LEGENDES DE SEINE MARITIME
  FRENEUSE SUR SEINE
   
  LE PAIN BÉNI DU NOYÉ


     
 

Freneuse, CPA collection LPM 1960

 
     
 

LE PAIN BÉNI DU NOYÉ

Léon de VESLY

in La Normandie (octobre 1906) 

 

C'est un joli village que Freneuse ! Situé dans la presqu'île d'Elbeuf, la Seine l'enveloppe dans une de ses boucles. Les maisons couvertes de tuiles moussues paraissent peintes sur un coteau. La grande route longe leurs seuils et le fleuve borde la route et coule lentement entre des rives plantées de saules et de peupliers. C'est un nid de verdure, propice au repos et affectionné des peintres pour son paysage doux et rustique à la fois.

 

Il y a quelques semaines, un événement tragique vint troubler le tableau et le calme des habitants. Un cultivateur venait de se suicider en se jetant à l'eau. Dès que le drame fut connu, toutes les barques du village furent rassemblées à l'endroit où le désespéré avait disparu. Cette escadrille se dispersa ensuite sur le fleuve. Les hommes, munis de crocs et de harpons, écartaient les nénuphars aux fleurs pâles et sondaient la profondeur de la rivière. Les femmes, avant de saisir les avirons, enveloppaient dans du papier blanc un morceau de pain bénit, et avec de multiples précautions, déposaient sur l'eau l'esquif ainsi construit. N'allait-il pas guider les chercheurs et s'arrêter à l'endroit précis où gisait le cadavre ? Aussi, tous les regards étaient-ils posés sur le pilote mystérieux. Celui-ci, de ci de là, touchait la feuille ronde d'un nénuphar, s'arrêtait au pointe d'une sagittaire ou se coupait sur la lame en glaive des roseaux.

 

Dans son voyage au fil de l'eau, sous les secousses répétées des chocs, le papier était devenu humide, le pain s'était gonflé et les flotteurs perdant leur équilibre avaient disparu ... mais le cadavre n'était pas retrouvé.

 

Il le fut deux jours après, par des bateliers qui le virent descendre au courant de l'eau, le retirèrent du fleuve et le déposèrent sur la rive.

 

Jamais tableau, plus macabre, ne fut offert aux yeux. Le pauvre désespéré, qui avait retiré tous ses vêtements avant de se suicider, gisait sur la berge et entièrement nu. Tout ce que la mort présente d'horreur, de répulsion, de sanies, était là réuni. Autour du cadavre gonflé, tuméfié et exsangue, qu'un peu de paille couvrait, de grosses mouches bourdonnaient. Leurs essaims montraient , sous un soleil de feu, des corselets d'acier bruni ou d'un vert de bronze antique.

 

Les gamins du village, le visage barbouillé, les cheveux embroussaillés et les mains dans les poches de leur culotte trouée, contemplaient ce spectacle. Les gendarmes, venus de la ville, les en avaient éloignés mais n'avaient pu les en arracher complètement.

 

Enfin, on put enlever le noyé et le transporter dans son habitation pour le mettre au linceul. Cette funèbre opération n'était pas achevée, qu'une vieille fille boiteuse, à la face sillonnée de rides, aux yeux éteints, aux cheveux en désordre, demanda à être reçue dans la maison. Elle venait embrasser les pieds du mort. On lui accorda ce qu'elle demandait. Alors, s'agenouillant pieusement, puis se signant de la croix, elle accomplit son acte superstitieux. J'avais détourné les regards de cette scène, aussi répugnante au cœur que révoltante pour l'esprit.

 

Cependant, la vieille fille s'était relevée, satisfaite et heureuse, car le mort ne la suivrait plus, ne viendrait plus troubler ses nuits et lui adresser des demandes d'outre-tombe.