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Carte CASSINI de la Normandie 1635 | ||||||||||||
Les problèmes de la défense maritime n'avaient intéressé que très partiellement la province de Normandie, la généralité d'Alençon étant exclusivement terrienne, et celles de Caen et plus encore de Rouen conservant ce même caractère pour la plus grande partie de leur territoire. Les refontes administratives de la Révolution commençante ne changèrent guère cette situation. Le département de l'Orne demeurait uniquement continental, et la surface maritime de celui de l'Eure se limitait à quelques lieues autour des estuaires de la Risle et de la Seine. La Seine-Inférieure, le Calvados et surtout la Manche avaient, au contraire, un littoral étendu dont la défense avait amené pendant l'Ancien Régime toute une organisation de plus en plus complexe de gardes-côtes s'appuyant sur des fortifications sans cesse améliorées depuis le moyen âge.
Les cartes dites de Cassini établies à la fin de l'Ancien Régime ne montrent que peu de changements sur le littoral normand quand on les compare aux cartes actuelles. Les travaux des grands ports, du Havre, de Cherbourg en particulier, les endiguements des cours d'eau presque tous enserrés entre des jetées sur la basse partie de leur estuaire, orientés par des digues se prolongeant jusqu'en mer, sont les principaux changements entre les plages, les anses et les falaises demeurées sans modification appréciable, mais les travaux ont soutient réduit de façon importante les laisses de basse mer, en particulier près de Carentan et devant le Marais Vernier, à l'estuaire de la Seine. Par contre, les moyens de circulation terrestre se sont profondément modifiés avec l'adjonction du semis dispersé des routes royales devenues nationales, des routes départementales et des chemins vicinaux regroupant, surtout depuis le dernier conflit, des villages plus concentrés qu'autrefois où les cartes et les témoignages s'accordaient pour souligner l'éparpillement des habitations même hors du bocage, et la médiocrité des chemins permettant d'aller d'un point à un autre, parfois impraticables même pour un cavalier à la mauvaise saison, à plus forte raison pour une voiture, ou pour une pièce d'artillerie, même légère. C'est ainsi qu'on ne disposait que de chemins de terre, mal signalés et formant un dédale indéchiffrable pour les étrangers au terroir, où il fallait se risquer à travers champs en franchissant les haies au prix d'escalades fécondes en mauvaises surprises, surtout après les orages inondant les parties basses, pour tenter de rejoindre un clocher repéré de loin. Les forêts de l'intérieur arrivaient plus près du littoral que de nos jours, facilitant les déplacements clandestins des trafiquants de sel jouant sur les différences de tarifs aussi bien à la limite de la Bretagne qu'autour de Dieppe soumis à un régime spécial plus avantageux, comme dans la région de Granville à cause des besoins des saleurs de la grande pêche. Le monde des faux sauniers comme celui des contrebandiers avaient vu leurs habitudes perturbées d'abord par le traité de commerce entre la France et l'Angleterre de 1786, ensuite par l'abolition des impôts indirects par l'Assemblée constituante quelques années plus tard.
Toutefois, peut-être parce que la contrebande restait une ressource auxiliaire de la pêche littorale, les manifestations de la Grande Peur furent dans l'ensemble rares en Normandie et plus particulièrement sur le littoral.
Les seuls troubles de 1789 se concentrèrent le plus souvent dans les villes et, sauf à Caen, où les insurgés massacrèrent le commandant de la place de Belzunce, demeurèrent peu importants. Les problèmes de la vie quotidienne, les premières conséquences de la vente des bien nationaux, et bientôt de la dévaluation des assignats, absorbaient les Normands. Les difficultés diplomatiques allaient toutefois se faire sentir et amener la province à prendre conscience des nouveaux problèmes posés par la conjoncture internationale.
Les départements qui se partageaient l'ancienne province de Normandie avaient hérité des installations établies par les administrations de l'Ancien Régime au cours d'une longue histoire qui avait vu se succéder les guerres, et les fortifications. Aux constructions médiévales, de l'abbaye fortifiée du Mont Saint-Michel, au château de Caen ou à celui de Dieppe, s'étaient ajoutées les fortifications nouvelles, du Havre créé par François Ier pour remplacer Harfleur, de Granville sous Louis XIV et de Cherbourg sous Louis XVI. Partagés entre la 13e Division militaire autour de Caen, qui comprenait la Manche, le Calvados, l'Orne et l'Eure, et la 14e Division qui ajoutait la Somme à la Seine- Inférieure, les terroirs normands étaient dans une certaine mesure soumis aux règles de l'inscription maritime depuis Colbert ; elles s'appliquaient non seulement aux gens de mer, au sens strict du terme, mais encore aux riverains des fleuves et rivières des « quartiers de l'intérieur », s'enfonçant loin dans l'intérieur des terres, le cas échéant selon la place tenue par les mariniers dans la vie locale au XVIIe siècle. Les défenses du littoral relevaient de deux inspecteurs généraux, l'un contrôlant tout le nord de la frontière flamande à l'Orne, l'autre s 'occupant de la Normandie occidentale, de la Bretagne et des îles jusqu'à la Loire. Us étaient représentés en permanence par des états- majors locaux plus ou moins importants. Cherbourg et Le Havre avaient chacune un colonel, un lieutenant-colonel et cinq ou six capitaines du génie. Granville n'avait que deux capitaines, Caen et La Hougue se contentaient d'un seul. La présence de ces officiers sous-entendait celle de soldats et de travailleurs civils, mais il restait encore, tout juste gardés, bien des vieux forts n'ayant pas besoin de travaux immédiats ou d'importance encore trop réduite pour justifier une garnison ayant une autonomie administrative, en particulier dans le Cotentin avec les annexes de Cherbourg. Les travaux poursuivis au Havre depuis le voyage de Louis XVI en 1786 avaient autant pour but l'agrandissement de l'ensemble urbain inclus dans les fortifications que l'extension des bassins, attirant une main-d'œuvre d'autant plus nombreuse que la crise agricole et le malaise industriel libéraient nombre de journaliers de leurs emplois habituels dans la région environnante.
