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DU BLED, Victor (1848-1927) Dîneurs et dîners d'autrefois (1910) | ||||||||
CPA collection LPM Les aphrrismes de BRILLAT-SAVARIN Illustrateur Jean PARIS | ||||||||
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La science de gueule
La science de gueule, qui n'est pas aussi dégénérée que l'affirment certains pessimistes, qui n'a pas de plus cruel ennemi que le féminisme, et demeure la science sociale par excellence, fut consacrée par les religions de l'antiquité, et garda même dans les temps modernes un caractère presque hiératique, par la gravité solennelle des rites et du cérémonial qui l'entourait notamment à la Cour. Faut-il voir un ressouvenir de cette étiquette mystique dans ce trait de Du Guesclin, avant de marcher à un combat singulier, avalant trois pommes « en l'honneur des trois personnes de la très sainte trinité » ? Ou bien encore, dans cette dédicace à la Vierge du Cuisinier pratique, de Reculet : « C'est, ô divine mère, parce que vous êtes exempte de toute souillure et le modèle de la pureté parfaite la plus immaculée, que je viens remettre sous votre sainte protection l'avenir d'un ouvrage qui traite d'une science à laquelle la décence convient si bien ! »
Enfin, le fruit ou dessert : deux bassins de porcelaine remplis de fruit cru ; deux remplis de confitures sèches, et quatre compotes ou confitures liquides. | ||||||||
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Étonnez-vous après cela si le docteur Hecquet, lorsqu'il entrait dans un hôtel, allait serrer la main aux cuisiniers, parce que, disait-il, c'étaient eux qui lui donnaient ses clients. En sens contraire, Monthier, cuisinier des Petits-appartements sous Louis XV, se piquait d'être un médecin hygiéniste, un officier de santé, de même que le pharmacien devrait être appelé un cuisinier de maladie. Et Carême rétablissait l'équilibre en disant aux admirateurs de ses talents : « Mon art est de flatter l'appétit ; votre devoir est de le régler. » Une belle maxime que n'avait pas assez méditée ce prélat romain qui rendit l'âme entre deux services à la table de Talleyrand, regrettant de ne pouvoir vivre jusqu'au dessert.
Le dîner n'est pas seulement un besoin primordial de l'humanité, il est aussi un plaisir de l'esprit, une école de tolérance, un foyer perpétuel d'idéal, un stimulant pour l'inventeur et l'artiste, et, par instants, une confession. N'est-ce pas Ninon de Lenclos qui se montrait ivre dès la soupe, ivre de ses saillies, du vin que buvait son voisin ? Oui, vraiment, le dîner est la terre d'élection de la causerie, n'en déplaise à ce forcené bavard qui grondait des convives trop éloquents : « Un peu de silence ! On n'entend pas ce qu'on mange! »
Dans le camp des festoyeurs célèbres du XVIIe siècle, j'aperçois la reine de Navarre, Bois-Robert, Bautru, les Vendôme au Temple, Chapelle, les succès de Mazarin et le marquis de Béchamel, Reynard, Dufresny, Nicolas Bourdon, le gros président du Lorens, connu surtout par l'épitaphe qu'il composa pour sa Xanthippe :
Ci-gît ma femme : Ah ! qu'elle est bien Pour son repos et pour le mien !
La reine Marguerite de Navarre n'ignore point ce grand moyen de succès : on dîne à merveille chez elle, bien qu'elle fasse plus d'état de la nourriture de l'esprit que de celle du corps, des poulets en papier que des poulets en fricassée ; et elle accueille avec autant de distinction les lettrés bourgeois que les grands seigneurs, pourvu qu'ils présentent leurs quartiers de noblesse intellectuelle et paient leur écot en bons mots. Son dîner est une symphonie où chacun fait sa partie selon ses moyens, non point une anarchie brillante où les fines réflexions, les piquantes anecdotes sont perdues pour tous, sauf pour le voisin. Le principe de la conversation générale à table ne pouvait revendiquer un exemple plus illustre.
