BIMENSUEL                                           N° 210 du 22-05-2013

 

Les Modes de Paris

1797-1897

 

 

6 - LES PARISIENNES

DE 1840 à 1850

 

 

 

 
 

 

 

 

   

 

 

         
   LA FASHION ET LES FASHIONABLES  
     
   1840-1850  
         
 

D'après Les Modes de Paris 1797-1897,

par Octave Uzanne, paru en 1898

 

     

A l’hôtel de Rambouillet, on nommait Lionnes les femmes à chevelure fauve qui, comme Mlle Paulet, témoignaient de leur intransigeance et qui, précieuses aux bas d'azur, raffinaient sur les mots et sur les sentiments jusqu'à l'énervation de la langue.

 

Après 1840, la Lionne devint le type accusé de la femme à la mode, l'élégante frénétique et agitée dans le désert de sa mondanité, le parangon de l'amante-maîtresse à la fois souple, sauvage, ardente et folle, celle même dont Alfred de Musset baptisa la fringance et la pâleur fatale en dénichant une rime imprévue à Barcelone qu'il sembla croire ville d'Andalousie.

 

Vers ce moment, le Lion régnait depuis longtemps par son dandysme galant sur le boulevard et même dans les lettres. Frédéric Soulié venait de publier le Lion amoureux et Charles de Bernard la Peau du Lion. Il y avait comme un engouement pour les appellations puisées au Jardin zoologique du roi. On disait de son amante : Ma tigresse, de sa danseuse : Mon rat, de son groom : Mon tigre ; et les élégants ou merveilleux du jour mettaient dans cet argot nouveau et zoolatrique tant de conviction que le roman, servile miroir des moeurs du temps, s'en ressentait. Un conte de l'époque débute ainsi : Le Lion avait envoyé son tigre chez son rat. Toute la ménagerie, on le voit, était à la mode ; une Physiologie du Lion s'imposait, et elle parut bientôt sous la signature de Félix Deriège, avec des dessins de Gavarni et de Daumier.

 
         
 

Dans son introduction biblique, l'auteur nous initie on ne peut plus ingénieusement à la genèse du farouche Roi de la mode nouvelle. Ecoutons-le pour nous documenter : « Au commencement, une foule de créatures charmantes ornaient les diverses contrées du monde élégant.

 

Et la Mode vit qu'il manquait un Roi à tous ces êtres qu'avait formés son caprice.

 

Et elle dit :

 

« Faisons le Lion à notre image et ressemblance !

Que le Boulevard soit son empire !

Que l'Opéra devienne sa conquête !

Qu'il commande en tous lieux du faubourg Montmartre au faubourg Saint-Honoré. »

 

Et le Lion parut.

 

Alors il assembla ses sujets autour de lui et donna son nom à chacun en langue fashionable. Il appela les unes Lionnes, c'étaient des petits êtres féminins richement mariés, coquets, jolis, qui maniaient parfaitement le pistolet et la cravache, montaient à cheval comme des lanciers, prisaient fort la cigarette et ne dédaignaient pas le champagne frappé.

 

 

La promenade du Lion au bois (1840)

 
         
 

Un chasseur gigantesque avait coutume de les accompagner, simplement pour prévenir de dangereuses querelles entre lions et lionnes, en montrant les crocs de sa moustache, et éviter aussi l'effusion du sang.

 

Il nomma quelques-uns de ses sujets Panthères. Ces féroces Andalouses, aux allures ébouriffantes, à l'oeil de feu, se font remarquer par l'étalage luxuriant de leur coiffure, l'exagération de leurs crinolines, et cherchent incessamment sur l'asphalte un équipage à conquérir et un coeur à dévorer.

 

Il y en eut auxquels il imposa la dénomination de Tigres, sans qu'ils aient mangé personne (les grooms) ; au contraire, l'obéissance, la soumission est leur première vertu ; leur chapeau à cocarde noire, leurs bottes à retroussis ; leur veste bleue et leur gilet bariolé couvre des gamins arrachés aux plaisirs de la pigoche.