La tension internationale n'avait pas empêché les armateurs de continuer à expédier des bâtiments de commerce pour assurer, en premier lieu bien qu'il fût le moins prestigieux, ce modeste cabotage qui, en raison de l'insuffisance des routes, acheminait selon un système compliqué de relais des matières premières, des produits alimentaires ou manufacturés d'un point du littoral à un autre. Les bourriches d'huîtres de Cancale remontaient parfois tout le Cotentin, ou étaient transbordées de Portbail à Carentan pour être chargées sur les embarcations qui les portaient, parfois avec des mottes de beurre d'Isigny, vers Honfleur ou Quillebeuf où on les emmenait par la route vers Paris. D'autres bâtiments transportaient les récoltes du pays de Caux vers le Calvados d'où venaient aussi bien des pommes à cidre que des pierres de taille, ainsi que des tailleurs de pierre pour les chantiers du Havre. D'autres esquifs transportaient même en Grande-Bretagne les produits modestes mais concurrentiels des potiers de Mélamare. Plus importants, les bâtiments de pêche allaient chercher le hareng en mer du Nord bien avant qu'il se présentât sur les côtes de Normandie, et les ports de Dieppe, de Fécamp, de Honfleur, de Granville armaient pour la grande pêche en Islande ou à Terre-Neuve. Les capitaines dieppois, honfleurais ou havrais traversaient même l'Atlantique pour approvisionner les colonies françaises soit, directement, en produits manufacturés, soit, par le fameux commerce triangulaire, en esclaves pour les plantations par la traite des nègres. Dans les deux cas, le fret de retour était assuré par les produits coloniaux, coton, teintures, mélasses et rhum, ainsi que par les bénéfices du commerce sur la vente des cargaisons arrivées aux Antilles. Les armateurs normands et leurs fournisseurs avaient du reste de réelles difficultés avec les créanciers antillais depuis la fin de la guerre d'Amérique, et la situation . n'était pas meilleure pour leurs rivaux de Honfleur ou même de Granville. | ||||||||||||
Le Havre Square, CPA collection LPM 1900 | ||||||||||||
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Le Havre Rue du Général Faidherbe, CPA collection LPM 1900 | ||||||
La tension internationale avait amené l'Assemblée constituante à ordonner, dès le 21 juin 1791, la formation de bataillons de gardes nationaux volontaires sur la base d'un homme sur vingt parmi les Français de 18 à 60 ans. La mesure fut appliquée avec un zèle relatif. Si Paris forma ses premiers bataillons dès juillet 1791, et si la Meurthe avait envoyé les siens sur la frontière au même moment, la Haute- Loire n'eut son premier bataillon prêt qu'en octobre 1792. Les bataillons normands se formèrent dans un juste milieu. L'Eure donna l'exemple, mais le 11 septembre 1791. L'Orne suivit le 20 septembre, le Calvados le 17 octobre, la Manche le 22. La Seine-Inférieure, plus tardive, attendit les 17 et 21 janvier 1792 et le 15 février 1792 pour constituer ses trois premiers bataillons. Le dernier fut, il est vrai, acheminé non vers les frontières de l'Est ou du Nord comme les autres, mais vers les Antilles où la moitié de ses compagnies disparut à Saint- Domingue, le reste étant rapatrié des petites Antilles dès la fin de l'année pour rejoindre certains de ses frères d'armes revenus de Lorraine ou de Belgique vers la Bretagne.
Ces départs avaient évidemment diminué le potentiel humain des départements, mais dans des conditions extrêmement variables. Nombre de volontaires se retirèrent, en effet, à la fin de l'année 1792, comme il avait été initialement prévu, quitte à retourner dans l'armée, voire dans leur unité, au moment de la levée en masse de 1793. Certains furent changés d'affectation et se trouvèrent revenir dans leur pays ; d'autres furent tués au combat, moururent à l'hôpital, ou désertèrent, ou furent faits prisonniers, et quelques chanceux du 1er bataillon de la Seine- Inférieure furent délivrés quand les républicains reprirent Bruxelles, mais des dizaines du 1er bataillon de la Manche furent emmenés après la chute du Quesnoy jusqu'au fond de la Hongrie. Surtout, des volontaires préférèrent rejoindre la marine qu'ils avaient abandonnée dans un premier temps, et il y eut les déplacements de la population liés aux grands travaux des ports et à l'embauche sur les chantiers navals lors du grand effort de rénovation de la marine, un temps désorganisée par l'indiscipline générale, puis par l'émigration d'une partie des officiers.
Les autorités des départements normands avaient été sérieusement inquiétées par les rumeurs d'un complot contre-révolutionnaire, et elles avaient pris spontanément ou créé des dispositions de police en tenant compte des directives des autorités parisiennes, non sans une certaine confusion, puisqu'il était recommandé, à la fois, d'empêcher l'émigration et d'expulser les prêtres réfractaires ; cet illogisme ne faisant du reste que transposer les mesures prises par la royauté au moment de la révocation de l'édit de Nantes, quand on risquait les galères ou la corde à partir ou à rester. Elles ne connaissaient pas, pourtant, le projet d'intervention mis au point par la Russie et la Suède pour venir soutenir Louis XVI. L'assassinat du roi Gustave III, puis les affaires de Pologne, qui retinrent Catherine II, avaient fait renoncer au plan dès le 16 mars 1792, une quinzaine de jours avant la déclaration de guerre tie l'assemblée législative au roi de Bohème et de Hongrie, François II.
Les querelles internes de la Convention après la condamnation à mort de Louis XVI allaient bientôt opposer les Montagnards, plus forts dans la capitale, aux Girondins, mieux assurés dans bien des provinces, en particulier en Normandie. Le général Wimpffen, commandant l'armée des côtes de Cherbourg, s'était rallié aux Girondins députés à la Convention, en fuite après le coup de force parisien du 31 mai 1793, et, appuyant les efforts du député de l'Eure Buzot, échappé de la capitale, il avait dirigé une partie de ses troupes vers Paris, appuyées par des volontaires, à vrai dire peu nombreux, levés dans les gardes nationales de la Manche et du Calvados. Les unités de l'armée fédéraliste se heurtèrent près de Brécourt aux troupes de la Convention venues de Paris. Quelques pointes de cavalerie et un échange de coups de canon, qui ne firent aucune victime, mirent fin à la « bataille sans larmes » du 13 juillet, après laquelle les fédéralistes se replièrent en désordre vers Evreux, tandis que les conventionnels faisaient de même vers Mantes.
