LE MONDE RURAL NORMAND
   
  LES MARCHANDS-BEURRIERS     -1/2
         
 

Isigny-sur-Mer Le marché au beurre, CPA collection LPM 1900 

 
     
 

Eleveurs et marchands de beurre à Isigny de la fin du XVIIe siècle à 1840

LES MARCHANDS-BEURRIERS

Fabrice PONCET


Le bon beurre d'Isigny

 

Seule graisse d'origine animale autorisée par l'Église en Carême depuis le Concile de Trente, le beurre, tout comme la crème, voit son emploi augmenter dans les préparations culinaires à partir du XVe siècle au point que dès le XVIIe siècle, il devient l'un des piliers de la cuisine française. Il semble qu'Isigny et sa région n'aient pas envisagé d'autres transformations du lait pour notre période d'étude. Une seule fois sur les 127 auxquelles nous ont convié les inventaires, en 1700, nous avons trouvé mention de deux fromages chez un marchand ; en 1817, une tentative pour fabriquer des fromages de Hollande à Neuilly-la-Forêt s'est rapidement soldée par un échec faute de rentabilité.

 

Au XVIe siècle, un procès de 1551 et un acte de 1571 évoquent la commercialisation de beurre depuis Isigny. Mais plus que ces exemples ponctuels, l'ancienneté de la fabrication et du commerce du produit dans la région transparaît à la lecture de Charles de Bourgueville, qui écrit en 1588 au sujet de la vicomte de Bayeux :

 

"Le terroir de ceste dicte Viconte est bien fécond, et consiste en grand nombre d'herbages et pasturages, dont procèdent des meilleurs beurres de France, qui sont distribuez à Paris, Rouen, Orleans' Blois, Tours et autres grosses villes."

 

Dès le XVIIe siècle au moins, Isigny comptait plusieurs établissements où l'on salait le beurre. Le 16 septembre 1666, Pierre Isabel, sieur de Hautmont louait pour 5 ans à maître Claude Ollivier, "marchand bourgeois à Paris", un cellier et un petit cabinet servant à saler du beurre. Deux années plus tôt, un bail à ferme de 6 ans avait été conclu par Nicolas Drouet, lui aussi marchand de la capitale, représenté par Philippe Planson, de pareille vacation, pour le même type de bâtiment, rue des Dames. Les marchands parisiens avaient donc bien investi les lieux dans les années 1660. Au fur et à mesure que les sources s'étoffent, on constate l'importance prise par le beurre d'Isigny dans l'approvisionnement de la capitale. En période de guerre (notamment celle de Hollande), les bateaux qui le convoyaient bénéficiaient même d'une escorte. Le volume des transactions semble déjà conséquent. Claude Pellot, premier président du parlement de Normandie, note à la fin du XVIIe siècle que "l'on y fait grand trafic de beurre salé pour Paris ou Rouen ; l'on y fait pour près d'un million de trafic de beurre". Sur les rôles de taille de 1688, dans les communautés d'Isigny, d'Osmanville et de Saint-Clément figurent 4 "beurriers", 8 marchands de beurre, 9 saleurs de beurre et 7 tinetiers. Enfin, dans la dernière décennie du siècle, on sait que la monarchie a profité de cette activité pour créer des offices de "vendeurs-visiteurs de beurre" à Isigny.

 

Isigny-sur-Mer La laiterie coopérative, CPA collection LPM 1900 

 

Un élargissement des horizons marchands

 

Les inventaires après décès permettent de mieux connaître certains des marchands beurriers du XVIIe siècle. Il semble qu'ils étaient déjà pour l'essentiel -la totalité ? - des marchands commissionnaires, et donc qu'ils étaient chargés des achats et des expéditions pour le compte d'autres marchands. Pierre Jahiet, dont nous avons déjà mentionné l'important troupeau de 21 vaches à lait qu'il possédait en 1692, est qualifié de "marchand de beurre" dans le rôle de taille de 1688 et taxé à 40 £. Trésorier de l'église d'Isigny, il vendait également d'autres produits (épices, sucre, coton, tabac notamment). Plusieurs celliers du logis étaient occupés par des pots de beurre prêts à partir chez divers clients : la veuve Osmont, marchande à Saint-Denis- en-France, les "Pères carmes déchaussez de Paris" et deux marchands, l'un de Paris et l'autre de Rouen. On y trouve aussi un "brancard" avec ses poids (pour la pesée) et les papiers de la succession comprennent des quittances de livraisons de tinettes ou encore des baux pour des saleries à beurre.