La marquise de Sablé est la reine des gourmets et la personne de Paris qui entend le mieux la confection des potages. M. de Pisani dira qu'elle a beau faire, qu'elle ne chassera pas le diable de chez elle, qu'il s'était retranché dans sa cuisine. Une autre précieuse lui écrit qu'elle quitterait volontiers tous les mets et les ragoûts du plus magnifique repas, pour une écuelle, non pas de lentilles, mais de son potage, « rien n'étant si délicieux, ajoute-t-elle, que d'en manger en vous écoutant parler. » Mme de Sablé transporte l'esprit aristocratique et précieux dans la cuisine : La Rochefoucauld, un de ses meilleurs élèves, lui demande sans cesse des leçons et des recettes. D'après elle, manger est chose infiniment délicate, et une redoutable épreuve pour les amoureux ; c'est assez de la moindre grimace pour tout gâter : il convient d'abandonner aux bourgeois les gros repas faits pour le corps, de prendre quelque nourriture pour se soutenir seulement et se divertir ; peu de plats, mais exquis. | ||||||
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Toujours au XVIIe siècle, le comte d'Olonne, Guy de Laval, marquis de Boisdauphin, et Saint-Evremond, étaient réputés pour leur raffinement sur la bonne chère. Un jour que Saint-Evremond dînait chez M. de Lavardin, évêque du Mans, celui-ci commença de le railler sur sa délicatesse : « Ces messieurs, dit-il, outrent tout, à force de vouloir raffiner sur tout ; ils ne sauraient manger que du veau de rivière ; il faut que leurs perdrix viennent d'Auvergne, que leurs lapins soient de Larocheguyon ou de Versine ; ils ne sont pas moins difficiles sur le fruit, et, pour le vin, ils n'en sauraient boire que des trois coteaux d'Ay, d'Haut-Villiers et d'Aveney. » Saint-Evremond fit part à ses amis de cette boutade, et ils en plaisantèrent si souvent qu'on les appela les Trois-Coteaux. Cet art, ce défaut, de quelque nom qu'on le décore, persiste jusqu'au bout chez Saint-Evremond, se manifeste même un peu plus que de raison dans sa correspondance des dernières années. « A 88 ans, écrit-il à Ninon de Lenclos, je mange des huîtres tous les matins, je dîne bien, je ne soupe pas mal. On fait des héros pour un moindre mérite que le mien. »
Pendant son long séjour en Angleterre, Saint-Evremond rencontra des épicuriens dignes de lui : tel Barillon, ambassadeur de France, qui avait imaginé une pénitence assez originale pour racheter ses excès de table : il entretenait Mme. de Mazarin des religieux de la Trappe, et quand il avait parlé une demi-heure de leurs jeûnes, il croyait n'avoir mangé que des herbes, non plus qu'eux ; son discours lui faisait l'effet d'une diète. Et puis encore le chevalier William Temple, politique amateur et cependant fort célèbre pour avoir arrêté, par le traité de la Triple Alliance, les envahissements de Louis XIV : « Du vieux bois pour se chauffer, de vieux amis pour causer, du vin vieux pour boire, voilà, affirmait Temple, les trois choses qui passent avant tout. » Il est deux heures, répondit-il à un ministre étranger qui lui exposait une machine de son invention ; à cette heure, je préfère mon tournebroche et ses produits à toutes les machines du monde. Et il le quitta brusquement.
Car tout est bon en toi : chair, graisse, muscle, tripe ! | ||||||
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M. de Bernay, conseiller à la Grand'Chambre, avait la prétention de tenir la meilleure table de Paris ; il allait à sa cuisine et mettait un tablier ; on l'appela le cuisinier de satin.
Ce pédant de bonne chère ne pouvait pardonner à un de ses émules de mettre du persil sur une carpe, et un de ses oracles culinaires était qu'il n'y a rien de si ridicule que de servir une bisque aux pigeonneaux après Pâques. Il lègue son cuisinier par testament au président Le Coigneux.
Verse du vin, verse des roses, Ne songeons qu'à nous réjouir, Et laissons là le soin des choses Que nous cache un long avenir. Palaprat, secrétaire des Commandements du Grand-Prieur de Vendôme, qui avait son franc parler au point de remarquer, à propos de son patron : « Dans cette maison, on ne peut mourir que d'indigestion ou d'inanition » ; M. et Mme de Coulanges, le duc de Nevers. | ||||||
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