Ces derniers se ressaisirent les premiers et revinrent vers l'ouest. Sous la conduite du conventionnel Robert Lindet, député de l'Eure, l'armée de pacification du général Sepher rétablit l'autorité de la Convention dans l'Eure, puis dans le Calvados. Les troupes compromises se dispersèrent, rejoignant le plus souvent leur région d'origine, en particulier les bataillons bretons qui se trouvèrent parfois englobés dans les mouvements confus des troupes républicaines en marche contre les Vendéens. Dès la fin de juillet les clefs du château de Caen avaient été solennellement remises aux représentants en mission. La victoire semblait si solide que certains bataillons parisiens, estimant leur tâche accomplie, demandèrent leur retour dans la capitale, d'autant que la désorganisation des circuits commerciaux rendait plus difficile l'approvisionnement des troupes comme de la population.
La situation militaire était cependant loin d'être éclaircie en raison de la menace que faisait peser sur le littoral de la Manche l'armée vendéenne passée au nord de la Loire, et qui poussait vers les ports sa cohue de plus de cent mille personnes au départ, hommes, femmes, enfants et vieillards mêlés, dont quelque trente mille combattants parmi lesquels quelques centaines de cavaliers noyés dans cette foule s 'étirant sur plusieurs lieues. La grande « virée de galerne » vivait nécessairement sur le pays, vidant les huches, les poulaillers et les greniers de populations déjà mal approvisionnées et « il n'y avait d'autres éclair eurs que les pauvres gens qui s'écartent dans les villages à droite et à gauche pour avoir du pain». Après avoir franchi la Loire à Saint-Florent, l'armée vendéenne avait atteint Laval le 24 octobre, hésité devant les défenses de Saint-Malo après avoir pris Dol, puis était entrée en Normandie où les autorités républicaines se demandaient comment faire face à ce nouveau danger, ignorant tout de la direction d'un ennemi dont on pensait seulement qu'il tenterait de s'emparer d'un port pour assurer la liaison avec les émigrés et leurs alliés britanniques. Les Vendéens se décidèrent pour une attaque de Granville, qu'ils pensaient moins défendue que Saint-Malo ou Cherbourg. Ce choix devait s'avérer décevant par suite de l'énergie du conventionnel de la Manche, Lecarpentier, qui sut galvaniser, aussi bien, une petite garnison, que les éléments en retraite après leur défaite devant les Vendéens à Fougères. Après le repli des deux mille soldats du général Peyre, enfoncé au carrefour des routes d'Avranches et de Villedieu, la garnison de Granville fut attaquée dès le 14 novembre et livra un combat acharné dans les faubourgs avant de se replier derrière les murs de la citadelle, incendiant les maisons qu'elle avait dû abandonner. Les pièces trop légères de l'artillerie vendéenne ne pouvaient rien contre des murailles solides protégeant des pièces plus lourdes servies avec précision par les marins de la ville. Le jour suivant, l'intervention de deux canonnières venues de Saint-Malo devait briser un assaut tenté à marée basse par la grève. Ayant perdu plus d'un millier d'hommes, les Vendéens durent se replier peu avant l'arrivée, longtemps espérée, de la flotte anglaise. | ||||||
Rouen Rue Beauvoisine, CPA collection LPM 1900 | ||||||
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Rouen brasserie de l'Opéra, CPA collection LPM 1900 | ||||||
Le reflux des royalistes vers le sud devait s'achever après de longs détours à travers le Maine et l'Anjou par la meurtrière débâcle de Savenay. Les Vendéens, et ceux qui leur avaient témoigné de la sympathie les jours précédents, étaient découragés. Leur succès initial avait été indiscutablement facilité par les erreurs des généraux républicains, à vrai dire très mal informés des mouvements de l'adversaire : c'est ainsi que le général Sepher avait replié ses troupes de Coutances vers Saint-Lô, puis vers Carentan, pour barrer la route de Cherbourg, négligeant de protéger les abords de Granville ; il est toutefois indispensable de souligner que les royalistes normands avaient suggéré en vain aux chefs vendéens cette solution estimée par eux plus facile pour une armée sans artillerie lourde en raison de la présence de hauteurs dominant Cherbourg. Les chefs républicains se trouvaient à la tête de troupes parfois hétéroclites, levées en vertu de décisions d'autorités successives, aux options politiques divergentes, qui avaient été soldées dans des conditions assez fantaisistes sur les fonds recueillis par les directoires de départements, et les problèmes d'épuration des cadres tant administratifs que militaires contribuaient à expliquer l'indiscutable confusion qui régnait en Normandie à la fin de l'année 1793. Paradoxalement, le résultat le plus net de l'alerte causée par l'offensive vendéenne restait l'établissement de travaux en avant de Carentan et de Saint-Lô assurant pour la première fois une certaine couverture stratégique de la base du Cotentin.
Ces opérations n'avaient pas empêché les patrouilles de gardes- côtes, évidemment multipliées, de continuer à surveiller les rivages du Couesnon à la Bresle avec un zèle accru par l'octroi de primes autant que par la crainte d'une accusation de complicité avec les Vendéens, et par le mauvais souvenir que ceux-ci avaient laissé. La répression républicaine, brutale aux premiers jours, s'atténua ensuite, récupérant pour les unités de la Convention les gens qui disaient avoir été entraînés de force par les royalistes lors de leur retraite ; mais il y eut comme d'ordinaire des - vengeances particulières qui se couvrirent de motifs politiques. Le zèle des républicains de toujours et des ralliés allait avoir de nombreuses occasions de se manifester à la fin de 1793, comme il avait pu le faire, dès le début de l'année, avec l'effort de mise en place d'une marine républicaine.
