| Vous vous trouvez au bal, au théâtre, en chemin de fer, en omnibus, dans le jardin public. Un monsieur vous remarque avec une insistance qui ne tarde pas à devenir gênante. Il roule des yeux blancs. Il se bouleverse lui-même d’une émotion dont il juge de bonne tactique de ne pas trop cacher les preuves extérieures. Vous ne l’avez jamais vu et il ne vous connaît pas. Soit que les circonstances lui permettent de se dévoiler de bouche à oreille et sans ambages, soit qu’il lui faille user de la prudente diplomatie d’un parlementaire, vous ne tardez pas à apprendre son secret de polichinelle : Il vous aime à en perdre la tête. Il a « le coup de foudre ». Si vous lui refusez votre main, il est capable de tout, – même de se pendre ou d’aller s’exiler chez les Canaques, à moins que ce ne soit d’aller se rafraîchir les idées pendant quinze jours au Vésinet. Votre coeur, petite, tombera-t-il dans le piège où, de très bonne foi sans doute, celui de votre intrépide adorateur vient lui-même de se laisser prendre | | Fabiono Les CPA LPM n°45 | |
| Hé, hé... méfiez-vous !... Un raisonnement qui me paraît assez simple va vous faire comprendre : Le monsieur au coup de foudre ne sait rien de vous. Caractère, goûts, moeurs, aspirations, idées, peuvent créer entre vous et lui des incompatibilités graves. Il n’en a cure. Veni, vidi, comme disait César. Il est venu, il vous a vue, il se déclare vaincu. Litière des affinités sentimentales ! Votre physique l’emballe, votre conversation l’affole. Que vous soyez l’idole, n’en doutez aucunement... Mais supposez que vous accomplissiez l’aventure. A l’ « inconnue » prestigieuse, à la fiancée ensorceleuse que vous aurez été, substituez en esprit la femme légitime que vous deviendrez ; envisagez votre déchéance physique, fatale hélas ! et soupesez ce que vous peserez alors entre les mains de cet esthète passionné... Et puis, il y a autre chose : Le monsieur au coup de foudre est un impulsif : genre de maladie incurable vous diront les psychologues et les médecins. La crise dont vous êtes aujourd’hui l’héroïne lui reviendra fatalement, né-ces-sai-re-ment par accès, à l’instar de l’eczéma ou de la fièvre quarte. Votre propre exemple vous montre qu’il ne s’attardera guère au souci de sa propre défense, ni aux études approfondies. En vous, il n’aura pas aîmé une femme, rappelez-vous bien cela, il aura aîmé la femme. Son ardeur naturelle le poussera au renouvellement de sa provision d’idéal usée.
Voilà, petite, ce que c’est que le monsieur au coup de foudre. Si j’ai un conseil à vous donner, dans la conjecture où vous seriez aux prises avec lui, arborez le paratonnerre, c’est-à-dire l’indifférence, et au cas où votre satané petit choeur se mettrait à son tour à battre la chamade, exigez des délais d’épreuve de deux ans au moins.
Les temps revolus, mon Dieu, allez-y si ça vous chante. Il y a de très mauvais numéros qui gagnent quelquefois à la loterie... On doit seulement vous prévenir que celui que vous prendrez ne sera pas le meilleur. | |