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MONTEIL 14 Château du Mont-de-la-Vigne, collection CPA LPM 1900 |
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Culture de la vigne en Normandie (1844) par M. l'Abbé Jean-Benoît-Désiré Cochet (1792-1836)
INTRODUCTION
Qu’il y ait eu autrefois des vignobles en Normandie, que cette province ait fourni à la consommation et au commerce des vins abondants, que ses coteaux, aujourd’hui ombragés de pommiers, aient été autrefois couverts de vignes, ce sont là des faits dont il n’est pas permis de douter. |
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Les princes les prenaient sous leur protection ; l’église les couvrait de ses bénédictions ; les moines les cultivaient de leurs mains, le peuple en gardait le souvenir, et le transmettait aux siècles futurs. Il n’est pas jusqu’à la vigne sauvage de nos forêts, qui ne proteste par sa présence de son antique possession du sol. Les premiers monuments écrits, qui traitent de notre pays, datent du moyen-âge. Eh bien ! dès l’origine des temps historiques, nous voyons apparaître la vigne, enfonçant ses racines dans le sol gallo-romain ; et du plus loin que nous l’apercevons, elle couvre déjà de ses rameaux flexibles la cellule de nos solitaires, ou tapisse dans ses branches souples la grotte de nos ermites. On peut l’appeler, à juste titre, la fille des saints, car les trois premiers vignerons connus dans nos contrées furent : saint Ansbert, de Rouen, saint Philbert, de Jumiéges, et saint Wandrille, de Fontenelle.
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Saint Ansbert, de Rouen |
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Lorsque ces fondateurs d’ordre voulurent rassembler autour d’eux les débris de la société française, lorsqu’ils tentèrent de réunir ces flots de barbares qui erraient comme des brigands au milieu de nos forêts poussées sur des ruines, ce fut à l’agriculture qu’ils demandèrent les premiers éléments de civilisation. Saint Leufroy, saint Ouen, saint Saëns, saint Ansbert, saint Wandrille, saint Valery, et tous ces puissants thaumaturges qui changèrent la face des Gaules, étaient des hommes qui partageaient leur temps entre la prière et le travail des mains.Saint Wandrille et Saint Ansbert plantèrent la vigne de leurs propres mains, et la cultivèrent dans le vallon de Fontenelle, à cinq cents pas de leur monastère Un chroniqueur contemporain nous montre la chapelle de saint Saturnin tout ornée de pampres et de rameaux fertiles. On le voit, les patriarches avaient planté l’Orient, les moines plantèrent l’Occident. Les premiers chroniqueurs de Jumièges se plaisent à nous peindre la terre Gémétique toute couverte de grappes empourprées. Dans la distribution de la maison, ils n’oublient pas les caves souterraines, où l’on resserre et pressure les vins. |
Saint Philbert, de Jumiéges |
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Le vin de Jumièges et celui de Conihout, qui est voisin, conservèrent longtemps leur réputation. Il en est fait mention dans un état des revenus et des dépenses de Philippe-Auguste. En 1410, une queue de vin de Conihout se payait encore 70 sous par les châtelains de Tancarville. Ainsi donc, au XVe siècle, le vin indigène n’était pas dédaigné par les caves féodales.
Les vignobles de Rouen sont mentionnés dès le temps de Charles-le-Chauve, dans cette charte carlovingienne, dont l’abbaye était si fière. Le petit-fils de Charlemagne confirma un monastère dans la ville, et aux alentours des maisons, d’où relevaient des champs cultivés, des prés, des moulins, des pêcheries et des vignobles (9). Pommeraie assure qu’en 1254 ces vignes formaient encore une des principales richesses de la royale abbaye (10). Les vignobles de la côte Sainte-Catherine sont mentionnés jusque sur d’anciens plans de la ville.