Dès le mois de juin 1793, Jean Bon Saint- André, entré au Comité de Salut public, avait pris les mesures permettant de réaliser les vues ambitieuses de ses prédécesseurs girondins : l'embargo décrété sur tous les bâtiments marchands et sur les corsaires devait permettre d'assurer la priorité de l'embauche des inscrits maritimes aux bâtiments de l'Etat. Le but, présomptueux, était d'empêcher un débarquement ennemi sur les côtes vendéennes, de protéger l'indispensable cabotage et le commerce au long cours, et enfin de faire peser la menace d'un débarquement français sur les côtes ennemies. Ce programme démesuré devait être différé après l'insurrection de Toulon qui livra aux royalistes et aux Anglais le port et la flotte. Il fallut attendre la reconquête de la ville après de longs mois de présence ennemie pour récupérer le port, mais non la flotte, partie pour l'Espagne ou pour la Corse. Il fallait attendre encore pour se lancer dans les grandes opérations envisagées envoyant de puissantes escadres en haute mer avec cent vaisseaux de ligne, cinquante frégates, trente corvettes sans oublier la soixantaine de bâtiments du commerce réquisitionnés dans divers ports de la Manche pour transporter en Angle terre une éventuelle force de débarquement. Quant à l'établissement à Dieppe et à Granville de « ports de refuge » pour les navires de guerre qui opéreraient dans la Manche, il devait être remis en cause par les opérations contre l'armée vendéenne interdisant la constitution des approvisionnements indispensables, et consommant même une partie de l'artillerie coulée à Villedieu-les-Poêles par les fonderies de canon établies par ordre du Comité de Salut public.
Surtout les grands projets étaient compromis par la désorganisation des arsenaux et par l'indiscipline ; les représentants des ministères de la Guerre et de la Marine s'arrachaient la production de canons et de poudre, tandis que les maîtres et contremaîtres élus des arsenaux ménageaient leurs électeurs, s'accordant de nombreuses pauses, voire des journées de repos. Les approvisionnements en voiles et cordages, même en vivres de réserve, étaient âprement disputés entre les armateurs et les services officiels. La main-d'œuvre qualifiée des arsenaux — charpentiers, calfats, voiliers, poulieurs — , était insuffisante en nombre et on dut rappeler au Havre certains volontaires qui manquaient aux services de la marine, voire affecter à ceux-ci des travailleurs qui n'étaient pas inscrits maritimes, exactement comme on embarquait sur les bâtiments à côté des véritables marins des fantassins chargés de la mousqueterie contre les gabiers de l'adversaire. Les conditions de travail des chantiers navals variaient avec les ports. Si Cherbourg avait un arsenal relativement isolé, celui du Havre était au contraire en pleine circulation urbaine : « l'arsenal est ouvert de toutes parts, il fait partie de la voie publique ; aussi les opérations de la marine y attirent une si grande foule de curieux que les agents chargés de leur direction ne peuvent ou approcher ou se faire entendre sans lutter perpétuellement contre les importuns et les inutiles qui obstruent le passage». On construisait, en effet, au Havre, 6 frégates, 9 corvettes et 9 autres bâtiments qui ne devaient être mis à flot que pendant le printemps de l'an II, c'est-à-dire en juin 1794. L'auteur de ce rapport, l'ingénieur Forfait, était un homme connu par ses travaux scientifiques depuis de longues années, mais qui avait eu des difficultés avec les administrateurs du Havre, peut-être en raison de ses positions modérées quand il était un des représentants de la Seine-Inférieure à l'assemblée législative. Ses ennuis avec le Comité de surveillance ne l'empêchèrent P£s d'être chargé par Jean Bon Saint-André de superviser non seulement les constructions du Havre et celles de Honfleur, mais encore celles de Granville et même de Saint-Malo.
Sous son impulsion les arsenaux achevèrent la construction de nombreux bâtiments. L'appoint des fonderies de cuivre de Romilly-sur- Andelle, une des rares manufactures de plaques de cuivre laminé pour le doublage des navires, assura aux chantiers normands des possibilités importantes. Le cas échéant, les ingénieurs osaient même avoir recours à des techniques prohibées en temps normal. C'est ainsi que, malgré toutes les traditions, et le risque d'incendie, l'arsenal de Cherbourg institua, pour terminer l'armement de deux corvettes jugées indispensables, le travail de nuit et aux flambeaux, mais pour un temps limité à quarante-huit et soixante-douze heures. Il est vrai que par ailleurs les anciennes habitudes persistaient, aussi bien celles des temps de prospérité, au moins relative, que celles des périodes de disette, et l'approvisionnement des agglomérations devenait de plus en plus aléatoire en raison des mauvaises récoltes successives et des mesures militaires réduisant la main-d'œuvre disponible dans les champs au moment des moissons. Les convois pour l'approvisionnement prioritaire des armées et pour leur fourniture en armes et munitions retenaient une masse sans précédent de charretiers réquisitionnés avec leurs véhicules pour des trajets beaucoup plus longs que les circuits traditionnels, comme lorsqu'un conducteur havrais suivant l'armée du Nord s'en allait mourir à l'hôpital de Gand. Mais il fallut la grande impécu- niosité des autorités du Directoire pour voir vendre les chutes et copeaux des chantiers navals de l'Etat, au Havre, dont les ouvriers avaient jusqu'alors disposé comme bois de chauffage, supplément en nature non négligeable dans une région aussi mal pourvue sous ce rapport. En contre partie, les Havrais avaient vu interdire aux travailleurs des villages voisins, dont la clientèle faisait baisser les quantités disponibles et monter les prix réels, de fréquenter le marché du Havre pourtant plus proche, ce qui les obligeait à aller acheter leurs vivres à la halle de Montivilliers | ||||||
Langrume sur mer la plage, CPA collection LPM 1900 | ||||||
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Saint Pierre sur Dive Foire, CPA collection LPM 1900 | ||||||
L'importance de la ville du Havre y avait comme lors de toutes les crises de subsistances, développé un marché noir bien supérieur aux tarifs du maximum évidemment respecté pour la rétribution des arsenaux, et des chantiers privés travaillant pour l'Etat. Le désir de disposer rapidement de nombreux bâtiments avait, en effet, décidé les autorités à réquisitionner les chantiers de construction privés, mais, par une méfiance pour leurs aptitudes techniques, ou par souci de se réserver les opérations les plus prestigieuses, ces derniers s'étaient vus affecter les bâtiments les moins lourds. L'austérité huguenote et révolutionnaire de Jean Bon Saint-André avait permis l'accélération de la construction en ordonnant la suppression de toute décoration luxueuse : les sculptures disparurent, de même que certains aménagements intérieurs. La corvette construite sous sa surveillance directe à Cherbourg et qui reçut le nom de Chalier, le révolutionnaire lyonnais victime de ses adversaires, n'avait que des panneaux de toile pour isoler les logements des officiers au lieu des habituelles cloisons de planches.
