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Mortain Ancienne Abbaye Blanche le cloçitre et la chapelle ; Collection CPA LPM 1900 |
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Hippolyte Sauvage 1890
La Normandie, au moyen âge, avait retenti du bruit de nombreux combats. Sa vaillante noblesse, toujours l'épée au poing et le haume sur la tête, n'avait pas connu de jours de repos. Entre tous, le baron de Montfautrel avait acquis une brillante renommée. Son courage lui avait fait obtenir un fief important. Il jouissait d'ailleurs de la confiance et de l'amitié de son seigneur : aussi, avant de mourir, le comte de Mortain, déjà âgé, avait voulu tenir sur les fonds du baptême le neveu et fils adoptif du baron de Montfautrel, de même que la comtesse Mathilde avait donné son nom à sa fille unique. Fiancés dès ce jour dans la pensée de leurs protecteurs, ces deux jeunes gens avaient grandi sous les yeux de leurs parents. Ils s'aimaient de l'amour le plus tendre et n'attendaient que le jour où ils pourraient s'unir au pied des autels.
Mathilde était d'ailleurs d'une merveilleuse beauté. Elle excellait dans tous les travaux dont s'occupaient les femmes à cette époque. Quant aux dons du coeur, elle les avait tous reçus de Dieu.
Pour Robert, devenu le compagnon inséparable de son oncle, il devait recevoir l'épée des chevaliers la veille de son mariage, comme preuve de sa vaillance.
Mais une grande bataille perdue exerça bientôt une influence désastreuse sur les destinées de notre contrée. Devenue province anglaise, elle fut traitée en pays conquis. Le nouveau maître exige des barons l'hommage de leur servitude. La plupart comparaissent à sa barre, impuissants qu'ils sont pour sauver leurs princes que le vainqueur a jetés dans les cachots.
Au milieu d'eux est le baron Montfautrel. Lui aussi a été fait prisonnier dans la mêlée. Seulement, pour prix de sa liberté et surtout sur la promesse que lui a faite secrètement le roi de lui accorder la rançon du comte de Mortain, il s'est engagé par serment à exécuter le premier ordre qu'il recevra de lui. Le baron a donc juré sans hésitation ; rien ne doit lui coûter quand il s'agit de son bienfaiteur
Mathilde, sa fille chérie, sera le prix de ce serment téméraire. Mathilde, qui at-tend son fiancé, sera l'épouse d'un chevalier anglais, favori du prince. Mathilde, si fière de son noble Robert, Mathilde, si aimante et si aimée de lui, va voir s'évanouir tous ses rêves dorés de bonheur ; mais, victime sans tache, nouvelle Iphigénie livrée par son propre père, afin d'apaiser les malheurs des temps, elle saura se soumettre aux ordres qu'elle va recevoir. Le baron le croit, du moins, car, sous le joug de la féodalité, une fille n'a et ne peut avoir d'autre volonté que celle de son père.
Il lui fait donc part de ses engagements sacrés. Il l'entretient, en présence de sa mère, de l'honneur que recevra sa famille d'une union aussi brillante. Il lui fait, de plus, entrevoir l'espérance qu'il a conçue d'arracher enfin son seigneur et maître aux mains de ses geôliers. Du sacrifice de Mathilde dépend peut-être l'avenir de la Normandie. La jeune fille se soumet donc ; mais son fiancé, qui ajuré de défendre son Dieu et sa dame, Robert saura, malgré sa révolte, mettre pourtant son beau-père à l'abri des fureurs du souverain.
Une dernière entrevue doit faire connaître à celle-ci le projet de son cousin. Elle a lieu sous les yeux mêmes de la baronne, et la mère cède, après quelques hésita-tions, aux instances des deux jeunes gens. Ils seront unis par la religion, et alors ils seront tous deux invincibles
Le prince sera désolé, il est vrai ; mais leur père, ignorant ce mystère, n'aura pas failli à ses serments. Mathilde et sa mère ne voient de salut que dans ce moyen extrême. Durant la nuit prochaine, ils iront trouver un ministre des autels.
