LE BOCAGE DANS LA MANCHE
   
         
 

Le bocage de la Manche

Petit historique du bocage en Normandie

Jean Barros

Historien local du canton de Barneville-Carteret

 
         
 

Si l'on excepte les sites dunaires, les falaises rocheuses et les havres du littoral, les 'monts dénudés tels que ceux proches de La Haye-du-Puits, les landes comme celles de Lessay, les marais qui barrent l'isthme du Cotentin et les reliques des anciens massifs forestiers, le paysage de la Manche n'est que moutonnement d'arbres. C'est le paysage rural que les géographes appellent le bocage.

 

Paysage constitué de parcelles de formes et superficies variées, entourées de haies vives et d'arbres de haut jet plantés sur des levées de terre appelés fossés.

 

Les parcelles du bocage portent le nom évocateur de "clos". Si les haies délimitent les clos, elles donnent aussi sa structure au réseau des "chasses" ou "caches", chemins creux et étroits desservant un ou plusieurs clos et se rattachant aux "rues" ou chemins ruraux.

 

Les arbres du bocage ne sont pas un lambeau de forêt conservé en bordure des champs. L'homme a édifié les levées de terre, planté les haies vives et les arbres de haut jet. Travail de Titans que l'édification à la pelle et à la pioche de ces talus : on estime à une année de travail continu d'un homme le temps nécessaire pour construire les talus délimitant un seul hectare de terre cultivée.

 

Vers 1839, le capitaine Cholet, chargé de lever la première carte d'état‑major, nous a laissé une description évocatrice du bocage de la région de Barneville-Les-Pieux :

 

"La propriété est divisée à l'infini, chaque parcelle de terre est séparée de la parcelle voisine par des fossés mouillés sur lesquels sont des clôtures de haies hautes et épaisses. Ces haies sont composées d'épines qui croissent très rapidement"

 

"En se plaçant sur un coteau de moyenne hauteur, l'aspect général du pays est celui d'une immense forêt, mais vu sur un point culminant, cet aspect se modifie, et la terre ressemble alors à un vaste damier dont les innombrables cases sont fortement dessinées par l'ombre des haies qui les entourent..."

 

"Chaque commune renferme un grand nombre de hameaux et de maisons isolées. Ceux-ci sont liés entre eux par des bouts de chemins impraticables en toute saison, et dans lesquels on engage des attelages de six bœufs pour tirer un tonneau de cidre. Ces chemins ou sentiers sont bordés de haies et d'arbres qui, se rejoignant par la cime, forment une voûte impénétrable au vent et au soleil et servent au contraire de réservoir aux eaux de la pluie pour le déverser ensuite sur la terre où elles ne sèchent jamais..."

 
 
     
 

Encore aujourd'hui, lorsque le remembrement n'a pas modifié la densité du bocage et fait disparaître les caches abandonnées, on peut mesurer l'inextricable enchevêtrement des haies et le dédale de chemins qui reliaient, au temps où les Chouans "faisaient le coup de feu derrière les haies", les agglomérations aux fermes et manoirs dispersés dans la verdure

 

Déjà, cette configuration avait rendu difficile la répression du brigandage sous l'Ancien Régime et, sous la République et l'Empire, la guerre paysanne de la chouannerie y trouva, surtout dans le sud de la Manche, un terrain favorable à tel point que le général Hoche préconisait, en 1794, la destruction des haies ! Un siècle et demi plus tard, pendant la Bataille de Normandie, les innombrables haies du Cotentin, ennemi imprévu par les stratèges, constituèrent de sérieux obstacles à la progression des armées américaines.

 

La question se pose : "qu'est ce que le bocage ?". La réponse est sans doute facile si l'on se satisfait d'une description. En revanche, la difficulté est grande dès qu'on cherche des explications historiques et des finalités. Quand a-t-il été créé ? Dans quel but ? Pourquoi, dans certaines régions, le maillage des parcelles est-il très large (Plain) alors que dans d'autres, les petites parcelles prédominent (Mortainais) ?