Mais, malgré l'expulsion de tous les suspects, la présence des soldats maintenus dans une armée pour la défense du Cotentin, dans l'hypothèse d'une tentative de débarquement ennemi, amenait de telles difficultés de ravitaillement qu'on en arriva à distribuer à la population le grain avarié provenant d'une prise. La misère était encore plus grande au Havre où les ouvriers de l'arsenal devaient conserver, jusqu'en l'an VI, la « journée de famille » accordée aux travailleurs du port, qui leur permettait de se reposer ou d'aller se ravitailler en campagne. Et si le pays de Caux était resté à l'abri de la guerre, le Cotentin avait beaucoup souffert des unités de tout genre qui s'y étaient succédé, combattant pour les républicains, les fédéralistes ou les Vendéens. Même des régions écartées comme les forêts du district de Mortain avaient été mises en coupe réglée pour la marine et pour les logements de l'armée cantonnée dans des barraques sur le littoral aux points stratégiques choisis pour surveiller les anses.
Ces travaux présentaient le double avantage d'occuper tous les bras disponibles dont le nombre était déjà réduit par l'appel aux volontaires puis par la réquisition lors de la levée en masse de 1793, mais cette ponction même contribuait à rendre plus difficiles les problèmes d'approvisionnement en retirant aux cultivateurs le renfort indispensable pour procéder aux moissons et ensuite aux battages dans de bonnes conditions. L'habitude de scier les céréales à la faucille exigeait, en effet, bien plus de main-d'œuvre que plus tard avec la faux, introduite progressivement en Normandie précisément à partir des achats de la Convention à l'étranger, les manufactures françaises étant requises pour la fabrication des piques, baïonnettes ou fusils suivant la qualification plus ou moins grande de leurs forgerons, serruriers, horlogers et autres armuriers d'occasion. Il y avait surtout la persistance du système des classes conservé par les nouvelles structures politiques et faisant des marins, au sens le plus large, des hommes à la fois astreints à des obligations dont étaient exemptés les terriens jusqu'à l'établissement des mesures de conscription, et ensuite des privilégiés puisque la plus grosse partie de la maçine demeurait au port. Certes le Code pénal de la marine avait introduit l'intervention du jury à tous les niveaux de la justice, tout en laissant subsister les châtiments corporels supprimés dans l'armée de terre, mais il multipliait les réunions et désorganisait le service. Les querelles entre les partisans et les adversaires des mesures prévues par la constitution civile du clergé avaient un retentissement d'autant. plus grand dans les ports que les marins associaient souvent sans complexe des sentiments très révolutionnaires, hostiles en particulier au commandement traditionnel, et une piété que d'aucuns jugeaient incompatible avec la religion «purement civile, sans dogmes ni pratiques» chère à certains conventionnels, du reste profondément divisés sur ces problèmes religieux. Les incidents multipliés autour des offices clandestins de réfractaires regroupant une clientèle souvent féminine émaillaient la chronique locale de tous les ports ; ils créaient même localement des tensions entre la population et les troupes de la Convention, surtout les bataillons parisiens considérant les provinciaux avec d'autant plus de dédain qu'ils étaient suspectés de tendances au fédéralisme, voire au royalisme. La récupération des plombs des toitures d'églises pour fondre des balles fut dénoncée comme sacrilège, au même titre que les fêtes révolutionnaires célébrées dans certaines églises. Les révolutionnaires affectaient pourtant à l'occasion de rester attachés aux valeurs traditionnelles, comme lorsque la municipalité du Havre faisait décider le 28 octobre 1793 l'expulsion des filles publiques pour « que les enfants ne voient pas l'exemple de la corruption et de l'intrigue » et estimait qu'il appartenait aux municipalités de « surveiller les pas des jeunes gens au moment où ils échappent à leurs parents ». Il est vrai que le groupe le plus important de filles se trouvait traditionnellement hors du périmètre municipal, sur la commune limitrophe d'Ingouville, si l'on en croit certains rapports de police, mais peut-être à la suite de cette mesure. Il était du reste révélateur des difficultés rencontrées par les autorités de la capitale à faire adopter leur politique en province de voir que la municipalité de Cherbourg refusait de démolir un orgue pour récupérer le métal et de transformer les confessionnaux en guérites pour les gardes-côtes.