 

Enfin, d'autres reçurent le nom de Rats, sylphes rongeurs d'une nature extrêmement vorace, souples, du reste, séduisants, capricieux, qui laissent tomber le ciel de l'Opéra sur l'asphalte du boulevard. « Et la Mode vit que son ouvrage était bon. »

 

 

La fashion au Bois de Boulogne
L'allée des Cavaliers (1842)

 
         
 
     
 
 

La fashion et les fashionables

 

On remarqua plusieurs espèces de lionnes : la lionne mondaine, la lionne politique et la lionne littéraire : toutes avaient la même origine ; Alfred de Musset était le véritable parrain nominal de la Lionne, et George Sand pouvait se dire la marraine, l'instigatrice morale de cette nouvelle série de femmes-amazones singulières qui montraient toutes les audaces, toutes les excentricités imaginables ; le poète, nous l'avons fait remarquer plus haut, avec sa fameuse chanson : Avez-vous vu dans Barcelone... baptisa cette multitude de petites créatures farouches, fougueuses, indomptées, que la réaction romantique avait créées ; la romancière, par ses oeuvres de révoltée, tels que Valentine, Indiana, Lélia, mit au coeur de toutes les prétendues victimes de l'amour des idées de revendication, d'indépendance, de virilité, qui ne masculinisèrent que trop vite ces jolis démons en jupon.

 

La Lionne fut ainsi la prédécesserice de la Vésuvienne, qui joua dans la République des femmes, quelques années plus tard, un rôle d'anandryne anarchiste des plus curieux à étudier et dont voici un couplet du Chant du départ :

 
         
 

Vésuviennes, marchons, et du joug qui nous pèse,

Hardiment affranchissons-nous !

Faisons ce qu'on n'osa faire en quatre-vingt-treize,

Par un décret tout neuf supprimons nos époux !

Qu'une vengeance sans pareille

Soit la leçon du genre humain.

Frappons ; que les coqs de la veille

Soient les chapons du lendemain.

 

La femme de 1830 avait été comme une sensitive sentimentale ; son imagination, exaltée par les romans de Walter Scott et les poèmes de lord Byron, ne rêvait que dévouement, sacrifices, douleurs, tendresses infinies. Elle s'exaltait le coeur et l'esprit dans les fictions les plus noires, et toute son esthétique consistait à paraître pâle, amenuisée par une souffrance muette, immatérielle et diaphane ; elle ployait comme un roseau flexible au souffle de l'amour, elle acceptait le sort qui faisait d'elle une âme incomprise ; mais la révolte n'entrait point en ses sens ; elle se flétrissait doucement comme une fleur délicate meurtrie sur sa tige, espérant à peine une rosée de bonheur pour la vivifier ; elle demeurait dans des torpeurs sans fin, dans des alanguissements sans cause, qui lui paraissaient exquis.

 

 

Devant le premier café français
Boulevard des Italiens (1845)

 
         
 

La Lionne réagit contre cette anémie de poitrinaire ; elle se montra rugissante, provocante et bondissante ; elle agita sa crinière, fit saillir ses griffes et sa poitrine, et, avec le libre exercice de ses muscles, le sentiment de sa force, elle se lança dans l'arène parisienne.

 

Elle sut monter à cheval, à la façon arabe ; sabler le punch brûlant et le champagne frappé, manier la cravache, tirer l'épée, le pistolet, fumer un cigare sans avoir de vapeurs, tirer l'aviron au besoin ; ce fut l'enfant terrible de la fashion, et dans tous les boute-selles de la vie, on la put voir alerte, fringante, intrépide, ne perdant point les étriers.

 

La Lionne, tout en prétendant au partage de la puissance, ne rechercha ses franchises illimitées que dans les diverses pratiques de la vie fashionable ; elle sut rester femme au débotté et retirer ses éperons en l'honneur de ses favoris. Elle allia très aisément le sport, le turf, le plaisir et l'élégance et fit sa lecture du Journal des Haras, du Journal des Chasseurs et du Petit Courrier des dames. Elle comprit. Tous les luxes, toutes les délicatesses et le confortable de l'intérieur ; demandons plutôt à Eugène Guinot, excellent alcôviste, de nous introduire dans l'antre d'une Lionne :

 

« Nous voici clans un petit hôtel nouvellement bâti à l'extrémité de la Chaussée d'Antin. Quelle charmante habitation ! ? Admirez l'élégance de ce perron, la noblesse de ce péristyle, le choix de ces fleurs, la verdure de ces arbustes exotiques, la grâce de ces statues. Peu de lionnes ont une plus belle cage ; ... mais, hâtons-nous ; l'hôtesse vient de se réveiller : elle sonne sa femme de chambre qui l'aide dans sa première toilette du matin.