 

D'où vient le bocage ? L'historien Marc Bloch (1886-1944), spécialiste de l'histoire médiévale et des populations rurales a évoqué la question quand il a écrit: "là est aujourd'hui, je crois, la principale énigme de notre histoire agraire".

 

Si, dans la Guerre des Gaules", César note la présence des haies dans le nord de la Gaule, c'est dans le "Roman de Rou", écrit entre 1160 et 1170 par le poète Wace, qu'on trouve pour la première fois sans doute le terme de bocage. Wace décrit un rassemblement de paysans venus de diverses régions de la Normandie au cours de la révolte survenue au début du règne du duc Richard II (996-997) : "Cil del bocage e cil del plain". En opposition au bocage, le plain (la plaine) est le paysage ouvert. Cependant, il est certain que Wace a décrit le paysage qu'il voyait à l'époque où il a écrit son oeuvre et non pas celui qui existait un siècle et demi auparavant.

 

La conquête de la terre par les paysans a été lente, patiente et progressive. La "silva" (forêt) gauloise a lentement cédé la place à la forêt-clairière, aux premiers villages celtes, aux "villae" (exploitations rurales) et aux " vici" (petites agglomérations rurales) ensuite.

 

A la fin de l'Empire romain, la destruction de ces établissements a entraîné rapidement la reconquête du sol par la forêt dont profiteront à des fins fiscales, lucratives et sportives (chasse) les princes et dignitaires mérovingiens et carolingiens.

 

A la fin de l'époque carolingienne et sans doute encore au début de l'époque ducale, apparaissent les initiatives individuelles de tenanciers agrandissant leurs terres aux dépens de la forêt et des friches. Ainsi sont apparus les nombreux "mesnils", accompagnés du nom des premiers occupants, que l'on trouve autour de la forêt de Gavray et les noms de villages à suffixe "vast" du nord de la Manche.

 

En Normandie, comme ailleurs, vers le milieu du XIe siècle, va s'amorcer une forte expansion économique et démographique qui va culminer au XlIle siècle. Le bocage est né de cette expansion, au XIle siècle, au moins.

 

Les grands propriétaires terriens, nobles ou ecclésiastiques, vont volontairement favoriser la création de bourgs ruraux mais aussi le défrichement des forêts et des terres incultes de leurs domaines. Ils vont "fieffer" ces terres aux paysans, ceux déjà sur place et surtout à de nouveaux venus, moyennant redevance et services. C'est la création de tenures roturières dont les terres vont être mises en culture.

 

Les paysans vont édifier leur habitation sur ces tenures. Un peuplement intercalaire se développe alors au-delà des terroirs paroissiaux existants, caractérisé par un habitat dispersé de fermes isolées et de petits hameaux dont les noms ont gardé la mémoire des pionniers fondateurs. Ces toponymes caractéristiques sont formés à partir des suffixes "ière" (au sud d'une ligne Coutances-St Lô) ou "erie" (au nord de la même ligne) accolés à des patronymes. A ces toponymes, il faut ajouter les noms du type Le Hamel - X (nord et centre Manche), les Lieux - X (centre et surtout nord Manche, dispersé ailleurs), l'Etre - X et La Prise - X (Mortainais).

 

Parallèlement, le bocage fait son apparition et le paysage prend peu à peu le caractère boisé que nous connaissons aujourd'hui : les exploitations agricoles s'entourent d'un lacis de clôtures, levées de terre plantées de haies et d'arbres de haut jet délimitent les "clos" mis en culture, le pacage des animaux (chevaux, bovins, porcs) étant alors forestier.

 

On a avancé différentes hypothèses sur la constitution du bocage : "écologiques" (coupe‑vent, conservation des ressources en eau, limitation du ruissellement), pratiques agricoles (empêcher la divagation des animaux, amélioration des rendements). Cependant, on peut penser que ces hypothèses écologiques reposent sur une vision relativement moderne de l'utilité du bocage.