Les opérations proprement dites de la marine française n'avaient guère intéressé la Manche en 1792. La désorganisation des cadres et l'indiscipline des équipages avaient réduit les opérations à une démonstration sans lendemain à Naples et à un débarquement encore plus décevant en Sardaigne où quelque six mille volontaires marseillais avaient dû se rembarquer au bout de quelques semaines, les Sardes n'ayant pas rejoint, comme espéré, les adversaires de leur souverain. Cet échec avait simplement créé un état d'esprit pessimiste dans la flotte de Toulon dès avant que fût connue la nouvelle de la déclaration de guerre à la Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. La révolte fédéraliste de la ville et la chute de la flotte aux mains des Anglais, même s'ils durent incendier une dizaine de vaisseaux en quittant la rade, avait réduit les possibilités d'action de la marine française. Après la reconquête de la ville, à la fin de l'année, les bâtiments des escadres de l'Océan durent fournir les éléments pour la reconstitution d'une flotte française en Méditerranée. Elle ne devait guère servir qu'à soutenir les garnisons françaises encore présentes sur les franges du royaume anglo-cbrse de Pascal Paoli. Dans l'Océan proprement dit, les opérations furent des plus limitées en 1793 en raison de la lenteur des Britanniques à mettre sur le pied de guerre des escadres désarmées depuis des années. La seule opération, mise en relief par la propagande parisienne, fut la protection d'une partie du convoi d'environ cent cinquante bâtiments amenant des céréales et des produits coloniaux des Etats-Unis au cours des combats de Prairial. Seule la légende née autour des combats qui coûtèrent 5 000 tués et blessés aux Français quand les Anglais n'en perdaient que 1 148, permit de présenter l'opération comme un succès. Lors de la campagne suivante, la frégate Desgarceaux et quelques autres bâtiments français sortis de Cherbourg, firent une tentative inutile pour prendre pied sur les îles anglo-normandes et perdirent huit bâtiments. | ||||||
Isigny sur Mer Le marché au beurre, CPA collection LPM 1900 | ||||||
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Types Normands, CPA collection LPM 1900 | ||||||
Sur le plan local, l'application des directives parisiennes relatives à la marine semble avoir été d'une efficacité très relative, et les escadres de l'Etat stationnées en Haute-Normandie ne purent faire que peu de choses. Certes les Britanniques furent lents à se mettre en route, mais ils disposaient d'emblée de positions stratégiques solides au point qu'on estimait que Cherbourg serait en principe destiné à servir de base, ou mieux de port de secours pour les croisières composées de bâtiments légers qui avaient pour directive de se porter « dans les mers d'Allemagne pour nuire au commerce ennemi » pendant que les vaisseaux lourds se rendraient à Brest, Lorient et Rochefort avant de se réunir en un corps de manœuvre qui restait à équiper et armer. Les escadres britanniques qui disposaient déjà des mouillages des îles anglo-normandes s'étaient assuré en outre d'une base aux îles Saint- Marcouf dès l'entrée en guerre. Certes, l'escadre de Lord Noira arriva trop tard pour appuyer les Vendéens devant Granville, mais il put croiser longuement devant les côtes occidentales du Cotentin avant de se replier vers Portsmouth après avoir vainement attendu un contact avec une armée déjà en retraite vers le sud. La crainte d'un retour éventuel des royalistes et plus encore d'un débarquement anglais fit multiplier les travaux de fortification sur les points faibles du littoral du Cotentin et sur les positions de Carentan, où furent installées des pièces d'artillerie de marine amenées à grande peine. Des terrassements avaient également été effectués pour renforcer Querqueville, la montagne du Roule et la pointe de la Hougue, non sans poser de sérieux problèmes pour le logement et le ravitaillement de la main-d'œuvre. Les mêmes questions causaient de réels soucis aux officiers municipaux du Havre, devenu pour quelques trimestres Le Havre-Marat, mais où l'on continuait de réaliser les grands travaux prévus par le plan de l'ingénieur Lamandé en 1787. Mais si le travail ne manquait pas, le prix des subsistances demeurait en réalité bien supérieur aux prix du maximum auxquels se conformaient les salaires. On en était à faire garder les portes du Havre pour empêcher la sortie clandestine de blé ou de pain par les ouvriers venant travailler dans une ville paradoxalement mieux approvisionnée que la campagne : on n'autorisait que la sortie de six livres de pain ; les communes suburbaines s'agitaient fréquemment et le marché noir fleurissait autour des chantiers de toute espèce. Ces problèmes joints à ceux que posaient les exigences immédiates, comme l'envoi d'urgence de fusils du Havre à Cherbourg où la métallurgie était bien moins développée, ajoutaient à l'activité et à la confusion.
La seule opération de quelque envergure réalisée au départ du Havre semble avoir été celle de la division de deux frégates et quatre corvettes commandée par le citoyen Pitot à bord de la Républicaine, et qui comprenait un bâtiment britannique capturé, la Tamise. Le journal de l'unité donne une liste des prises qui permet plusieurs constatations sur les aspects particuliers de cette guerre où des bâtiments légers s'en prenaient surtout aux bâtiments isolés. Nombre de ceux-ci posaient des problèmes juridiques, voire diplomatiques, étant donné leur appartenance à des pays neutres ou présumés tels. La situation pouvait, en effet, avoir changé entre la date de départ du bâtiment et le moment de son interception par des bâtiments de guerre eux-mêmes en mer plusieurs semaines. Les tribunaux des prises et même la Convention étaient amenés à reconnaître l'éventuelle validité des prises avant la mise en vente soit de la cargaison, soit du navire, soit de l'ensemble amené dans un port français par un équipage de prise. Les renseignements donnés par le citoyen Pitot sont du reste bien plus sommaires que ceux fournis au sujet des prises faites par des corsaires, en raison des problèmes posés par le partage des bénéfices.
