LEGENDES NORMANDES

RECUEILLIES SUR MORTAIN
   
  IX SAINT GUILLAUME ET SON ANE
         
 

Mortain, la grand rue ; Collection CPA LPM 1900

 
         
 

Hippolyte Sauvage 1890

 

Jadis à l'autel de saint Guillaume, dans l'église de Mortain, l'on remarquait un curieux tableau. Il était fort antique et sa disparition est assurément fort regrettable. En vain nous l'avons recherché : personne n'a pu nous rassurer sur son sort et nous croyons qu'un peintre jaloux et ignorant l'a détruit pour le remplacer, il y a une trentaine d'années, par une composition de sa façon. Entre les deux peintures, la différence était énorme et l'on n'eût pu que difficilement reconnaître le même sujet.

 

Le tableau moderne figure un évêque avec camail de soie, chape d'or, mître, crosse et souliers de satin blanc. Sa présence au centre d'une clairière de forêt, paraît être un non-sens, car son costume est celui d'un prélat parfumé du temps de Louis XV, foulant aux pieds les moelleux tapis du choeur de marbre d'une splendide cathédrale, plutôt que celui d'un cénobite du XIe siècle, ascétique, vivant d'herbes et de privations et choisi presque malgré lui pour être leur chef, par des pèlerins traversant les déserts de l'Arabie et allant prier sur le tombeau du Christ. Le peintre n'a tenu aucun compte des temps, du lieu, ni du caractère du saint, dont il a voulu reproduire l'image fantaisiste.

 

L'autre tableau, au contraire, était plein de vérité. Il se composait d'une toile au centre de laquelle était peint un solitaire, debout près de l'entrée d'une modeste chapelle bâtie au milieu d'une forêt ombreuse. A sa main, il tenait un bâton pastoral en bois, signe distinctif de sa dignité d'évêque. Tout autour du sujet principal, se trouvaient rangés huit médaillons représentant les divers épisodes de la vie du saint personnage.

Sur l'un d'eux on voyait, au premier plan, un homme endormi du plus profond sommeil. Près de lui, en arrière, son âne, chargé de deux cambottes, paissant l'herbe tendre et se reposant comme son maître.

 

Au deuxième plan, le voyageur dormait toujours, tandis qu'un loup échappé de son repaire fondait sur l'âne qu'il égorgeait à belles dents. Du pauvre animal, il ne resta sur le pré que les os, les oreilles, les cambottes et la sonnette qui pendait à son cou.

 

Enfin, au troisième plan, le saint se réveillait, et voyant le désastre dont il venait d'être victime, il s'agenouillait aussitôt, offrant à Dieu son sacrifice. O miracle ! on vit tout à coup, sur l'ordre du ministre de Dieu, s'approcher le loup et tendre son dos pour porter le fardeau. L'animal, devenu docile, se laissa flatter et caresser par son maître, qui lui passa de suite le harnachement de l'âne mort. A la fin, il reçut comme complément ses cambottes et sa sonnette. Puis, partant d'un pied léger, il se mit à suivre saint Guillaume, dont il transporta ainsi le bagage jusqu'à Mantilly. L'étonnement des habitants de ce lieu dut être grand en voyant le solitaire prélat avec un pareil équipage, mais ce fait étrange ne dut que servir à rehausser sa sainteté.

 

Ce récit est fort connu dans la contrée. Nous croyons même qu'il se trouve longuement narré dans la vie du bienheureux. Quoique alors il puisse avoir toute la valeur hagiologique, cependant nous avons cru pouvoir l'accepter dans un recueil légendaire et souvent fabuleux