Le prieuré du Mont-aux-Malades possédait aussi des vignobles autour de Rouen, et ses archives des derniers siècles disent qu’on en voyait encore des traces sur les flancs du Mont-Fortin (11). |
Saint Wandrille de Fontenelle. |
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Le château du Duc Robert, CPA collection LPM 1900 |
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Le duc Robert, au temps de l’archevêque Hugues, donna à l’abbaye de Cerisy trente arpents de terre situés à Rouen et plantés de vignes (12). Enfin, c’était chose si commune dans ce pays aux temps anciens, que Gautier de Coutances établit des dîmes ecclésiastiques sur le vin comme sur le lin, le chanvre, la laine, le foin, les pommes et les autres productions indigènes (13).
En retour, l’église accordait à ce produit du sol ses puissantes bénédictions, et, dans notre cathédrale, à partir du 14 septembre, on faisait chaque dimanche, avant la grande messe, la bénédiction de vin nouveau (14). Nos anciens rituels contiennent, en outre, des prières et des exorcismes que l’on pratiquait dans le diocèse sur les arbres, les moissons et les vignobles. Cette formule se retrouve jusque dans l’édition de 1771, donnée par le cardinal La Rochefoucault (15). |
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On le voit, les bords de la Seine étaient riches en vignobles, et si nous remontons un moment le fleuve, nous verrons les vins d’Oissel et de Freneuse mentionnés dans les anciens tarifs des droits d’entrée de la ville de Rouen. Noël de la Morinière, qui a bu du vin d’Oissel en 1791, assure qu’il était encore potable (16). Mais celui de Freneuse était regardé comme le meilleur ; il est question de ce vin dans un ancien cahier de remontrances faites, vers la fin du dernier siècle, sur la liberté des foires de Rouen. |
Cathédrale de Rouen, CPA collection LPM 1900 |
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A Saint-Jean-de-Folleville, M. Emmanuel Gaillard a connu la terre de la Vigne (18), et nous savons que, dans le plan cadastral du Valasse (19), figure toujours le clos de la Vigne dans le parc de l’ancien monastère. La tradition et d’anciens titres parlent de ce vignoble, depuis logn-temps disparu.
Les rivages de la mer, quoique exposés à un froid plus vif, n’étaient point dépourvus de ce genre de plantation. Il dut y avoir des vignes sur le territoire de l’ancienne exemption de Montivilliers. Cette opinion repose sur les traditions, et sur une bulle du pape Alexandre, donnée à Anagnie, la sixième année de son pontificat, par laquelle il confirme à l’abbaye de Montivilliers, et prend sous sa protection toutes ses possessions, telles que bois, terres, vignobles, moulins et autres biens (21). Je regarde également comme une preuve de ce fait les sculptures du XVIe ou du XVIIe siècle, qui couvrent les grandes portes de bois de l’église abbatiale. On y voit des claies et des échalas soutenant des vignes, ce qui paraît une réminiscence de l’ancienne industrie du pays. |
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L’abbaye de Fécamp, CPA collection LPM 1900 |
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Dans les délibérations capitulaires de l’abbaye de Fécamp, nous trouvons mentionnées, en 1700, les dîmes de la côte de la Vigne, sur la paroisse Saint-Valery de Fécamp, et, en 1706, celles de la côte de Vigne, sur la paroisse de Saint-Nicolas (22) de la même ville. La tradition a conservé le nom de côte des Vignes à un coteau du val aux Clercs, près le bois de Boclon, sur la paroisse Saint-Léonard.