En effet, les feux sont à peine éteints au château de Montfautrel, qui domine de ses tours crénelées les vallées de Sourdeval et de Saint-Clément, que Robert s'empresse de seller un cheval, puis il vient trouver sa fiancée, qui n'a pas quitté la baronne un instant. Elle l'attend avec anxiété. Les heures sont comptées ; ils doivent rentrer sous le toit paternel dès l'aube du jour. La baronne s'empresse de les confondre dans un même embrassement ; elle les serre affectueusement sur son sein, puis leur donne sa bénédiction maternelle. Elle confie à Robert son plus précieux dépôt, sa fille bien-aimée.
Rien n'a troublé les préparatifs de ce départ. Cependant, témoin peu discret de cette fuite, le lévrier du jeune chevalier a fait entendre ses cris plaintifs et multipliés.
Bientôt l'attention du baron est attirée par ces accents inaccoutumés. La senti-nelle vigilante est contrainte par lui, et, sous le coup d'une menace terrible, de dire pour qui vient de s'abaisser la herse. Sur-le-champ, mettant le limier à la piste des fugitifs, il court lui-même à la poursuite de ses enfants. L'évasion des fiancés était connue.
Il a suivi la route de Mortain. Enfin il arrive au sentier peu battu qui gravit les noirs rochers qui surplombent la forteresse.
Là habite un pieux solitaire ; là s'élève une chapelle modeste. Il en prend le chemin, contraint qu'il est de s'y arrêter d'ailleurs par la pluie qui commence à tomber avec force.
Enfin il est sur le seuil du temple, et de là il peut apercevoir Robert et Mathilde prosternés sur les marches de l'autel et recevant la bénédiction nuptiale des mains du ministre de Jésus-Christ..... Il est déjà trop tard.
Le baron ne pense alors qu'à ses serments, qu'à son ambition déçue, qu'à cette alliance si honorable que le souverain en personne a provoquée, qu'à la dure pri-son de ses maîtres, qu'à l'indépendance de la Normandie aliénée pour toujours !!
Il s'avance aussitôt d'un pas ferme vers les nouveaux époux, et, étendant la main droite vers eux, il répond aux bénédictions du prêtre par ces paroles prononcées avec un accent de rage et de désespoir : « Moi, je vous maudis !!! » |
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Mortain la chapelle de l’Ermitage ; Collection CPA LPM 1900 |
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A cet instant, l'orage, qui jusque-là n'a pas éclaté dans toute son intensité, redouble de violence. Les nuages laissent échapper une pluie torrentielle, et de nombreux éclairs viennent se mêler aux premières lueurs du jour.
Epouvantés, Robert et Mathilde se sont levés soudainement et ont quitté l'oratoire en toute hâte. Ils viennent d'arriver au pied de la montagne où les attend leur coursier, attaché à un chêne. Ils jettent un dernier regard vers le temple chrétien qui a vu sceller leur union sainte, et, sur le sommet d'un rocher isolé, ils aperçoivent le baron debout, étendant la main vers eux.
Soudain ils se sont précipités à genoux, les mains jointes et tendues vers lui ; ils s'écrient ensemble : ..... « Grâce ! grâce !... pitié ! pitié !!! »
Mais un dernier mot de malédiction ne peut parvenir jusqu'à eux, car un immen-se éclat de tonnerre a fracassé un rocher tout près de la chapelle.
La masse gigantesque se détache avec fracas, roule dans le vide et vient attein-dre les deux époux, qu'elle enveloppe dans son linceul et qu'elle ensevelit sous une même tombe....
Longtemps après cet événement déplorable, il se passait à l'Abbaye-Blanche, non loin de là, une scène d'une tout autre nature. Une abbesse de ce monastère ve-nait de succéder à une bien sainte femme. La nouvelle supérieure était la baron-ne de Montfautrel elle-même, la mère de Mathilde. Elle avait pris le voile après la fuite et la nouvelle certaine de la mort de son mari. Le baron, en effet, immé-diatement après la fin si dramatique de ses enfants, avait pris le vénérable cénobite à témoin de la révocation de sa malédiction, puis il avait disparu.
