LEGENDES EN MANCHE
   SAINT HILAIRE DU HARCOUET
   
  LE BAC DES CINQ PORTIERS 2/2
         
 

Saint Hilaire du Harcouet, L'église et l'ancienne tour; Collection CPA LPM 1900


         
 

Comme cela, on saurait tout concilier. Et Pierre se trouva un profond diplomate.

 

Mais les bruits du mariage parvinrent bientôt aux oreilles de Jehanne, qui com-mença par n'y pas croire, tant elle était sûre de la fidélité de son beau fiancé.

 

Seulement, elle remarqua que les courses en bac devenaient chaque jour moins fréquentes. Pierre se bornait à traverser la rivière, puis il disparaissait aussitôt. Enfin, il prit à dessein des chemins détournés pour se rendre à La Chaise, che-mins beaucoup plus longs sans doute, mais sur le parcours desquels il ne crai-gnait pas de rencontrer Jehanne.

 
     
 

Pour elle, délaissée ainsi, il lui sembla dans son imagination ardente, voir Pierre envelopper de son chaud regard et de sa voix caressante la jeune femme qui lui était choisie. Elle crut entendre répéter à une autre ces mêmes paroles qui avaient murmuré souvent à ses propres oreilles. Une jalousie terrible la mordit au coeur.

 

Elle sut se contraindre pourtant. Et lorsqu'un jour Pierre descendit la colline pour venir au bac et traverser l'eau, elle se borna à lui demander une simple explication.

 

Pierre ne put nier plus longtemps. Il lui jura qu'il l'aimerait toujours et qu'il ne cédait qu'à la volonté despotiquement exprimée par son oncle.

 

Et comme Jehanne ne répondait pas.

 

- Loin de chercher à t'éloigner, continua le jeune homme, je compte te garder toujours auprès de moi ! 

- Si tu veux être comme autrefois ma batelière, tu sais que chaque jour je vais à la pêche ou à la chasse, et nous parcourerons ensemble les marais et les bois : nous ne nous quitterons plus. 

- Si tu préfères quitter ton bac, je te ferai entrer au service du château : nous serons sous le même toit ! - dis, le veux-tu, Jehanne ?

 

La jolie batelière hocha la tête.

 

- Vous êtes insensé, monsieur Pierre, lui dit-elle !.... vous voir aimé par une autre que moi qui vous aimais de toute mon âme !.... ah ! vous n'y songez pas, de me proposer cela, à moi, qui n'admets pas de partage !.... vous perdez la raison, vous dis-je !!

 

- Mais ce mariage n'est pas encore fait, ajouta-t-elle d'un air farouche !

 

Et ils se quittèrent à cet instant.

 

Cependant l'hiver était venu. Décembre avait ramené son cortège des premiers frimas : les collines et les champs, dépouillés de leur végétation, s'étaient couverts de givre.

 

La veille de Noël, Jehanne était triste et préoccupée. Pierre devait, lui avait-il dit, aller retrouver sa fiancée à la messe de minuit, puis faire le réveillon au château, chez les parents de la jeune fille.

 

Toute la journée, la batelière s'était occupée de son bac. L'eau commençait à filtrer à travers quelques planches disjointes, et le sire de Saint-Hilaire avait promis de le remplacer seulement au printemps suivant : il fallait donc aviser à le faire durer jusque là. Aussi Jehanne cognait sur les planches, rajustait, déclouait, enlevait les chevilles, les rivait, puis en replaçait quelques autres.

 

Intrigué, le père François lui dit à diverses reprises :

 

- Fille, que fais-tu donc là ?

- Le bac n'est guère solide, lui répondait-elle. Aux premières glaces, il nous faudrait le jeter sur la rive, si je ne le réparais pas : je le raccommode donc un peu.

 

Vers onze heures du soir, immobile au pied du côteau, Jehanne attendait le jeune gentilhomme pour lui faire passer la rivière.

 

Il arriva enfin. La jeune fille détacha le bateau, et, prenant la corde tendue d'un bord à l'autre, elle le poussa lentement dans le fil de l'eau.

 

- Vous avez le temps, dit-elle à Pierre..... Causons un peu avant que vous alliez rejoindre votre promise.... C'est sans doute la dernière fois que nous nous voyons, puisque ce mariage est avancé à ce point.

 

Pierre essaya de plaisanter 

 

- Vilain temps, lui dit-il, pour parler d'amours, et mauvais endroit surtout ! Tiens, regarde comme la rivière semble noire et profonde ! D'ailleurs le ciel présage la neige et les cloches commencent déjà leurs joyeux appels !

- Que m'importent le temps et l'endroit, monsieur Pierre ! Tout cela n'est rien quand on aime, car je vous aime, moi !! et vous ne m'aimez plus !... Vous allez m'oublier près d'une autre, et vous ne reviendrez que demain, bien tard, de La Chaise !

 

Elle l'avait en même temps enlacé de ses bras noués autour de son cou

 

Pierre tomba à la renverse sur les planches du bac. Mais Jehanne le tenait toujours dans une étreinte de fer.

 

- Jehanne ! Jehanne ! As-tu fini de rire, s'exclama le jeune seigneur ? Quelle horrible plaisanterie !... Fais donc attention, les planches se détachent et le bateau enfonce !... Grâce Jehanne !... Grâce !

 

Mais elle lui avait mis un genou sur la poitrine et elle éclatait d'un rire de folle.

 

- N'essayez pas de m'échapper, beau Pierre !... Allez !... Elle ne vous aura jamais, la belle demoiselle de La Chaise !... Vous êtes à moi, Pierre !... A moi, dans la vie et dans la mort... à moi pour toujours !

 

........................

 

La messe de minuit sonnait alors au clocher de la chapelle du château et les sons argentins étaient répétés par tous les échos : c'était un glas funèbre.

 

La rivière s'ouvrit, en effet, avec un sourd bouillonnement et se referma aussitôt sur sa double proie. Puis rien !!!

 

Rien ! Car on ne retrouva les deux cadavres que le lendemain, après bien des heures de recherches.

 

Peu de mois après, un beau monastère avait remplacé le moulin des Cinq-Portiers. Arscouët de Saint-Hilaire avait voulu que des moines de Fleury-sur-Loire vinssent chaque jour prier pour Pierre et pour Jehanne, dans les lieux où s'était accompli ce déplorable drame.

 

Quant au vieux François, il se fit frère servant au nouveau prieuré. On lui en confia la porterie, et seul, il eut la direction du bac aussi longtemps qu'il vécut. Ce ne fut qu'à sa mort que l'on connut le secret des faits que nous venons de rappeler. Témoin impuissant de cette catastrophe, il voulut que les détails en fussent écrits sous sa dictée. Nous en avons retrouvé la narration dans les archives du couvent que le hasard nous a fait rencontrer.

 

Ajoutons encore que la vieille église romane de Saint-Hilaire subsiste toujours, aussi bien que sa tour antique, avec sa banderole contemporaine du roi Louis XI

 

Elle servait d'église paroissiale aux habitants, et de chapelle particulière aux religieux, qui y venaient toujours en bac. Chaque dimanche aussi, leur première messe annoncée solennellement à toutes les volées de la sonnerie - et cet usage est encore actuellement conservé - était appelée la messe de paroisse. Quant à la grand'messe de dix heures, exclusivement réservée pour les moines, ils la chantaient à la mémoire de Pierre de Saint-Hilaire et de Jehanne.

 
     
 

Le vieux château, CPA collection LPM