Le bilan de cette croisière semble assez difficile à établir en raison de délais apportés par les organismes compétents, jusqu'à la Convention, pour dire si le navire capturé était en bonne prise. Les perturbations apportées au commerce des pays ennemis par les six bâtiments de la division Pitot restent, en effet, assez limitées. Quatre bâtiments venant de Hambourg avaient été interceptés transportant du bois de construction ou du chanvre pour l'Espagne et le Portugal, du poisson salé à destination de Ténériffe, et 700 quintaux de blé pour Cadix, toutes prises correspondant aux directives d'action contre le commerce du Nord, mais discutables en raison du caractère particulier de la ville libre de Hambourg. Moins contestables étaient les interceptions de bâtiments britanniques. Le premier renfermait une cargaison assortie pour les colonies, c'est-à-dire, de la quincaillerie, des tissus sans grand intérêt, et des meubles ou des boissons. Un autre, venant de Liverpool, transportait du beurre et des salaisons à la Jamaïque. Un troisième amenait de Smyrne en Angleterre des cotons et des tapisseries ; un quatrième transportait de Bartry au Portugal des cordages et du goudron ; un cinquième bâtiment anglais transportait de la morue pour Naples ; un sixième, avec un chargement identique, devait en principe s'arrêter au Portugal où un septième apportait du maïs et divers objets ; un huitième apportait de la morue et de l'huile de poisson à Bilbao ; un neuvième avait une cargaison de soude embarquée à Cork à destination du Portugal. Trois bâtiments anglais avaient été interceptés alors qu'ils regagnaient la Grande-Bretagne, l'un transportant des raisins secs de Zante, près du Péloponnèse, à destination de Londres, et deux autres également des raisins secs mais de Malaga, l'un vers Londres, l'autre vers Cork. Certes tous ces bâtiments avaient pu être arraisonnés quands ils se trouvaient dans les approches de la Manche, exactement comme un bâtiment espagnol transportant de l'eau-de-vie de Barcelone à Guernesey ou comme un bâtiment danois transportant des planches en Espagne ou un bâtiment de la ville de Dantzig transportant à Lisbonne 662 sacs de blé. La nationalité des bâtiments et des armateurs posait dans ces derniers cas des problèmes diplomatiques. Il en allait de même, sinon en plus grave, avec divers bâtiments arraisonnés. L'un allait de Salem, dans le Massachussetts, à la Corogne, chargé de poisson sec, d'aloès et de cacao. Un second portant 358 barils de farine, allait de New York à Saint- Andrews, mais il existe plusieurs villes de ce nom, l'une en Ecosse, une autre dans l'Ile du prince Edouard, à l'embouchure du Saint-Laurent, et si la logique peut sembler faire pencher pour la première hypothèse, force est de souligner que celle-ci supposait que la division Pitot se fût largement éloignée des abords de la Manche, l'itinéraire passant normalement au nord de l'Irlande. Quant à la seconde, elle supposerait une navigation des bâtiments français jusqu'au grand large dans l'Atlantique ; mais cette incursion n'est pas invraisemblable, puisqu'on trouve également parmi les bâtiments interceptés un navire espagnol se rendant de Montevideo à Cadix avec une cargaison de 400 000 livres de peaux de cuir vert et de suif, avec une route passant évidemment très au sud du golfe de Gascogne. Un autre bâtiment américain intercepté, allant de Marblehead au Massachusetts à Bilbao avec un chargement de poisson et d'huile, avait lui aussi un itinéraire assez éloigné de la Manche. Un sloop de Boston, dont on ne sait rien d'autre, avait été lui aussi reconnu par la division Pitot. Certains bâtiments avaient été perdus, l'un, britannique, chargé de 393 balles de coton, avait été coulé, car un brick de guerre anglais risquait de le reprendre et de faire courir des risques au bâtiment français moins puissant. Un autre navire de commerce anglais est signalé comme ayant été incendié au large. | ||||||
Saint Rémy Rue de la poste, CPA collection LPM 1900 | ||||||
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Port en Bessin Vente du poisson, CPA collection LPM 1900 | ||||||
Paradoxalement, les corsaires de Dunkerque avaient réellement capturé onze bâtiments ennemis, quatre hollandais et sept anglais, et semblaient avoir fait un travail plus efficace. Il est vrai que l'importance des bâtiments interceptés, qui est dans leur cas connue avec plus de précision, montre qu'il s'agissait de petites embarcations, avec quelques hommes d'équipage, et même un bâtiment anglais, qui en comptait treize, n'avait pas d'artillerie, ainsi du reste que trois autres prises, ce qui avait des répercussions sur la valeur de la vente de la prise. Les estimations variaient de 2 600 livres pour un bâtiment monté par cinq hommes mais léger, le néerlandais le Jeune Empire, alors que l'anglais Guillaume et Elisabeth, avec quatre hommes, également sans artillerie, mais chargé de poisson frais, était estimé à 6 500 livres. Un autre anglais, les Deux Amis, avec huit hommes d'équipage, deux canons et une autre cargaison de poisson frais, montait à 9 500 livres. Le bâtiment hollandais Van Wartewall avec douze hommes, trois canons et des ustensiles de pêche, rapporta 35 000 livres. Deux autres navires hollandais, sans artillerie, le Reg Donzee, de quatre hommes d'équipage, et le Zeuvien, de treize, rapportèrent respectivement 45 900 et 46 800 livres, mais le premier était chargé de produits de teinture et d'avoine, tandis que la seconde cargaison se limitait à du matériel de pêche et à du sel. Un navire britannique, le Hoop, monté par sept hommes et armé de deux canons, valait 50 000 livres avec sa cargaison de charbon de terre. Un autre anglais, la Providence, monté par neuf hommes avec trois canons et une autre cargaison de charbon de terre, 70 300 livres. Un autre bâtiment, de même nationalité et du même nom, lui aussi chargé de charbon, avec simplement sept hommes d'équipage, rapporta 75 000 livres. Dans l'ensemble, il s'agissait donc surtout de bâtiments de pêche et de petits caboteurs dont la coque et l'armement, les agrès et les voiles représentaient une part importante du profit. Deux exceptions semblaient confirmer cette règle. Le navire anglais les Deux Amis, avec sept hommes d'équipage, trois canons et une cargaison de poils de chèvre et de charbon, rapportait 160 000 livres et un autre britannique, le Cassandra, monté par treize hommes, sans artillerie, mais chargé de sucre, de café, de douves et de cuir, rapportait 650 000 livres.
Les ports plus occidentaux de la côte française n'étaient pas, comme Dunkerque, fréquentés uniquement par les marins du lieu. De toute évidence, les corsaires français qui opéraient dans les eaux de la Manche ne tenaient pas à courir le risque de voir leurs prises interceptées s'ils leur faisaient franchir le Pas-de-Calais et préféraient les mettre plus rapidement à l'abri de l'ennemi. La longue durée d'accessibilité du port du Havre grâce à son régime de marées, en faisait une destination particulièrement intéressante et il est révélateur de constater que sur huit prises amenées dans ce port, une seule était le fait d'un corsaire havrais, curieusement dénommé le Centaires, probablement un hommage maladroit au révolutionnaire parisien Santerre, une autre avait été amenée par le Républicain de Boulogne, une troisième par le Sans Culotte de Honfieur, une quatrième par le Sans Culotte de Jemmappes de Dieppe, une par un corsaire de Fécamp, et trois par deux corsaires armés à Dunkerque, l'Hirondelle et l'Ami des Lois. Les équipages des bâtiments armés en course variaient autant que leur armement, allant de trois à treize canons avec de trente-sept à quatre-vingt-cinq hommes. Le corsaire ha vrais, avec ses quarante-neuf hommes et huit canons, n'avait fait qu'une prise de 6 000 livres. L'importance des ports de la mer du Nord et de la Manche orientale restait cependant secondaire pour la marine française à côté de l'activité dont témoignaient déjà les ports à l'ouest du Cotentin, en particulier Saint-Malo et Brest, ou même, bien plus loin, Bayonne qui annonçait pour la même période plus de prises que Le Havre. Tout au plus pouvait-on noter l'importance plus grande des bâtiments capturés dans le golfe de Gascogne, bien qu'on vît des prises de bâtiments venus des îles anglo-normandes et montés par quelques hommes jusque devant les côtes de Galice. Le plus surprenant était pourtant le nombre dérisoire d'interceptions de bâtiments venant des Indes orientales : peut-être les puissants vaisseaux de la Compagnie des Indes britanniques avaient-ils un potentiel les mettant à l'abri des entreprises de corsaires en général bien plus légers. | ||||||
