qu'elle le tuerait, s'il l'oubliait jamais.

 

Un jour, Arscouët de St-Hilaire eut avec son neveu une conversation sérieuse. Il lui déclara que s'il ne voulait pas être déshérité, il devait se marier.

 

Le vieillard connaissait dans le voisinage, au château de La Chaise, dont on voyait les tours à l'horizon, une riche héritière qui lui conviendrait à merveille.

 

Pierre refusa d'abord. Mais devant l'expressive volonté de son oncle, il parut céder et il se dit qu'il pouvait toujours voir la jeune châtelaine qu'on lui destinait. La jeune fille était gracieuse : du premier coup d'oeil, elle lui plut. Sans doute il aimait toujours Jehanne et il était habitué à elle, mais ce n'était pas un avenir. Il ne pouvait pas prendre cette enfant pour femme. Il lui ferait bien entendre raison, lui chercherait quelque brave garçon qui l'épouserait et deviendrait meunier de compagnie avec le père François.

 

Après la mort de son oncle, Jehanne serait sa fermière : elle resterait près de lui, dirigeant toujours le bac, comme dans sa jeunesse, et il pourrait être son protecteur avoué.

 
 

 

 
 

Saint Hilaire du Harcouet, le vieux château; Collection CPA LPM 1900

 
 
 
   
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Saint Hilaire du Harcouet, L'église et l'ancienne tour; Collection CPA LPM 1900


         
 

Comme cela, on saurait tout concilier. Et Pierre se trouva un profond diplomate.

 

Mais les bruits du mariage parvinrent bientôt aux oreilles de Jehanne, qui com-mença par n'y pas croire, tant elle était sûre de la fidélité de son beau fiancé.

 

Seulement, elle remarqua que les courses en bac devenaient chaque jour moins fréquentes. Pierre se bornait à traverser la rivière, puis il disparaissait aussitôt. Enfin, il prit à dessein des chemins détournés pour se rendre à La Chaise, che-mins beaucoup plus longs sans doute, mais sur le parcours desquels il ne crai-gnait pas de rencontrer Jehanne.

 
     
 

Pour elle, délaissée ainsi, il lui sembla dans son imagination ardente, voir Pierre envelopper de son chaud regard et de sa voix caressante la jeune femme qui lui était choisie. Elle crut entendre répéter à une autre ces mêmes paroles qui avaient murmuré souvent à ses propres oreilles. Une jalousie terrible la mordit au coeur.

 

Elle sut se contraindre pourtant. Et lorsqu'un jour Pierre descendit la colline pour venir au bac et traverser l'eau, elle se borna à lui demander une simple explication.

 

Pierre ne put nier plus longtemps. Il lui jura qu'il l'aimerait toujours et qu'il ne cédait qu'à la volonté despotiquement exprimée par son oncle.

 

Et comme Jehanne ne répondait pas.

 

- Loin de chercher à t'éloigner, continua le jeune homme, je compte te garder toujours auprès de moi ! 

- Si tu veux être comme autrefois ma batelière, tu sais que chaque jour je vais à la pêche ou à la chasse, et nous parcourerons ensemble les marais et les bois : nous ne nous quitterons plus. 

- Si tu préfères quitter ton bac, je te ferai entrer au service du château : nous serons sous le même toit ! - dis, le veux-tu, Jehanne ?

 

La jolie batelière hocha la tête.

 

- Vous êtes insensé, monsieur Pierre, lui dit-elle !.... vous voir aimé par une autre que moi qui vous aimais de toute mon âme !.... ah ! vous n'y songez pas, de me proposer cela, à moi, qui n'admets pas de partage !.... vous perdez la raison, vous dis-je !!

 

- Mais ce mariage n'est pas encore fait, ajouta-t-elle d'un air farouche !

 

Et ils se quittèrent à cet instant.

 

Cependant l'hiver était venu. Décembre avait ramené son cortège des premiers frimas : les collines et les champs, dépouillés de leur végétation, s'étaient couverts de givre.

 

La veille de Noël, Jehanne était triste et préoccupée. Pierre devait, lui avait-il dit, aller retrouver sa fiancée à la messe de minuit, puis faire le réveillon au château, chez les parents de la jeune fille.