 

En ce qui concerne les pratiques agricoles, si elles ne sont peut-être pas à l'origine du bocage au XlIe siècle, il est certain qu'elles ont eu postérieurement une influence sur son développement. L'apparition du "couchage en herbe" (prés) va de pair avec l'abandon progressif du pacage forestier (définitivement aboli par Colbert) et le développement de l'élevage au détriment des labours. La mise en herbe des régions bocagères de la Manche s'est faite lentement en partant du Plain. La plus ancienne mention actuellement connue du phénomène date de 1640: le curé de Fresville (canton de Montebourg) se plaint de la diminution du revenu des dîmes de blé à cause de la mise en herbe des terres de labour. L'exemple de l'extension des clôtures dans la seigneurie d'Amfreville (canton de Ste Mère Eglise) au XVIle siècle est connu: en 1550, seulement quelques herbages étaient enclos et, en 1686, 500 vergées (100 hectares) étaient entourées de haies.

 
     
 
 
         
 

Actuellement, on aurait tendance à penser que l'origine du bocage ne relève en rien de l'écologie et assez peu des pratiques agricoles, mais plutôt de mentalités individuelles et individualistes, d'un sens du droit de propriété très développé : être chez soi, entouré des limites physiques solides et visibles que sont les fossés plantés.

 

Cette hypothèse a, au moins, le mérite d'expliquer le maillage très large des parcelles dans les régions où la propriété aristocratique s'est maintenue très longtemps (pas de morcellement de la terre, en application du droit d'aînesse). Parmi ces régions, on peut citer:

 

Le Plain, encore caractérisé aujourd'hui par le maintien de familles nobles (même si elles ne résident pas) et aussi par une "aristocratie" de grands cultivateurs (herbagers) : moins de 3 % des propriétaires possèdent 42,6 % de la superficie des terres en 1823 et encore 27 % actuellement.

 

Le Coutançais et le Saint-Lois, où on constate que les moyennes et grandes exploitations prédominent dans les communes où les nobles ont été très nombreux.

 

Enfin, la confrontation des cadastres et des archives notariales montre que la cartographie des grandes parcelles correspond aux "réserves" des anciens fiefs nobles (réserve ou domaine non fieffé : terre exploitée directement par les domestiques du seigneur ou son fermier) alors que les petites parcelles correspondent au reste du domaine fieffé en tenures roturières dont la succession n'est pas soumise au droit d'aînessse.

 

Le développement du bocage, phénomène ancien puisqu'il a débuté, on l'a vu, au XlIe siècle, a été permanent jusqu'à la fin du XIXe siècle au moins, ce qui renforcé la densité des clôtures. Cette évolution a été vraisemblablement régulière avec de possibles périodes d'accélération. Le plus souvent, tout au moins d'après les archives notariales subsistantes, l'embocagement (resserrement du maillage) semble être la conséquence directe et immédiate, soit de ventes de parties de pièces de terre, soit de partages après succession de terres tenues par les roturiers, soit encore du défrichement de terres vaines et vagues. Par exemple, dans la région de Barneville, au milieu du XVIlle siècle, l'examen des fonds notariaux montre que la délimitation des nouvelles parcelles devra se faire au moyen de "fossés à vive plante" dans 76 % des cas (1).

 

(1) Ce point, comme ceux précédemment exposés, aurait quelque chance d'être confirmé par des études de géographie historique approfondies, encore trop peu nombreuses aujourd'hui.

 

D'autres sources (registres terriers et comptables, au demeurant trop rares) témoignent de la densité du bocage. Par exemple, le registre comptable de la baronnie de l'abbaye aux Dames de Caen à Quettehou (1436-1437) montre un paysage de bocage morcelé à l'extrême: la superficie moyenne des parcelles est de 2,75 vergées (5 500 m2), 60 % des parcelles ont une superficie comprise entre une et trois vergées, un clos a une superficie d'un quart de vergée seulement. Seules 3 parcelles ont une superficie supérieure à 20 vergées (4 hectares), elles constituent vraisemblablement la réserve seigneuriale.