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Beaumont en Auge Cafe de L'Hermitage, CPA collection LPM 1900 | ||||||
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Gare de Courliboeuf, CPA collection LPM 1900 | ||||||
Les décisions de la Convention, assurant une priorité absolue aux besoins de la marine de l'Etat, avaient l'inconvénient de réduire les possibilités de la marine de commerce et aussi de ces corsaires dont faisait mention en termes ambigus une de ses adresses : « Tout Français est libre de suivre à l'égard de la course ce qui lui sera suggéré par son patriotisme ». Dans de telles circonstances, et compte tenu du désordre dans la marine de l'Etat et de la désorganisation des circuits commerciaux dans le pays, sans omettre l'investissement massif de bien des économies privées dans l'achat de biens nationaux, les armateurs étaient dans une situation difficile, très peu favorable à la reprise des armements en course, bien moins en tous cas que pendant les guerres maritimes précédentes. Les conditions d'armement des petits corsaires étaient rendues plus difficiles par les progrès de la technique navale, évidemment réservés par priorité aux navires de guerre, comme par exemple le doublage des coques en cuivre qui assurait une meilleure vitesse, et réduisait le nombre et la durée des longues escales pour radoubage. L'augmentation du poids de l'artillerie posait de redoutables problèmes aux armateurs désirant modifier l'armement des bâtiments construits initialement pour le commerce ou pour la grande pêche, si nombreux de Granville à Dieppe. Un dernier point, sans précédent lors des guerres antérieures, était celui des approvisionnements des corsaires : il était difficile, sinon impossible, de les constituer. Ainsi la population de Granville, après que les Vendéens et républicains eussent vécu sur le terroir environnant, était réduite à compter sur les avisos assurant la navette entre Saint-Malo et Cherbourg et surveillant les îles anglo-normandes pour les ravitailler en biscuit. Cette pénurie entraînait inévitablement d'innombrables compromissions et prévarications au point que Forfait s'indignait dans une lettre sévère au Comité de Salut public : « La République est volée, pillée de toutes parts avec une impudence scandaleuse». Cette pénurie fournissait également d'innombrables prétextes aux querelles entre les administrateurs locaux plus ou moins poussés par des éléments louches où les démagogues, les spéculateurs et les agents royalistes se confondaient à l'occasion, comme dans les démêlés entre les administrateurs ha vrais et le turbulent maire d'Ingouville Musquinet-Lapagne. Mais l'ensemble du littoral souffrait de conditions matérielles difficiles, sinon catastrophiques, et le marasme économique était tel, dès avant la menace vendéenne, que les armateurs de Granville avaient, faute d'argent liquide, renoncé à tout armement en course. Les relevés de la marine ne mentionnent pour l'époque aucune prise dieppoise.
Les débuts de la guerre, contre les seules puissances continentales en 1792, puis en 1793 aussi contre les puissances maritimes, avaient été marqués, en Normandie comme dans le reste de la France, par un effort militaire d'une ampleur sans précédent, dépassant de très loin les levées pour la milice aux temps les plus difficiles de l'Ancien Régime. La province avait de plus retrouvé ces guerres civiles dont elle avait été dispensée depuis la Fronde et la révolte des Nu Pieds ; et là encore il n'était plus question d'effectifs limités, comme lorsque le futur maréchal de Gassion venait avec son seul régiment rétablir l'autorité royale dans la province agitée, mais d'armées réunissant des dizaines de milliers d'hommes, qu'elles fussent fédéralistes, conventionnelles ou vendéennes. Si les opérations de « l'armée de pacification » contre les fédéralistes n'avaient guère fait de dégâts, même aux poulaillers, il en avait été tout autrement dans le sud de la Manche et dans les régions voisines mises en coupe réglée tant par les Vendéens ou leurs amis que par les républicains. De tels prélèvements n'avaient pu qu'accentuer la crise des subsistances qui avait été une des causes du mécontentement en 1789. Les nécessités de la défense du nouvel ordre établi, les innombrables prélèvements sur la main-d'œuvre existante tant par les gardes nationales sédentaires ou par les gardes-côtes que par les unités de volontaires appelés à combattre plus loin de leurs pays d'origine, avaient pareillement réduit le personnel disponible pour les moissons, et pour les battages, accentuant une disette que les opérations de 1' « armée révolutionnaire» cherchant en priorité à assurer l'approvisionnement des marchés de la capitale et le sien propre, avaient encore accentué. La guerre maritime avait repris ses méthodes traditionnelles, mais avec des effectifs réduits, un certain nombre d'inscrits ayant préféré s'engager dans les formations de volontaires, où les conditions de solde et surtout d'avancement étaient bien supérieures. Seules les déconvenues des opérations amenèrent certains de ces volontaires à refluer vers une marine où les escadres de haut bord regroupées dans quelques grandes rades, restaient à attendre une occasion favorable sous la surveillance des croisières britanniques, et la disparition de l'escadre de Toulon incitait à la prudence des escadres encore moins bien placées par rapport aux bases ennemies...
Les escadres légères avaient réalisé quelques opérations limitées analogues à celles des corsaires, qui allaient cependant rester la partie la moins décevante des efforts français pendant les guerres. Certes il fallut attendre plusieurs années pour voir jeter sur les côtes irlandaises la seule expédition française ayant réussi à débarquer dans les îles britanniques, mais elle s'acheva dans une débâcle, les Irlandais n'ayant pas plus apporté les renforts escomptés que la marine les compléments indispensables aux unités bénéficiaires d'une surprise exceptionnelle. Le nombre des corsaires n'allait pas cesser de se réduire par suite des pertes au combat comme en raison de l'épuisement des ressources des armateurs, comme au cours des guerres maritimes antérieures. C'était, il est vrai, après celle de Sept Ans qu'avait été tracée la carte de Cassini qui portait en face du Havre dans la baie de la Seine la désignation sans équivoque « Mer Britannique ». | ||||||
Noyers Bocage le marché, CPA collection LPM 1900 | ||||||