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Saint Jean Du Corail, CPA collection LPM 1900 | ||||||||||||
La Dame noire d'Orselles Hippolyte Sauvage Légendes normandes recueillies dans l’arrondissement de Mortain | Dans une récente étude historique, nous avons constaté que la Ligue avait laissé dans le Mortainais de nombreux témoignages de son passage. La légende est venue se greffer sur l'histoire pour lui prêter son concours. | |||||||||||
A Moissey particulièrement, en la paroisse de Saint-Jean-du-Corail, on parle encore de nos jours d'apparitions, de revenants, d'une dame noire, et les voyageurs cherchent toujours au travers des épais rideaux des grands arbres qui sillonnent la vallée, les silhouettes du château fort et les tours de la vieille forteresse démolies dès longtemps par l'ordre du célèbre cardinal Richelieu.
Ce château fort, avec ses tours formidables, était situé à la naissance du vallon d'Orselles, à l'une des extrémités de la vaste prairie de Moissey, qui pouvait lui servir de plaine de bataille. Les contours en sont parfaitement apparents et les lignes des fortifications sont indiquées au plan cadastral de la commune.
Mais ce qui faisait surtout de Moissey un centre tout à fait redoutable, c'était une série d'étangs superposés les uns aux autres en cascades, tout le long du verdoyant vallon, à partir du château et jusqu'aux abords de la route de Mortain au Teilleul. Le ruisseau d'Orselles, qui jaillit d'un autre étang, lequel subsiste toujours, servait à les alimenter tous. Successivement, ils ont été desséchés et convertis en prairies, dont la plus éloignée, celle qui limite à la route, a pris le nom de la Queue-de-l'Etang.
Or, comme ces prairies sont restées marécageuses, il s'en dégage quelques miasmes qui engendrent des feux follets. Les habitants du voisinage, peu accoutumés à ces phénomènes, qui sont rares dans le Mortainais, et qui les ont aperçus à travers les branchages des arbres, voltigeant d'espace en espace et se déplaçant sans cesse, ont cru voir des lumières circulant dans les ruines de l'antique château, hanté par des revenants et par des esprits de l'autre monde : ils ont été persuadés du retour de quelques âmes en peine, victimes des guerres d'antan.
Dans ce vallon solitaire, tout contribuait du reste, avant que fût ouverte la rectification de la grande route du Teilleul, à produire une assez vive impression. Le vieux et ancien chemin raviné descendait d'une façon fort abrupte vers la rivière d'Orselles, qui débordait dans une large nappe d'eau formant gué. Quant aux piétons, ils devaient la passer sur un tronc d'arbre fendu en deux, jeté sans art aucun en travers du torrent et dont nous pouvons parler sciemment, puisque, possesseur de l'une des deux rives, nous avons eu, nous-même, l'occasion de le renouveler.
De plus, il existait en cet endroit un groupe d'une centaine de hêtres séculaires, aux têtes touffues, et qui, plantés dans les excavations d'une ancienne carrière abandonnée, projetaient une ombre épaisse et noire jusque sur le chemin et bien au-delà. Or, quand on avait à franchir la passerelle par une soirée ou par une nuit obscures, il arrivait toujours que l'on apercevait une ombre qui suivait le voyageur au fil de l'eau et dans le gué : c'était un effet tout naturel d'optique,mais il surprenait toujours ceux qui ne s'en rendaient pas compte. Aujourd'hui, le vieux chemin est contourné, abandonné, désert. Nous même, vers 1866, avons fait abattre la foutelaye et la passerelle n'a pas été rétablie.
La dame noire d'Orselles a dès lors quitté ces parages dangereux. Ne les voyant plus, on cessera de la redouter ; mais pendant longtemps, elle a exercé sur les populations du voisinage une véritable panique, et aujourd'hui encore, les cultivateurs ne laissent jamais jusqu'au soir leurs bestiaux dans les prairies, ni dans les champs voisins, s'ils ont à leur faire franchir le gué d'Orselles.
On raconte entre autres qu'un jour, un nommé Normand, qui habitait le village de la Marette, le plus proche de la ferme de Moissey, et qui avait aperçu plusieurs fois la dame noire d'Orselles, non sans une certaine émotion, se trouva attardé au bourg de Saint-Jean-du-Corail à une heure assez avancée de la nuit. Pour se donner une certaine contenance et un air crâne, il avait, du reste, pris l'habitude de ne plus sortir qu'armé d'un fusil en bandoulière et d'un sabre à sa ceinture. C'était, croyons-nous, au surplus, vers la fin du siècle dernier, au temps où l'on parlait de bandes hostiles qui parcouraient les campagnes. Quant à la dame noire, il n'eût avoué pour rien qu'il s'en préoccupât le moins du monde
Arrivé à la rivière et prêt à franchir la passerelle, il aperçoit la dame noire, assise sur la rive opposée. Puis, à son approche, elle grandit, se lève et descend précipitamment dans l'onde. Normand recule d'un bond ; il débande aussitôt son fusil, qu'il arme, et, criant : « Qui vive ! » Il somme la dame de déclarer son nom et de s'enfuir aussitôt.
Mais, s'il fait un pas, la dame avance d'un pas ; s'il s'arrête, elle s'arrête.
Les jambes de notre héros flageollent sous lui. Il se sent trembler de tous ses membres ; la sueur perle sur son front. Et, dans un mouvement nerveux, il couche son fusil en joue et presse la détente. L'écho répercute aussitôt deux ou trois fois la détonation et s'alentit enfin dans un sourd gémissement.
En même temps, Normand franchit la passerelle d'un bond. La dame noire a disparu avec l'onde qu'il projetait lui-même. Il la croit enfuie et morte ; car la dernière plainte que lui renvoie l'écho est à son oreille le faible murmure d'un soupir suprême et la preuve évidente d'une mort certaine.
Il court d'une traite jusque chez lui.
Mais, arrivé au logis, il est à peine reconnu des siens. Il ne peut désormais répondre à aucune question et, dans son délire, il répète sans cesse qu'il a tué la dame noire d'Orselles.
Peu de jours après, Normand était mort d'une fièvre cérébrale. | ||||||||||||
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