 
         
 
 
 

La Hague, le sentier littoral avec les murets de pierres et le bocage normand au loin

 
     
 

Un autre exemple est donné par le terrier de 1764 de la commanderie de Valcanville (canton de Quettehou) appartenant à l'Ordre de Malte. Seul le domaine non fieffé (réserve) contient des parcelles de grande superficie (13,3 et 17,3 vergées pour les plus importantes) et, conséquence des partages de succession depuis le Moyen-Age, 11 fiefs roturiers de superficies comprises entre 13 et 64 vergées (457 vergées au total) sont partagées entre 191 tenants, ce qui donne une moyenne de 2,39 vergées par tenants.

 

Ainsi, en était-on arrivé à un bocage auquel on a reproché les dimensions irrégulières et étriquées de ses mailles constituant un obstacle au progrès agricole.

 

Dans la Manche, vers 1960, le bocage présentait un linéaire de 100 000 kilomètres occupant une superficie de 20 000 hectares environ. La superficie de la parcelle moyenne était évaluée à 0,9 hectare, les plus grandes parcelles atteignant plusieurs hectares dans le bocage à grandes mailles et les plus petites, 0,75 hectare.

 

Les discussions sur les avantages et les inconvénients du bocage ne datent pas d'aujourd'hui. Dans un rapport daté de 1764, M. Meslé, subdélégué de l'intendant à Avranches explique que chaque pièce de terre étant divisée par des fossés larges et hauts sur lesquels on plante des arbres, ceux-ci "nuisent beaucoup en rendant stériles des terrains immenses qu'ils couvrent de leur ombre..."

 

En 1841, Arcisse de Caumont, un des pionniers de l'archéologie normande mais aussi représentant des trois départements de Basse-Normandie au Conseil Général de l'Agriculture, est d'un avis différent. "Un des grands avantages que présentent nos terres en Normandie, c'est être subdivisées par des clôtures multipliées, et il ne faut pas croire, comme l'ont fait quelques grands propriétaires, qu'il soit bon de supprimer ces clôtures pour obtenir de plus vastes herbages et rendre à la culture l'espace de terrain occupé par les haies vives... Une des circonstances qui contribuent puissamment à la fécondité des pâturages, c'est la clôture des herbages par des haies vives assez hautes, très touffues et garnies, en outre, d'un nombre plus ou moins grand d'arbres de haute, venue... Il est impossible qu'en retenant les brouillards, en ombrageant le sol et en empêchant les courants d'air, et par conséquent, la vaporisation et l'enlèvement de l'humidité que les plantes dégagent dans l'atmosphère ; il est impossible, dis-je, que les arbres ne contribuent pas à maintenir la fraîcheur dans le sol..."

 

A priori, il ne semble pas que les "gentils-hommes-agriculteurs scientifiques" du XIXe siècle (le comte Du Moncel à Martinvast, le comte de Sesmaisons à Flamanville, le comte de Kergorlay à Canisy et le marquis de Verdun à Aucey) aient beaucoup parlé du problème.

 

Dans la notice sur l'exploitation de Flamanville publiée en 1833, le comte de Sesmaisons nous apprend qu'il a fait faire des fossés "près de la mer pour mettre des terres à l'abri".

 
         
 

Dans la notice sur l'exploitation de Martinvast (430 hectares), publiée en 1831, le comte du Moncel écrit qu'il a "mis en herbages et en prairies tous les terrains qui voisinent le château" en même temps qu'il les convertissait "en un vaste jardin anglais". Et il ajoute :

 

"Il n'y avait que des haies à abattre et quelques points de vue à démasquer, c'est ce que j'ai fait. J'ai substitué aux clôtures, que j'étais forcé de supprimer, des balustrades peintes en blanc qui m'ont fait gagner beaucoup de terrain, tiennent les bestiaux enfermés comme auparavant, et permettent à la vue de saisir l'ensemble et les détails de toute la propriété..."

 

Type de talus du bocage

 
         
 

Dans l'ensemble du département, la plupart des clôtures sont encore constituées par des fossés ou masses de terre plantées plantées de haies et d'arbres de haut jet. Le mot "fossé" est employé dans le sens qu'on lui donne généralement en Normandie, c'est-à-dire celui d'une élévation de terre (masse ou banque) et non d'un fossé creusé dans le sol.

