NOTRE DUCHE 9/10
   
 

DUCHE DE NORMANDIE, UN ETAT VIKING

         
 

Depuis le XIXe siècle, plusieurs historiens normands se sont plu à vanter l’origine viking de la région. Ce récurrent renvoi au peuple scandinave a servi de support à la construction d’une identité normande quelque peu affaiblie. Mais la marque des Vikings fut-elle si importante sur le duché?

 

Dans la première moitié du XIe siècle, la Normandie offre l’image d’un pays francisé. L’empreinte viking apparaît somme toute assez limitée. Certaines pratiques témoignent d’une survivance des origines. Le duc Richard II a deux épouses : Judith épousée selon le rite chrétien et Papia, épousée à la mode danoise (more danico).

 

Il n’hésite pas à accueillir à Rouen même une flotte de pillards vikings. De même la filiation noble est rendue par l'adjonction du préfixe filz- / fitz- (« fils de ») au prénom du père, usage hérité de la pratique germanique (dans ce cas précis, scandinave) d'ajouter -son à la fin du nom du père pour nommer le fils.

 

 

Le duc Richard II

 
         
 

Dans le domaine institutionnel, les nouveaux chefs de la Normandie moulent leur État sur l’organisation carolingienne. Ils s’autoproclament comte, parfois marquis ou duc. Autant de titulatures d’origine romaine ou franque. Le duc a des droits régaliens, dans la lignée des rois carolingiens : droit de battre monnaie, droit de haute justice, droit sur les forêts… L’ancien droit scandinave subsiste seulement à travers des éléments comme l'ullac (droit de bannissement) ou la hamfara (répression des assauts à main armée contre les maisons).

 

Les alliances matrimoniales contractées par les ducs au Xe et XIe siècles renforcent la thèse d’une coupure avec le milieu d’origine. Les maîtres de la Normandie n’épousent pas les filles ou les sœurs des rois danois ou norvégiens. Ils préfèrent prendre femme (du moins celles épousées selon le rite chrétien) auprès de leurs voisins : Bretagne, France, Flandre.

 

Quelle meilleure preuve d’acculturation que la perte de la langue d’origine, le norrois ? Le latin dans les actes écrits et le parler local l’emportent. Seul le vocabulaire marin et maritime emprunte beaucoup aux Vikings.

 

Du point de vue matériel, l’invasion scandinave donne l’impression de n’avoir presque rien bousculé : les archéologues cherchent en vain les traces d’un art viking ; même au niveau des types de céramique ou des objets produits. Les dédicaces de paroisses restent les mêmes. On ne connaît pas d’exemple de désertion de village à cette époque. Bref, il y a une continuité avec la Neustrie carolingienne.

 

Comment expliquer cette francisation ? La christianisation, condition incluse dans le traité de Saint-Clair-sur-Epte, n’est sûrement pas étrangère à ce phénomène. Elle a joué un rôle intégrateur indéniable quand on sait qu’au Moyen Âge l’essence de la culture, de la civilisation en Europe occidentale tient beaucoup au christianisme. Le faible nombre d’immigrants scandinaves en Normandie peut former une deuxième explication[16]. Mais c’est une hypothèse car nous n’avons pas d’estimation démographique. Certaines régions normandes (Pays de Caux, Roumois, Nord du Cotentin) affiche une forte densité de toponymes d’origine scandinave : les communes dont le nom se termine en -beuf / -bot (issu du mot norrois buth, bâtisse), en -bec (de bekkr, ruisseau), en -dal(le) (de dalr, vallée), en -lon(de) (de lundr, bois, forêt) et surtout en -tot (de topt, terrain d'habitation. On dénombre plus de 300 noms en -tot pour toute la Normandie) y sont particulièrement nombreux. Cette abondance pourrait laisser croire à une colonisation viking dense. Cependant, elle s'explique plutôt par l'afflux de colons d'origines diverses, fermiers originaires des îles britanniques et d'Irlande pour beaucoup et qui n'avaient plus grand lien avec leur passé viking. Ils pouvaient être danois, norvégiens, anglo-scandinaves, anglo-saxons, voire celtes de Grande-Bretagne et d'Irlande. Ce qui d'une part explique la forte densité des toponymes anglo-scandinaves et d'autre part l'absence de découvertes archéologiques proprement « viking ».

 
         
 

L’ouverture du duché à des influences autres que scandinaves ne laisse pas de doute. L’élite religieuse appartient à l’extérieur. Les invasions vikings avaient fait fuir presque tous les moines de Normandie. Les premiers ducs font appel à des abbés et à des communautés étrangères pour relever les abbayes normandes abandonnées. Richard II réussit à accueillir dans son État l’Italien Guillaume de Volpiano, abbé de Saint-Bénigne de Dijon, pour restaurer le monastère de Fécamp. Quant à l’aristocratie laïque, l’apport extérieur est moins évident. Sauf exception, comme les Tosny, les Bellême ou la famille Giroie, les plus grands aristocrates descendent des compagnons de Rollon ou directement du duc. Par contre, au niveau subalterne, l’origine de la noblesse normande est plus hétéroclite : Bretagne, Île-de-France, Anjou.

 

Vitrail du traité de Saint-Clair-sur-Epte

 
 

 

 
 

En somme, le particularisme viking du duché semble rapidement s’évanouir. Au début du XIe siècle, un siècle après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, la Normandie est une principauté francisée. Les regards normands ne se tournent plus vers la terre de leur ancêtres.