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Antony Gaillard Maître en archéologie médiévale de l'Université de Bourgogne; archéologue attaché à la ville de Chartres. |
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C'est au Moyen Age que la bière connut son premier âge d'or. Comment s'est-elle implantée en Europe ? Que sait-on des techniques de réalisation de cette boisson pour cette époque ?
Enquête sur l'alcool le plus ancien du monde...
Bien que reconnue comme étant le plus ancien alcool au monde, la bière draine encore de nombreuses incertitudes sur son histoire, sa fabrication et sa consommation durant le Moyen Âge, qui constitue son premier âge d'or. Jusqu'ici, le vin avait majoritairement retenu l'attention des chercheurs. Toutefois, certaines études ont récemment tenté de rééquilibrer les choses, de sorte qu'il est désormais possible d'éclaircir certains aspects de l'énigme. |
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La cervoise contre la bière
Attestée ponctuellement dans l'empire carolingien, surtout dans les grandes abbayes (à Corbie en 822, à Freising en 850 et à Lobbes en 868), la bière rencontra un franc succès au XIIIe siècle dans le nord-ouest de l'Allemagne. De là, elle s'étendit patiemment à toute l'Europe. Dans tous les pays alentour, coulait alors la cervoise, une boisson aromatisée grâce à un mélange d'herbes connu, au moins depuis le Xe siècle, sous le nom de « grut » ou « gruit ». Mettant à profit le transport maritime, plus efficace que la route, les brasseurs de Brème et de Hambourg se mirent à exporter leur produit qui bénéficiait d'une meilleure longévité que la cervoise. Ainsi la Hollande, via Amsterdam, fut-elle inondée de bière au XIVe siècle. Réagissant en imposant une surtaxe sur ce nouveau produit, les villes hollandaises puis belges finirent par l'intégrer dans leur propre production. À Louvain, la bière représentait 22% des brassins en 1408; ce chiffre passa à 72 % en 1422 et 100% en 1436 ! |
Salle de brassage Musée de la Brasserie |
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Dans cette région, la bière mit donc seulement un quart de siècle pour s'imposer de manière exclusive sur le marché. La bière houblonnée conquit ensuite l'Angleterre, dernier bastion de la cervoise en Europe. La première mention de bière à Londres est datée de 1391. Comme sur le continent, la réaction ne se fit pas attendre : l'introduction de houblon dans la cervoise fut taxée à 20 sous, soit l'équivalent du prix de vente ordinaire de 120 gallons (environ 540 litres) de cervoise ! Des brasseurs étrangers s'installèrent à Londres mais durent faire face à une hostilité certaine. Les Londoniens prétendirent que la consommation de ce breuvage rendait saoul au contraire de la cervoise locale ! En juin 1436, le roi intervint pour casser le jugement de la cité de Londres qui interdisait la bière brassée par les Hollandais et les Zélandais de la ville, à la suite d'une fausse rumeur affirmant que leurs produits étaient empoisonnés. Progressivement, les brasseurs de bière finirent par trouver leur place dans le paysage commercial anglais. Ils fondèrent même leur propre guilde (corporation) en 1493.
Une longue chaîne opératoire
Les céréales sont la base de tout brassin. Il convient de garder le terme au pluriel car, si l'orge a été de tout temps la plante privilégiée pour la bière et la cervoise, il est possible de brasser avec n'importe quelle céréale et même avec le riz. Au XIe siècle, Udalric de Cluny considérait l'avoine comme idéale pour brasser une bonne « bière ». En 1503, l'Anglais Richard Arnold préparait 60 barriques de bière simple, c'est-à-dire avec une seule fermentation, à partir de 10 quartiers de malt, 2 de blé et 2 d'avoine. En 1577, son compatriote William Harrison recommandait d'ajouter un quartier de blé et autant d'avoine pour 9 de malt puis, après mouture, de mêler encore un demi-boisseau de blé et autant d'avoine pour 8 boisseaux de farine. Bien que tardifs, ces deux exemples semblent parfaitement refléter la tradition brassicole médiévale. En revanche, la bière blanche, composée uniquement de froment, ne semble pas avoir été fabriquée avant l'Époque Moderne. Notons que l'appellation du produit final ne semble pas dépendre des mélanges utilisés pour brasser |
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Encyclopédie de Diderot et d'Alembert « Brasserie » Planche I
La touraille.