 

Toute la journée, la batelière s'était occupée de son bac. L'eau commençait à filtrer à travers quelques planches disjointes, et le sire de Saint-Hilaire avait promis de le remplacer seulement au printemps suivant : il fallait donc aviser à le faire durer jusque là. Aussi Jehanne cognait sur les planches, rajustait, déclouait, enlevait les chevilles, les rivait, puis en replaçait quelques autres.

 

Intrigué, le père François lui dit à diverses reprises :

 

- Fille, que fais-tu donc là ?

- Le bac n'est guère solide, lui répondait-elle. Aux premières glaces, il nous faudrait le jeter sur la rive, si je ne le réparais pas : je le raccommode donc un peu.

 

Vers onze heures du soir, immobile au pied du côteau, Jehanne attendait le jeune gentilhomme pour lui faire passer la rivière.

 

Il arriva enfin. La jeune fille détacha le bateau, et, prenant la corde tendue d'un bord à l'autre, elle le poussa lentement dans le fil de l'eau.

 

- Vous avez le temps, dit-elle à Pierre..... Causons un peu avant que vous alliez rejoindre votre promise.... C'est sans doute la dernière fois que nous nous voyons, puisque ce mariage est avancé à ce point.

 

Pierre essaya de plaisanter 

 

- Vilain temps, lui dit-il, pour parler d'amours, et mauvais endroit surtout ! Tiens, regarde comme la rivière semble noire et profonde ! D'ailleurs le ciel présage la neige et les cloches commencent déjà leurs joyeux appels !

- Que m'importent le temps et l'endroit, monsieur Pierre ! Tout cela n'est rien quand on aime, car je vous aime, moi !! et vous ne m'aimez plus !... Vous allez m'oublier près d'une autre, et vous ne reviendrez que demain, bien tard, de La Chaise !

 

Elle l'avait en même temps enlacé de ses bras noués autour de son cou

 

Pierre tomba à la renverse sur les planches du bac. Mais Jehanne le tenait toujours dans une étreinte de fer.

 

- Jehanne ! Jehanne ! As-tu fini de rire, s'exclama le jeune seigneur ? Quelle horrible plaisanterie !... Fais donc attention, les planches se détachent et le bateau enfonce !... Grâce Jehanne !... Grâce !

 

Mais elle lui avait mis un genou sur la poitrine et elle éclatait d'un rire de folle.

 

- N'essayez pas de m'échapper, beau Pierre !... Allez !... Elle ne vous aura jamais, la belle demoiselle de La Chaise !... Vous êtes à moi, Pierre !... A moi, dans la vie et dans la mort... à moi pour toujours !

 

........................

 

La messe de minuit sonnait alors au clocher de la chapelle du château et les sons argentins étaient répétés par tous les échos : c'était un glas funèbre.

 

La rivière s'ouvrit, en effet, avec un sourd bouillonnement et se referma aussitôt sur sa double proie. Puis rien !!!

 

Rien ! Car on ne retrouva les deux cadavres que le lendemain, après bien des heures de recherches.

 

Peu de mois après, un beau monastère avait remplacé le moulin des Cinq-Portiers. Arscouët de Saint-Hilaire avait voulu que des moines de Fleury-sur-Loire vinssent chaque jour prier pour Pierre et pour Jehanne, dans les lieux où s'était accompli ce déplorable drame.

 

Quant au vieux François, il se fit frère servant au nouveau prieuré. On lui en confia la porterie, et seul, il eut la direction du bac aussi longtemps qu'il vécut. Ce ne fut qu'à sa mort que l'on connut le secret des faits que nous venons de rappeler. Témoin impuissant de cette catastrophe, il voulut que les détails en fussent écrits sous sa dictée. Nous en avons retrouvé la narration dans les archives du couvent que le hasard nous a fait rencontrer.

 

Ajoutons encore que la vieille église romane de Saint-Hilaire subsiste toujours, aussi bien que sa tour antique, avec sa banderole contemporaine du roi Louis XI

 

Elle servait d'église paroissiale aux habitants, et de chapelle particulière aux religieux, qui y venaient toujours en bac. Chaque dimanche aussi, leur première messe annoncée solennellement à toutes les volées de la sonnerie - et cet usage est encore actuellement conservé - était appelée la messe de paroisse. Quant à la grand'messe de dix heures, exclusivement réservée pour les moines, ils la chantaient à la mémoire de Pierre de Saint-Hilaire et de Jehanne.

 
     
 

Le vieux château, CPA collection LPM