Atteinte dans son coeur de mère et privée de son mari, la mère de Mathilde, afin de pleurer plus à l'aise ses malheurs, s'était vouée à la solitude. Elle se faisait un reproche d'avoir applaudi à une union que Dieu n'avait pas bénite : elle se regar--dait comme l'auteur des tourments qui avaient frappé plusieurs gentilshommes détenus dans les fers.
La baronne s'était fait distinguer dans le cloître par sa piété, par sa soumission la plus grande aux prescriptions les plus rigoureuses de la discipline, et surtout par sa connaissance des choses humaines. Elue supérieure, elle n'en fut que plus sévère pour elle-même, plus indulgente pour les autres, et, dit la légende, elle fut grande aumônière. Aussi les pauvres venaient-ils à chaque instant frapper à la porte du monastère, et recevoir de ses propres mains la part qu'elle leur tenait toujours en réserve.
L'un d'eux, déjà fort infirme, s'était même construit une petite retraite dans une anfractuosité du rocher de Belle-Place. De là, il contemplait chaque jour le splen--dide panorama qui se déployait sous ses yeux. De là, il voyait les crètes de nos gigantesques chaînes de rochers et les rivières qui s'enfuient vers les grèves argentées du Mont Saint-Michel. Il n'était qu'à une faible distance de la chapelle de l'Ermitage. Chaque jour aussi il allait y prier, puis on le voyait descendre lentement et péniblement la colline, puis venir s'agenouiller auprès du Tombeau des Amants.
Nul cependant ne songeait à savoir ni à s'enquérir qui il était. Quelquefois aussi il se présentait à la porte de l'Abbaye, mais il n'était pas importun.
Un jour pourtant, quoique sa démarche fût plus pénible, il y vint tendre la main à l'aumône. Mais, arrivé au seuil, il est atteint d'un malaise qui présage la mort.
Son capuchon lui est aussitôt enlevé, et l'abbesse reconnaît le baron qu'elle pleurait depuis longtemps ainsi que ses enfants.
On transporte le vieillard dans sa cellule
Un éclair de raison vient bientôt illuminer ses traits, et il cherche alors, pour le remettre à ses gardiens, un acte qu'il a caché sous la poignée de bruyères qui lui servait à reposer sa tête, blanchie par les privations et par les austérités les plus grandes, encore plus que par les années : enfin il expire.
Le parchemin, en bonne forme, renfermait l'offrande qu'il faisait à la Blanche de sa baronnie de Montfautrel, avec toutes ses dépendances, en récompense des vêtements qu'elle lui avait donnés, des aumônes qu'il avait reçues à sa porte, et à la charge de nombreuses prières pour Mathilde et pour Robert.
Quant au Tombeau des Amants, bloc énorme que la foudre paraît avoir effective-ment abattu, dans un de ses jours de colère, par une singularité assez notable, il forme presque l'un des angles de la clôture du nouveau cimetière de Mortain, qui se trouve, comme l'on sait, au pied même du rocher de l'Ermitage.
L'on me disait encore, il y a peu de semaines, que souvent la nuit, Mathilde et son époux venaient prier sur les ruines de l'antique chapelle et s'y agenouiller.
Mathilde a été vue bien des fois sur les rochers couverte d'un voile blanc, et l'on prétend avoir rencontré, près d'un vieux chêne à la tête dénudée de ses feuilles et battue par les orages de plusieurs siècles, le cheval de Robert qui hennit comme pour appeler son maître.
Et, lorsqu'un orage violent se déchaîne sur la montagne, les glapissements d'un chien se font entendre au loin : ce sont ceux du lévrier de Montfautrel. |
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Mortain la chapelle de l’Ermitage dite Saint Michel; Collection CPA LPM 1900 |
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