Fig 1. A, B, C, D, la tremie, les côtieres & autres parties, avec le fourneau en dessous. Fig 2. Intérieur du fourneau. Fig 3. Coupe du fourneau. I G H K L, fig. 1. 2. 3. partie inférieure du fourneau. K L M, bouche. N O, P Q, enclumes. P Q R S, partie du milieu du fourneau. R S T V, communication de la partie du milieu avec la partie supérieure. T V X Y, partie supérieure. P q r s, fig. 1. la truite. Z, Z, fig. 1. & 3. ventouses. Fig 4. Chassis de la truite. Fig 5. Intérieur de la truite. Fig 6. Bouche du fourneau, avec les touraillons A, A. |
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La germination
La première étape de transformation consiste à faire germer les grains afin qu'ils développent leur réserve d'amidon et que certains de leurs sucres deviennent fermentescibles en alcool. Le résultat donne un grain plus nourrissant et prêt à fermenter. Le cycle naturel était accéléré par arrosage du stock. Les grains devaient être étalés au maximum pour que chacun profite uniformément de la lumière et de l'humidité. Le germoir, certainement de conception fort simple, ne se retrouve ni en fouilles, ni dans l'iconographie et assez peu dans les textes. William Harrison parle d'une « citerne » où sa femme fait tremper l'orge durant 3 jours et 3 nuits, puis elle la laisse germer étalée en cercle légèrement pyramidal sur un sol propre, à température ambiante modérée, au moins 3 semaines. Le grain est retourné régulièrement : 4 à 5 fois par jour pour une germination homogène. Dans cet exemple précis, il n'est pas question d'aire extérieure de germination puisque Harrison était un particulier vivant à Londres. Le contexte citadin ne laisse pas le loisir de s'étendre à l'extérieur pour la germination. Une archive polonaise mentionne l'inspection d'une malterie en 1571. Les grains étaient mis à tremper au premier étage alors que le séchage s'effectuait à la cave. Il est possible que le malteur ait choisi cette option afin de faire profiter le germoir et son habitat de la chaleur montant du foyer de grillage par sa cheminée. Dans le De Rustica (1543) il est recommandé de faire tremper les céréales durant 24 heures avec de l'eau vive, tirée d'une rivière plutôt que d'un puits ou d'une fontaine. Les grains sont ensuite mis à germer au grenier, sans autre indication de temps. Notons que l'avoine et le seigle sont plus riches en amidon que l'orge. Il n'est donc pas indispensable de les faire germer. Cependant, employés à plus de 30% dans la composition d'un malt, ils peuvent provoquer des problèmes de filtration et des troubles dans la bière. |
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Encyclopédie de Diderot et d'Alembert « Brasserie » Planche IV
Germoir
«Le germoir avec la trape et la roue, d'où l'on monte le grain à la tourelle. La partie inférieure de la Planche montre le germoir. La partie supérieure, le grenier (...)».
Le principe est assez semblable à celui mis en oeuvre à l'époque médiévale : le grain pouvait être mis à germer à l'étage, où il faisait l'objet d'arrosages réguliers tout en bénéficiant de l'air chaud du foyer situé au niveau inférieur (pour le séchage et le grillage) afin d'accélérer la germination. |
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Le maltage
Il est nécessaire de stopper la germination au bon moment pour fabriquer la bière. Le grillage des grains évapore l'humidité résiduelle et arrête ainsi la germination. Trois textes anglais évoquent le matériel de maltage : Harrison cite une « étoffe de crin » couvrant le sommet d'un four et sur laquelle on étendait le grain à sécher. Il précise même que la paille des moissons est préférable au bois comme combustible car la fumée dégagée par la combustion de celui-ci donne un mauvais malt. Les deux autres sources sont d'origine monastique : à Brewood, le grillage est décrit comme s'effectuant sur un drap de crin suspendu au-dessus du four; à Stafford, on mentionne dans l'inventaire de la brasserie « j hère for thé kilt », c'est-à-dire un tissu de poils tressés pour le four. |
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Encyclopédie de Diderot et d'Alembert « Brasserie » Planche II
Fourneaux d'une brasserie Fig 2 - Construction & bâtisse de trois chaudières, avec leurs fourneaux (A A A A : massif de pierre ; B B B : fond du fourneau CCC, embouchure); Fig 3 - Chaudron à cabarer Fig 5 - Tinet Fig 6 - Vague Fig 7 - Fourquet; Fig 8 - Fourche Fig 9 - Coupe d'une chaudière & d'un fourneau Fig 10 - Entonnoir Fig 11 - Chaudron à remplir |
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Les trois gravures présentent la structure d'une batterie de cuves reposant sur un massif de maçonnerie sous lequel s'insère directement le foyer. Ce sont des structures du même type qui ont été retrouvées en fouilles en France et en Angleterre pour le Moyen Âge. Quelques précisions sur les termes employés : Cabarer est un verbe évoquant l'idée d'un transfert; le chaudron à cabarer, comme la pompe dans l'atelier du brasseur, servait donc au transvasement des liquides. Le tinet est une sorte de crémaillère. La barre en bois est suspendue au-dessus du foyer en s'appuyant sur des traverses, d'où les encoches aux extrémités. Le chaudron est pendu aux chaînes grâce aux crochets.