 

     
 
 

Son appartement mérite une description : il se compose de quatre pièces décorées dans le style du moyen âge. La chambre à coucher est tendue en damas bleu et meublée d'un lit à baldaquin, d'un prie-Dieu, de six fauteuils et de deux magnifiques bahuts, le tout en bois d'ébène admirablement sculpté ; des glaces de Venise, un lustre et des candélabres en cuivre doré, des vases et des coupes d'argent ciselé avec un art infini et deux tableaux, une Judith de Paul Véronèse et une Diane chasseresse d'André del Sarto, complètent cet ameublement.

 

Le salon est surchargé d'ornements, de meubles, de peintures de toutes sortes ; on dirait d'une riche boutique de bric-à-brac ; ce que l'on remarque surtout dans cet amas d'objets divers, ce sont les armes qui tapissent les murs : des lances, des épées, des poignards, des gantelets, des casques, des haches, des morions ; des cottes de mailles, tout un attirail de guerre, l'équipement de dix chevaliers.

 

 

 

     
 

Le boudoir et la salle de bains ont la même physionomie gothique, sévère et martiale. Rien n'est plus étrange que le désordre d'une jolie femme au milieu de ces insignes guerriers et de ces formidables reliques du temps passé : une écharpe de dentelle suspendue à un fer de lance, un frais chapeau de satin rose suspendu à un pommeau de rapière, une ombrelle jetée sur un bouclier, des souliers mignons bâillant sous les cuissards énormes d'un capitaine de lansquenets. »

 

La Lionne n'apporte pas dans son costume le même sentiment d'archaïsme que dans ses appartements ; au milieu de ses fausses splendeurs gothiques, une élégante romantique de 1830 se fût montrée en robe traînante à la Marguerite de Bourgogne ou bien parée comme la châtelaine de Coucy ; elle eût arboré la ceinture de fer et les bijoux d'acier, mais la fashionable, à dater de 1840, est plus positive, tout en restant moins dans la couleur locale.

 

Le matin, au lever, elle pose sur sa tête un bonnet de batiste à petites bardes, bordé d'une valenciennes badinant tout autour ; pour vêtement, une robe de chambre en cachemire de nuance claire avec corsage montant et dos en éventail.

 

 

Les baraques du Pont-Neuf (1844)

 
         
 

Cette robe, fermée de haut en bas à l'aide de petits brandebourgs, manches larges à la Vénitienne, très ouvertes de l'orifice ; en dessous, la coquette laisse voir une chemise amazone avec collet à l'anglaise, à petits plissés formant jabot sur le devant ; aux pieds, elle traîne à plaisir des nonchalantes brodées en soutaches éclatantes.

 

C'est ainsi qu'elle reçoit ses gens, ses grooms, son valet de pied, son sellier, ses couturières et ses modistes. Avec un petit air garçonnier, elle traite de toutes choses comme un gentleman ; elle s'informe de ses chevaux, vérifie les mémoires de son armurier, de sa lingère, de son tailleur, de sa marchande de modes et de son bottier ; elle établit le compte de Verdier, de Humanu, de Gagelin, de Lassalle ou de Salmon ; elle donne quelques instants à son fleuriste, puis passe dans son boudoir pour se livrer à un second négligé quelque peu rehaussé pour ses amies qui la viendront visiter.

 

Le bonnet, cette fois, sera très petit, composé d'un aunage de dentelles gothiques, deux papillons s'arrondissant au niveau des joues et que séparent des coques de ruban de gaze. La mode des bonnets est alors universelle ; on en fait de toutes formes ; ils s'adaptent à toutes les toilettes, à toutes les circonstances.