 

Pour le milieu du XVIIIe siècle, l'organisation du commerce est mieux connue, comme en témoigne Piganiol de la Force en 1 754 :

 

"Ces beurres depuis la Saint-Martin jusqu'à la fête de l'Ascension sont transportés à Paris sur des chevaux, sans être salés- Mais depuis ce temps jusqu'à la Saint-Martin, ils sont transportés, fondus et salés à Isigny, avec le sel blanc qui y est en usage. On le met pour cet effet dans des pots de grès, ou dans des tinettes de bois, et ensuite au magasin, pour le compte des marchands de Paris, de Rouen et de Saint- Valéry-sur- Somme, qui ont leurs commissionnaires à Isigny, d'où ils les tirent à mesure qu'ils en ont besoin. Il s'y en sale, année commune, 90 à 100 mille pots, qui produisent environ quinze cent mille livres."

 

Isigny-sur-Mer La laiterie coopérative, CPA collection LPM 1900


Isigny-sur-Mer La laiterie coopérative, CPA collection LPM 1900

 
         
   
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Isigny-sur-Mer Le marché au beurre, CPA collection LPM 1900 

 
 
 
 

Outre la confirmation des destinataires et des modes de conditionnement que l'on a envisagés pour le XVIIe siècle, cette description souligne que les envois n'étaient pas les mêmes suivant les saisons. En raison de l'éloignement d'Isigny par rapport à Paris et des méthodes de conservation, le transport de beurre frais ne s'effectuait qu'en automne et en hiver. Pour les mois les plus chauds, il était fondu, dans des pièces spéciales qu'on appelait des "fonderies". Ainsi rencontre-t-on à Osmanville, en février 1751, chez Jean Capard, plusieurs "poisles d'airain" dont une de 150 pots et deux autres de 60 et 50 pots entreposées dans deux pièces, "la vieille fonderie" et "la fonderie neuve". Au domicile de Jacques le Trézor, sieur de Pierreville, on découvre en été l'une de ces fonderies en activité, avec quatre grandes "poilles à fondre", et vingt-sept pots encore pleins d'écume de beurre. Cette variation saisonnière était capitale : elle induisait un changement non seulement dans les modes de transport, mais également dans les prix et la clientèle. La différence de prix entre le beurre frais acheminé l'hiver par la route (très apprécié des couches les plus aisées) et le beurre fondu et salé acheminé par mer, allait jusqu'à conditionneren dernier lieu la date des vêlages. C'est-ce que révèle Faucon de la Londe, secrétaire du roi, dans le mémoire de 1787 qu'il adresse au nom des "herbageurs" d' Isigny au sujet d'une ordonnance sur le commerce du beurre qui risquait de leur nuire :

 

"Oui, sans doute, nos besoins, notre luxe, un raffinement sur toutes choses, tout a servi d'encouragement à l'industrie des cultivateurs d'Isigny; ils ont adopté des procédés extraordinaires en économie rurale, au moyen desquels ils ont pu dans la saison la plus contraire satisfaire notre sensualité. [...] Ainsi ils ont privé la vache du taureau dans la saison où elle s'y livre et l'en ont rapprochée dans un autre temps aux risques que ce fut inutilement et sans fruit ; et par cet arrangement, ils ont disposé cette vache à produire dans la saison la plus ingrate, au milieu de l'hiver avec les dangers de la perdre puisqu'ils ont forcé et contrarié la nature, qui de préférence a choisi le printemps pour la reproduction de cette espèce."Un tel procédé confirmé en 1812 par un rapport de la Société d'Agriculture de Caen, montre une adaptation réelle de l'agriculture locale au marché. Les éleveurs d'Isigny, comme ceux de tout le pôle herbager d'ailleurs, cherchaient à répondre directement à la demande parisienne. De fait, les quelques paroisses autour d'Isigny ne pouvaient seules suffire à satisfaire la demande. Poursuivant son explication, Piganiol précise :

 
     
 

Isigny-sur-Mer La laiterie coopérative, CPA collection LPM 1900

 
     
 

"Les beurres viennent non seulement des paroisses circonvoisines, mais encore des bourgs et des villes ci-après. De Carentan le lundi, de Cerisi le mercredi, de Trévières le vendredi, de Montebourg, de Bourguais et de Maisi le samedi; et les autres jours de la semaine de Valognes, Cherbourg, Saint-Lô, Torigny, Taisi, Mortain, Avranches et autres lieux. Il se vend plus de beurre à Isigny les samedi que les autres jours de la semaine"

 