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La mouture
Une fois le grain développé comme voulu et la germination stoppée, il faut le réduire en farine infusible pour donner son goût au breuvage. Le grain germé et grillé, qui porte alors le nom de malt, est porté au moulin pour y être moulu. |
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Encyclopédie de Diderot et d'Alembert « Brasserie » Planche III
E, arbre de couche. F, petit rouet. G, petite lanterne du petit rouet F. H, meule courante sur la meule gissante. K, trémie. I, sac. La partie inférieure de la Planche s'appelle le manége. M, étoile. N, canal de la chaîne à chapelet. O, réservoir.
On ne pousse pas le détail de cette Planche plus loin, parce que le mouvement s'exécute à la partie supérieure de la Planche comme à l'inférieure; que le mécanisme est le même, et que les choses sont exprimées par les mêmes noms, et désignées par les mêmes lettres. D'ailleurs ce qu'il peut y avoir de particulier, appartient à la construction des moulins qu'on peut voir dans les Planches d'agriculture, tome premier des Planches, et dans les volumes imprimés de l'ouvrage. |
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Le brassage
C'est sans doute l'étape la plus importante de cette industrie de transformation alimentaire. C'est également elle qui symbolise cette dernière dans l'imaginaire collectif. Elle consiste à mélanger la farine de malt à l'eau pour obtenir la bière proprement dite. Pour un meilleur amalgame, ce mélange se fait à chaud. Le brassage peut se faire soit par infusion, en versant le malt dans de l'eau préalablement chauffée, soit par décoction, c'est-à-dire en chauffant directement le mélange eau-malt. Harrison parle de faire chauffer l'eau à côté de la mouture et de l'intégrer en douceur à la farine sans remuer. Le De rustica préconise la décoction d'une eau bouillante avec le malt à raison d'un muid et demi d'eau pour quatre setiers (unité variant entre 150 et 300 litres) de farine. S'ensuit le mélange au fourquet, durant une heure, avant une seconde adjonction d'eau. Sur le plan pratique, il faut signaler que la cuve-matière doit être placée à plus de 80 centimètres du foyer. Plus près, on risquait une caramélisation des sucres du malt. Celle-ci aurait altéré le goût de la bière et contrarié la fermentation. |
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La finalisation de la bière
Jusqu'ici, toutes les opérations peuvent s'effectuer à l'air libre. En revanche la fermentation, qui intervient après le houblonnage, doit se faire dans un contenant clos.
La bière est ensuite déversée dans de larges bacs dits « refroidissoirs », peu profonds afin que le moût redescende le plus rapidement possible à température ambiante. Ce type de fermentation est qualifiée de « haute », par opposition à la fermentation basse apparue au XIXe siècle et qui s'opère à 5-6° C. Elle est accélérée par l'ensemencement de levures. Celles-ci transforment les sucres fermentescibles en alcool. Lors de la fermentation, le développement de la mousse atteint environ 20% du volume de liquide. La cuve de fermentation doit donc être remplie en conséquence. Il est possible que l'alcoolisation de la bière se soit faite directement dans les tonneaux. Une objection à cela : le seul moyen d'évacuer le trop plein de mousse aurait été de débonder, d'où une perte de liquide. Il était sans doute préférable de recourir à une cuve. Dans le cas d'un brassin unique, la cuve-matière pouvait même remplir cette fonction mais, pour plus d'aisance, les brasseurs devaient disposer de deux cuves par brassin. Sachant que le cuivre empoisonne les levures, la fermentation devait s'effectuer dans un contenant en bois, plus large que haut (de manière à faciliter la formation de la couche de levure). Les levures remontant à la surface, il n'est pas certain que les brasseurs médiévaux se soient livrés à une filtration de la bière (qui intervient dans le procédé moderne). Un simple soutirage pouvait donner un produit valable pour la consommation. Les levures survivantes entament une seconde fermentation, beaucoup plus lente, dans les tonneaux. Elle ne présente pas de réel danger pour la conservation ni la consommation. |
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Encyclopédie de Diderot et d'Alembert « Brasserie » Planche V
Atelier du brasseur au haut de la Planche. A, grande cuve. B, petite cuve. C, C, pompes à cabarer. D, D, chaudières. E, E, gouttiers. F, F, F, sacs. |
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La structure matérielle d'une brasserie