 

La structure et les dimensions de ces clôtures résultent d'usages locaux très anciens qui ont été rassemblés dans la "codification des coutumes et usages locaux à caractère agricole du département de la Manche", ouvrage publié par la Chambre départementale d'agriculture de la Manche en 1956. A cette époque déjà, on n'établissait plus, sinon de manière tout à fait exceptionnelle, de clôtures en masse de terre et il n'était pas rare que des anciennes clôtures soient supprimées pour réunir plusieurs parcelles.

 

La masse de terre a une section en forme de trapèze et des dimensions relativement importantes, souvent masquées par la végétation qui la recouvre. Ces dimensions sont variables suivant les coutumes locales et les régions. La largeur à la base est de 1,33 m à 2 m, mais elle peut atteindre 3 m dans le canton de Barenton pour les parcelles en lisière de forêt. La largeur au sommet est, pour l'ensemble du département, égale à la moitié de la largeur à la base. La hauteur est variable mais généralement égale à la largeur à la base : alors que dans la région de St Lô, la hauteur et la largeur à la base sont égales (1,33 m à 2 m), dans la région de Coutances, la hauteur est de 1 à 1,50 m pour une largeur à la base de 1,50 m à 2,50 m.

 

Très souvent, et plus particulièrement dans la moitié nord du département, les masses de terre sont bordées par un creux constituant un fossé d'assainissement, maintenant plus ou moins comblé surtout dans les pièces en labour. La. largeur du creux varie, suivant les régions de 0,33 m à 1,82 m et sa profondeur de 0,3 m à 1 m.

 
         
 
 
     
 

A la limite de deux fonds, la clôture n'est généralement pas mitoyenne: la propriété (banque, végétation la surmontant et creux) est comprise dans celle de la parcelle de terre sur laquelle elle a été initialement construite. Au-delà de la masse de terre s'étend, du côté du fond voisin, une bande de terre de largeur variable (0,3 à 0,66 m) appelée "répare" qui appartient également au propriétaire de la clôture. En effet, la masse de terre dont le fruit est faible (environ 1 pied, soit 0,33 m par mètre de hauteur dans les anciens arrondissements de St-Lô et Valognes) a tendance à s'ébouler vers le voisin et la répare a pour objet de permettre la réparation du talus sans gêner autrui.

 

Il existe d'autres types de haies : haies à loups et doubles haies.

 

Les haies à loups se rencontrent dans les cantons de Montebourg et de Ste Mère Eglise. Elles sont formées de deux banques de terre, garnies de bois ou non et séparées par un creux d'une largeur de 1 m environ. Ces clôtures sont mitoyennes : la ligne de séparation entre les propriétés passe au milieu du creux.

 

Les doubles haies se présentent comme un talus supportant deux rangées d'arbres ou deux rangées de haies entre lesquelles est ménagé un étroit passage utilisable par les piétons et plus exceptionnellement par les cavaliers.

 

Il en existe en maintes régions. Dans la Manche, il s'en trouve principalement dans le Plain et dans la Hague intérieure ; le Coutançais et le Val de Saire en possèdent quelques unes. Plus au sud, les doubles haies sont rarissimes (les traces d'une double haie ont été repérées à St Symphorien-des-Monts, canton du Teilleul). L'existence de doubles haies est mentionnée par les textes à Servigny (canton de St Malo de la Lande) en 1679 et à Yvetot-Bocage (château de Servigny, canton de Valognes) en 1711.

On s'interroge encore sur leur destination : de toutes les explications avancées, aucune n'apparaît satisfaisante. Ce type de clôture exige un entretien deux fois plus long et onéreux que celui d'une haie simple sans que, pour autant, leur utilisation soit renforcée. On serait alors tenté de penser que leur existence doit beaucoup au souci d'affirmer son rang et de marquer une ascension dans la hiérarchie sociale.