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En 1118, Guillaume à la Hache, comte de Flandre, ayant été blessé près d’Aumale, par Hugues Boterel, se retira dans cette ville, où le comte Etienne, et Avoise son épouse, le reçurent de leur mieux ; mais, s’étant livré à la bonne chère, et ayant bu du vin nouveau avec excès, il finit bientôt après sa vie avec ses desseins (29). |
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L’abbaye de Montivilliers, CPA collection LPM 1960 |
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Guillaume-le-Conquérant confirme, dans une Charte, à l’abbaye de Montivilliers, cinq arpents de vignes, à Longueville, que Ubasta, fille de Rimer, avait apportés avec elle en se faisant religieuse dans ce monastère (32). Dans le nécrologue du Vallasse, on lit ceci : « En 1165, mourut Valeran de Meulan, qui donna à l’abbaye du Voeu beaucoup de biens, en forêts, en vignobles, en terres et en revenus (33). » C’était une des plus glorieuses inscriptions que les moines pussent accorder à leurs bienfaiteurs. |
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Argences, CPA collection LPM 1900 |
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La possession de cette exploitation si lucrative était attachée à l’office de sacristain, et voici comme une vieille tradition explique l’origine de cette propriété. Le duc Richard était très pieux. Un jour, il se laissa enfermer dans l’église de l’abbaye, pour y prier Dieu tout à son aise pendant le silence des nuits. Par hasard, le frère sacristain s’avisa de faire sa ronde cette nuit-là dans l’église : il trouva le prince agenouillé au pied d’un autel. L’obscurité l’empêchant de le reconnaître, il le prit pour un voleur, le traita en conséquence, et le mit à grands coups de pieds hors l’église. De part et d’autre, on garda le silence, le prince pour ne pas être reconnu, le bénédictin pour ne pas manquer à la règle. Le lendemain, le duc fit venir le sacristain, et lui demanda s’il se souvenait de l’histoire de la nuit passée ; il lui confessa alors que le maître de la Normandie en était le héros. Le sacristain, épouvanté de cette révélation, se jeta aux pieds du duc, demandant pardon et miséricorde : « Non pas ! dit le prince : vous avez fait votre devoir, et, pour vous récompenser, je vous donne le vignoble d’Argences, mais vous saurez que cette faveur est spécialement accordée à votre exactitude à garder la règle du silence. »
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Il y avait aussi des procureurs aux vendanges « procuratores in vindemiis », des vendangeurs pour la récolte « qui vina colligebant », et des gardiens pour le pressoir « qui torcular custodiebant. » On voit que le service était parfaitement organisé.
Ce n’était pas, du reste, le seul établissement viticole que possédât l’abbaye de Fécamp. Ce même Richard II, appelé à juste titre le Père des moines, leur avait donné, dans Saint-Pierre-de-Longueville, près Vernon, douze arpents de vignes (37), qui furent cultivées jusqu’à la révolution. Voici ce que nous lisons dans un inventaire de tous les biens de l’abbaye, dressé en 1790, par Alexis Lemaire, dernier prieur du monastère :
« Les religieux font valoir, en la paroisse de Saint-Pierre-Longueville, le clos de Hardent, contenant douze arpens, planté en vignes, clos de murs, édifié d’une maison, cour, pressoir et écurie. On y récolte jusqu’à 136 muids de vin, mais la dernière récolte n’a produit qu’un muid et demi. Année commune, on y récolte 95 muids, qu’on estime de même à 70 # le muid, ce qui fait 3,850 #, sur quoi il faut diminuer les frais de culture, fumier, échalas, gages du concierge, frais de vendanges, etc. » ; et, au chapitre des meubles, on lit : « Deux pressoirs avec tous les ustensiles nécessaires, dont un pour le vin, dans la métairie du Hardent (38). » |
Richard II |
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En voilà, ce me semble, plus qu’il n’en faut pour prouver l’existence de la vigne en Normandie. Mais, dira-t-on, comment y est-elle entrée, et comment en est-elle sortie ? (39) Voilà qui est moins facile à dire, et ce que je vais pourtant tâcher d’expliquer. |
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L’introduction de la vigne en Normandie me paraît remonter aux Romains, qui l’apportèrent d’Italie en Gaule, vers la chute de l’Empire. Ce fut un des bienfaits de la conquête. Dès le temps de Pline l’Ancien, la vigne était cultivée dans les provinces voisines des Alpes (40), et, à l’époque où Strabon écrivait sa Géographie, cette culture s’étendait assez avant dans l’Auvergne et dans les Cévennes (41). Il observe même qu’à mesure que l’on avance dans le Nord, on trouve que le raisin a peine à murir.