L'aire d'approvisionnement est donc considérable et les marchands devaient effectuer régulièrement une tournée des marchés de la région où ils collectaient le beurre nécessaire à leurs envois. On peut les voir en action en mai 1739, quand, accompagnés de leurs voituriers et domestiques, ils sont pris à parti par la foule au marché de Carentan où ils effectuaient leurs achats, ainsi qu'en "leur auberge ordinaire du Dauphin où ils ont dîné et après leur repas, dans le temps qu'ils étaient sur le point de faire charger leurs beurres pour les porter à Isigny". Au XVIIIe siècle, le commerce du beurre semble d'ailleurs avoir changé d'échelle car, en dehors des destinations déjà connues, il se tourne également vers Jersey ou encore les Antilles93. Mais comme pour les herbageurs, le propos mérite d'être nuancé car un tel développement ne se fit pas sans crises de croissance. Dans une lettre adressée en 1772 à l'intendant de la généralité on peut lire :

 

"Sur quoi j'aurais l'honneur de vous observer que si on se porte à écouter de pareilles demandes, c'est fournir les moyens à une bonne partie de m[essieu]rs les petits bourgeois d'Isigny de prendre la même voie. Ils veulent avoir l'apparence de gros commerçants, ils ne se refusent rien, et lorsqu'ils ont épuisé leurs petites finances et celles qu'ils ont prises en intérêt, ils ne se font point de scrupule de mettre leur état au greffe, et de proposer des arrangements par lesquels ils font perdre à de malheureux fermiers la meilleure partie des sommes qui leur sont dues pour la marchandise qu'ils ont fournie. Si ces petits marchands voulaient se réduire dans les bornes d'un petit commerce relatif à leurs facultés, et qu'ils voulussent vivre conformément à leur état, on ne verrait point ces banqueroutes, mais il semble que l'air qu'ils respirent dans ce pays est contraire à ce plan de vie."

 

Leur intérêt pour les offices ne faisait qu'accroître le risque de tensions avec le reste de la population. Le fonds de l'intendance de Caen évoque une affaire opposant de 1773 à 1779 trois d'entre eux aux taillables d'Isigny, au sujet de la détention des offices de maîtres de poste des villes de Coutances, Granville et Pontorson. Par ce biais, ils s'étaient fait exempter de taille tout en continuant à résider sur place. Si la période révolutionnaire semble avoir affecté le commerce, les chiffres cités par l'abbé Huet pour le XIXe siècle montrent qu'il ne s'était rien produit d'irréversible :

 

"II s'expédiait chaque semaine 40 000 kg de beurre à Paris en 1842. [...] L'exportation par mer montait à 1 158 770 kg de beurre salé en 1837."

 

Le cas de Thomas Lanquetot, mort en 1815, est intéressant car il permet de constater que certains marchands-beurriers adjoignaient à leurs affaires courantes une activité de salaison et de vente de viande (annexe 4). En effet, tous les bovins engraissés et bien évidemment les porcs ne prenaient pas le chemin de Paris, de Rouen ou du Havre sur pattes, comme le rappelle, en 1835, V Annuaire du Calvados :

 

"On sale annuellement trois mille porcs à Isigny, et en plus, cent mille kilogrammes de bœufs qu'on transporte au Havre pour la Marine, nos colonies et l'étranger."

 

La présence qu'on a déjà évoquée de facteurs de porcs parisiens au XVIIIe siècle suggère une activité assez ancienne. En fait, avec la fourniture aux armées, la Révolution et l'Empire, n'ont pu que stimuler la production".

 

Du XVIIe au XIXe siècle, dans la région d'Isigny-sur-Mer, l'élevage s'est engagé dans la spécialisation laitière. Cherchant à répondre à la demande en beurre de Paris (et d'autres grandes villes du royaume), des colonies et de l'étranger, l'élevage en a été largement conditionné (vaches grasses, porcs, ânes et ovins). La production laitière n'explique cependant pas tout et il ne faut pas oublier ces troupeaux de bœufs gras et surtout d'équidés, qui rappellent que le Bessin avait conservé une certaine diversification. On est frappé enfin par l'extrême diversité des catégories sociales concernées. Du simple journalier à l'herbager ou au grand éleveur laitier, l'éventail des "éleveurs" est en effet très large. L'emprise sociale de l'élevage ne s'arrêtait pas là : en aval, tout un ensemble d'activités, qui gravitaient autour de la commercialisation du beurre, offre un autre champ d'études.

 

Fabrice PONCET

 
   
 

Isigny-sur-Mer La laiterie coopérative, CPA collection LPM 1900


 Isigny-sur-Mer  CPA collection LPM 1900