LA REVUE ILLUSTREE DU CALVADOS    1911-1914 
   

Il ne faut pas dire : Fontaine... -Décembre 1913
         
 

Petite Mademoiselle qui avez ou allez avoir dix-huit ans, gardez-vous de dire : « Moi, je n'épouserai qu'un ingénieur qui soit brun, grand, avec une fine moustache » ; ou « Moi, je veux un officier blond, dans la cavalerie, avec une grosse voix ».

Car ces rêves innocents, d'usage si courant parmi les cercles de jeunes filles qu'ils constituent en quelque sorte en elles un constant état d'âme, préjugent le plus témérairement du monde d'un destin qui ne leur appartient pas. Il y a de la malice dans la fatalité. Avez-vous remarqué, par l'exemple de vos amies mariées, qu'en matière de mariage, c'est le plus souvent l'inadmissible qui devient réalité ? Telles que tous ouîtes déclarer qu'elles ne voudraient jamais d'un commerçant, ou d'un veuf, ou d'un professeur, ou d'un soldat, ont précisément lié leur vie à l'homme qu'elles écartaient en principe. On assiste même fréquemment au phénomène, d'une psychologie singulièrement complexe, qui fait que l'exécration d'un jeune homme par une jeune fille se change en amour véritable et se conclut sur un mariage destiné au bonheur. Notez que j'ai employé le mot « exécration », non celui de « répulsion ».

 

Sagers 1910 Paris la nuit

 
         
 

La différence est insondable et je pense que j'y reviendrai. Je me borne pour aujourd'hui à constater qu'un monsieur qu'on déteste bien est tout près de devenir le monsieur qu'on aime : d'où nécessité de se garder du catègorisme dans les prévisions d'avenir.

 

Et puis, autre chose que vous ne savez pas : c'est que les goûts d'une jeune fille sont précaires. L'expérience y manquant, ils s'édifient sur fond de sable. Le plus souvent, on les appellerait mieux et « fantaisies » ou « caprices » : et ceci même chez les natures sérieuses à qui il manque l'étude de la vie pour se faire un jugement ordonné. Il est très possible qu'à dix-huit ans, vous ayiez d'irrésistibles penchants pour les bonbons, le bal, les jeunes hommes bruns, et qu'à vingt-cinq, devenue l'épouse chérie d'un excellent homme chauve, vous ne souffriez plus de manger des sucreries ni de quitter le soir votre coin de feu. Qu'en savez-vous à présent ? Rien. Vous conjecturez, vous délibérez, vous arrêtez... Oui mais, ce n'est pas vous qui tenez la destinée, c'est la destinée qui vous tient. Avez-vous songé à cela ?

Je n'exagère pas l'importance du jeu. Mon Dieu, si on ne parlait plus de mariage entre jeunes filles, ce serait à désespérer de l'existence ! Tout de même, les natures subjectives feront bien de se revêtir de bonne heure d'une chape de scepticisme en ce qui touche notre sujet. N'a t-on pas vu de petites rêveuses se forger un idéal dont l'inaccessibilité les jeta, au célibat ? Certaines entêtées, férues d'un type d'homme, n'ont-elles point mis un sot amour-propre à repousser des partis qui eussent été loin de leur déplaire, parce qu'elles craignirent de se déjuger au regard de leurs amies ?

Voulez-vous un conseil, Mesdemoiselles ? Abordez la période capitale de la vie qui s'ouvre devant vous avec bonne humeur, sans vous encaquer dans les définitions. Tirez à la courte paille, effeuillez des marguerites, pour savoir s'Il sera grand ou petit, épicier ou colonel, mais ne jurez point devant telle ou telle fontaine : Toi, je ne boirai jamais de ton eau ! Car « jamais » est une grande chose. En tout cas, c'est une chose que vous ne tenez pas dans vos mains.