Néanmoins, il paraît certain, par le rapport de tous les historiens, que Probus fut le premier qui planta la vigne sur les coteaux de la Gaule et de la Pannonie. « Probus gallos et pannonios vineas habere permisit. (42) » Aurelius Victor nous montre cet empereur couronnant nos collines de pampres et de raisins fertiles (43). |
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La vigne prit heureusement racine dans les Gaules, car l’historien de Julien l’Apostat nous dit qu’à Lutèce, on recueillait de meilleur vin qu’ailleurs, parce que, ajoutait-il, les hivers y sont plus doux que dans le reste du pays (44). Peu de temps après, le poète Ausone nous montre les collines de la Moselle couvertes de pampres (45).
Maintenant, comment se fait-il qu’une culture si bien naturalisée parmi nous, ait disparu complètement dans le dernier siècle. |
Buste de Probus Empereur romain an 281 |
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L’opinion publique attribue généralement cette disparition à un refroidissement progressif du sol et de l’atmosphère (46). Elle appuie son assertion sur un raisonnement bien simple. La côte d’Ingouville, près du Havre, est parfaitement orientée au midi, et reçoit, sans modification aucune, les plus chauds rayons du soleil. Les vignes qui y croissent, tapissent ordinairement des maisons de pierre, ou recouvrent des treilles parfaitement exposées et parfaitement entretenues. Le plant est des meilleurs, et la culture des plus soignées. Eh bien ! malgré cela, le raisin coule et avorte le plus souvent, et il faut des années très favorisées par le soleil pour le voir mûrir. Or, autrefois, il mûrissait en plein champ et de très bonne heure, puisque nous voyons les vendanges avoir lieu parmi nous, le 9 septembre, et même le 6 d’août, et la bénédiction du vin nouveau se faire le 14 du mois suivant. Donc, une révolution s’est opérée dans le climat de notre pays.
M. Arago, dans les Notices scientifiques de l’Annuaire du Bureau des Longitudes, fait un raisonnement à peu près semblable ((47). Il prouve, l’histoire à la main, que, dans plusieurs provinces de France, telles que le Vivarais et la Picardie, le raisin ne mûrit plus aujourd’hui, tandis qu’il y prospérait autrefois. Il en conclut, non à une diminution des rayons solaires, mais à un refroidissement de la terre, ou plutôt à un plus grand nivellement des saisons, tellement qu’aujourd’hui les hivers seraient moins froids et les étés moins chauds. Il n’est pas éloigné de voir la cause de ce changement de température dans le déboisement de la France et le défrichement de nos forêts (48).
On conçoit facilement que des plantations aussi fragiles que la vigne ne pouvaient résister à de pareilles épreuves si souvent réitérées. |
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Mais nous n’en sommes pas réduit sur ce point à des conjectures. La chronique manuscrite de l’Abbaye du Tréport nous révèle clairement le résultat que nous cherchons. Car, à cette même année 1709, elle dit : « Grand hyver rigoureux qui ruyne la pêche, les blés et les vignes. Grande misère partout (51). » |
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Les blés, ils purent être facilement remplacés, mais la vigne ne pouvait être replantée qu’à grand prix d’argent. Le fut-elle jamais ? Il est permis d’en douter, d’autant mieux que, depuis quelque temps, elle n’était plus qu’une culture ingrate et stérile ; et puis, la qualité du vin du pays s’était considérablement détériorée dans certains cantons, tels que l’Avranchin : on ne le nommait plus, au XVIIe siècle, que le tranche-boyau d’Avranches (52). Ajoutez à cela le grand développement qu’avait pris, dans les derniers temps, la fabrication du cidre, et la facilité toujours croissante des communications avec les pays vignobles ; en voilà plus qu’il n’en faut pour expliquer la défaveur et le discrédit dans lequel tombèrent, à la fin, les vins de la Normandie. |
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