 

L'accès aux clos est fermé par une barrière dont le modèle le plus courant est la barrière pivotante à écharpe. Mais il existe différents modèles selon les régions: on a pu rencenser cinq modèles différents de barrières traditionnelles dans l'Avranchin et le Mortainais. Détail intéressant à noter, dans cette dernière région, la partie supérieure de la tranche du talon (axe vertical pivotant) est ornée d'une ou de deux croix de Saint-André, motif décoratif mais peut‑être aussi symbole de la protection du clos contre les "influences maléfiques" ?

 

A la limite du bocage et de la zone littorale ouest du département, on rencontre des barrières à collier d'un type particulier, les barrières à "pierre perchie" (pierre percée). Ce sont des barrières à écharpe dont la partie inférieure du talon repose sur un godet de pierre enfoncé dans le sol (godio) et la partie supérieure est maintenue par une pierre percée.

 

Toutes ces barrières traditionnelles en bois disparaissent peu à peu par vétusté ou victimes du remembrement

 

Tout ce qui concerne le droit de propriété était, en Normandie, scrupuleusement codifié.

 

Ainsi, l'article XIII d'un arrêt de règlement du Parlement de Normandie (17 août 1751) prescrivait que: "Celui qui fera construire un fossé sur son fonds sera tenu de laisser du côté du terrain voisin, et au‑delà du creux dudit fossé, un pied et demi de réparation, et si la terre est en labour, il sera tenu de laisser au moins deux pieds de réparation au-delà du creux..."

 

Lorsqu'il y avait division de parcelles (partages de succession, ventes), les actes notariés précisaient les modalités de création des fossés plantés. Ainsi, le 22 janvier 1754 à Sénoville, Guillaume Levéel vend à Pierre Jame la moitié d'une pièce labourable de 3 vergées (3 000 m2) : la séparation sera faite par un fossé dont le vendeur fournira le creux et l'acquéreur la "creste" ; le fossé sera fait par l'acquéreur qui en aura la propriété. La "creste" désigne la levée de terre. Notons que les trois termes (fossé, creux et crête) se rencontrent déjà dans le Journal de Gilles de Gouberville (XVIe siècle). Très souvent, lorsque l'accès à une nouvelle pièce créée par le partage d'un clos nécessite le passage par la propriété voisine, celui-ci sera délimité par un fossé planté, créant ainsi une nouvelle cache.

 

Pour remplir parfaitement son rôle de clôture, la haie devait être régulièrement entretenue : épines et autres arbustes taillés, arbres émondés, creux de fossé nettoyé et curé pour en maintenir la profondeur, banque de terre relevée. Tous ces travaux demandaient de longues journées de travail et, faute de main d’œuvre, mais peut-être aussi parce que le rôle économique de la haie n'apparaissait plus comme intéressant, l'entretien des haies commença à être fortement négligé dès les premières années qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale.

 

La coutume prescrivait d'effectuer la réparation de la clôture sans creuser la répare de plus de la profondeur d'une pelle et sans "engraisser la banque", c'est-à-dire sans augmenter l'épaisseur de la masse de terre pour ne pas empiéter sur la propriété du voisin.

 

Les baux à ferme passés devant notaire prévoient l'entretien des haies et fossés. Ainsi, le bail de la ferme du manoir de Thoville, passé devant notaire le 8 août 1702 pour une durée de cinq ans, stipule que les preneurs "entretiendront les héritages de closture suffisante sans commettre de dégradation et relèveront par chacun an, à vive plante, au moins dix perches de fossé aux lieux qui leur seront désignés..." C'est donc 673 mètres de fossés qui devaient être relevés dans les cinq ans.

 

Des usages codifiés traitent de la pose des barrières, de l'émondage, de l'élagage, de la coupe des bois et de l'entretien des haies. La période de la coupe des haies plantées est ainsi précisée en 1956: elle a lieu du ler au 31 mars pour l'ensemble du département, sauf pour les cantons de Bameville, Saint-Sauveur-Le-Vicomte et Valognes où elle est faite du ler novembre au 30 avril, et dans le canton de Ste Mère Eglise où elle est faite du ler novembre au 25 avril.

 

Jean Barros

Historien local du canton de Barneville-Carteret