Des fouilles menées récemment dans le quartier du Neuf Bourg à Valenciennes ont révélé une structure de brassage : il s'agit du soubassement de cinq cuves constitué par un lit de mortier jaune portant le négatif des cuvelages. Ces récipients étaient fabriqués en planches de chêne. En dessous se trouvait un foyer avec un alandier en forme de goutte d'eau. Les fouilles de l'abbaye de Kirkstall (Angleterre) ont mis à jour des vestiges semblables pour une cuve. Ce sont surtout les textes qui nous permettent de reconstituer l'intérieur d'une brasserie médiévale. Citée dans le capitulaire De villis promulgué par Charlemagne et dans les archives de quelques abbatiales, la brasserie du haut Moyen Âge est surtout connue grâce au fameux plan de Saint-Gall. Sont indiqués deux greniers dont le premier est destiné à la nourriture solide et l'autre à la brasserie. Leur plan rectangulaire est divisé par une croix centrale servant a priori d'aire de battage, les angles étant les lieux de stockage. Trois brasseries sont indiquées : celle pour les moines, celle des hôtes et celle des pèlerins et pauvres. Elles sont placées dans le même bâtiment que la cuisine et la boulangerie. Il faut donc distinguer dans ces structures au minimum un four et un foyer ouvert. Précisons qu'on a retrouvé des fours à sécher la moisson dans les régions au climat humide comme les îles britanniques par exemple. Le séchoir présent à côté du grenier de la brasserie des moines aurait pu servir de lieu de maltage. Les schémas intérieurs des trois brasseries-cuisines-boulangeries sont très similaires. Le carré cerné à ses angles par quatre petits ronds nous rappelle le plan du foyer de brassage de l'abbaye de Villers (Belgique). Le reste de la brasserie consiste en un mobilier peu vraisemblablement représenté. |
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Réseaux de distribution
À Londres, et probablement dans le reste de l'Angleterre, sinon de l'Europe, bière et cervoise pouvaient se vendre de trois façons chez des professionnels. Les brasseurs vendaient leur production au sein de leur échoppe, certains y aménageant même une petite taverne pour le confort des clients. On trouvait également des hôteliers qui produisaient une boisson dont rien n'indique qu'elle était réservée aux pensionnaires de l'établissement. Enfin, existaient des intermédiaires, des colporteurs qui revendaient en deuxième main un stock produit en brasserie. Ces marchands ambulants travaillaient en indépendants ou au service d'un brasseur qui déléguait la vente pour se consacrer à la production. Cette catégorie professionnelle difficilement contrôlable a posé beaucoup de problèmes aux autorités. De nombreuses affaires d'escroquerie ou de désordre public se rapportent à ces colporteurs, victimes ou coupables. Plusieurs décrets furent promulgués à Londres en 1368, 1377 et 1382 pour essayer en vain de les supprimer. |
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À boire et... à manger
Après la grande épidémie de peste du début du XIVe siècle, la consommation d'alcool de grain a considérablement augmente. En 1381, les autorités londoniennes ont été jusqu'à demander aux brasseurs de ne pas vendre trop cher leurs produits afin de les laisser accessibles aux pauvres, les plus vulnérables aux épidémies. C'est à cette époque du Moyen Âge que l'île a le plus importé de bière. La chauffe de l'eau permettait de se prémunir de la contagion.
Notons que la bière n'était pas seulement bue mais aussi mangée. Dans deux manuels de recettes de cuisine parus dans la première moitié du XVe siècle, une vingtaine font appel à l'ale (sur 41 au total pour l'un et 211 pour l'autre, qui inclut de plus nombreuses variantes pour chaque recette). Elle intervient, conjointement ou en remplacement du vin, dans des sauces, soupes, boissons sucrées, plats de fruits de mer (huîtres au gruau, buccins au vinaigre, brème bouillie...) ou poissons, de viandes (lapin farci, émincés de mouton rôti, pieds de porc au lait, faisan avec sauce au vin et ale... ) et desserts (pâte frite, figues confites...). La bière était donc devenue, à la fin du Moyen Âge, une denrée courante. De conception plus élaborée que le vin mais encore très simple, elle s'est imposée sur bien des tables médiévales par ses vertus alimentaires, pharmaceutiques et son faible coût. Consommée dans une large partie de l'Europe - seules les régions méditerranéennes ont échappé au phénomène -, elle devint sans conteste la boisson majoritaire dans le régime médiéval de tout un chacun, bourgeois comme manant, chevalier comme paysan. A.G. |
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