LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
  VI   - PONT-L'ÊVEQUE A CAEN  1/3
         
 

De Paris à Cherbourg en chemin de fer,

contenant l'historique complet des travaux

de la digue et du port de Cherbourg

 

Auteur : Henri Nicolle

Publication Caen : Alfred Bouchard, 1860

CPA Collection LPM 1900

 

PREMIÈRE SECTION

DE PARIS A CAEN  -239 KILOMÈTRES

DEUXIEME  SECTION

DE CAEN  A CHERBOURG -133 KILOMÈTRES

HISTORIQUE DE LA LIGNE

 

I PARIS A MANTES

II MANTES A EVREUX

III D'EVREUX A BERNAY

IV BERNAY A LISIEUX

V LISIEUX A PONT-L'EVEQUE

VI PONT-L'EVEQUE A CAEN

 

VII CAEN BAYEUX

VIII BAYEUX VALOGNES

IX VALOGNES CHERBOURG

 
         
 

La gare de Mesnil Mauger CPA Collection LPM 1900

 

 
     
 

VI   - DE PONT-L'EVÊQUE A CAEN

 

     Maintenant reprenons notre voyage.

 

Mesnil-Mauger. - Mézidon. - Moult. - Argences.

 

     Déjà sur notre parcours nous avons croisé de longs trains de marchandises ; nous avons vu dans les principales gares des ballots empilés, des tonneaux rangés sur les quais, et nous avons été amenés à parler du trafic considérable de certaines stations.

 

     Il est clair que l'industrie, pour le transport de ses produits, se sert presque exclusivement aujourd'hui du chemin de fer. Mais ce n'est pas du premier jour que ce résultat est acquis aux compagnies.

 

     Tout le monde ne voit pas d'un bon oeil l'ouverture d'un chemin de fer. Il change des habitudes, il ruine des industries qu'il remplace ou plutôt qu'il déplace, comme le roulage et le service des messagers.

 
         
 

Le passage à niveau de Mesnil Mauger CPA Collection LPM 1900

 
     
 

Place de la gare de Mesnil Mauger CPA Collection LPM 1900

 
     
 

Place de la gare de Mesnil Mauger CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Le chemin de fer a des ennemis nés.

 

Cependant il s'empare bientôt des moeurs, et ceux-là qui criaient le plus fort pousseraient de bien autres cris, si, du jour au lendemain, on le supprimait. Il a des tarifs élevés, il est plus cher que le roulage, c'est un grief toujours exploité, mais il a l'avantage de transporter beaucoup à la fois ; et telle usine qui faisait venir chaque semaine, et à quelque prix que ce fût, un tombereau de charbon de terre,par exemple, bénéficie de la baisse, lorsqu'elle a lieu, en achetant et en faisant rendre d'un seul coup, dans sa réserve, la provision d'une année. Il faut mettre ce détail au chapitre des compensations.

 

     Cette facilité de transporter beaucoup à la fois et promptement a donné lieu, l'an passé, sur la ligne où nous sommes, à un fait assez curieux. Le Vexin était sans pommes, Bayeux et ses environs en regorgeaient. Or, le cidre est la boisson des deux pays. Bayeux envoya ses pommes au marché d'Evreux qui put se désaltérer à un prix raisonnable. Les wagons firent ce que les charrettes n'auraient su faire. Notez que Bayeux, qui n'avait qu'à jeter aux pourceaux le superflu de sa récolte, en tira de la sorte un bon profit. Si les buveurs de cidre sont reconnaissants, ils auront mis le chemin de fer au nombre de leurs amis et bu à sa prospérité.

 
     
 

Mesnil Mauger CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Nous avons dit tout à l'heure que le chemin de fer avait quelque peine à s'imposer dans les habitudes. Ceci nous conduit à dire un mot des chefs de gare. Leur rôle est important ; c'est à eux à vaincre la routine, à désarmer les préventions, à réconcilier les intérêts froissés, et, en définitive, à faire apprécier aux intéressés mêmes, qui sont souvent les plus récalcitrants, le bienfait de cette institution d'avenir et de progrès réel du réseau des voies ferrées.

 

     On ne se fait généralement pas une idée de cet agent de la Compagnie qui assiste, en uniforme et en casquette brodés d'argent, au passage des trains, à qui l'on adresse ses petites réclamations, et qu'on trouve toujours poli ; voire même empressé, comme l'y oblige sa consigne. Nous ne parlerons pas de son service intérieur, mais seulement de ce que nous appellerons ses relations extérieures dans lesquelles il représentel'administration. C'est pour ces relations qu'ils entretiennent avec le commerce et la fabrique du lieu de leur résidence, qu'il importe surtout à la Compagnie que ses chefs de gare soient tout à la fois des hommes intelligents et des hommes bien élevés, qu'ils aient des formes prévenantes et de bonnes manières. En certains cas, ils seront agents d'affaires et diplomates.

 

     Ainsi, pour en citer un exemple, voici dans presque tous les endroits la comédie qui se joue à l'ouverture d'une station. Dès que les bâtiments de la gare sortent de terre, les petits messagers s'en vont trouver leurs clients et, comme ils ont étudié le fort et le faible de la question, ils leur tiennent à peu près ce langage :

 

     « Le chemin de fer vous promet monts et merveilles, gardez de le perdre ! D'abord, comme nous, il ne viendra pas charger à domicile, et ne pourra prendre de vos colis le soin que nous leur donnons. Vous aurez un surcroît de frais et du dégât. Ah ! les chemins de fer, nous les connaissons ! ils vous répondront que vous regagnerez sur le temps le surplus de vos déboursés. Mais iront-ils plus vite que nos chevaux ? Les règlements leur accordent 48 heures pour l'expédition et des temps d'arrêt sur le parcours. »

 
     
 

Mesnil Mauger CPA Collection LPM 1900

 
     
 

Mesnil Mauger CPA Collection LPM 1900

 
         
   

 

 

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La gare de Mezidon coté cour CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Si la ville n'est pas à plus de 100 à 200 kilomètres du marché d'écoulement, l'argument est spécieux et produit son effet. Les messagers continuent :

 

     « Et puis, là, monsieur, voudriez-vous nous ruiner, nous qui de père en fils messageons pour la maison ! Nous ferons des sacrifices, nous baisserons nos prix. »

 

     Sur ces derniers mots, les négociants s'attendrissent ; un peu de coeur derrière une question de gros sous ne fait pas mal, celadissimule le cuivre ; ils jurent qu'ils n'abandonneront pas de vieux serviteurs, qui leur proposent du reste un bon rabais. Rien de plus touchant ; et les messagers de faire claquer leur fouet, en criant : La vapeur, on s'en moque comme de cela !

 
     
 

Mezidon hôtel de la gare CPA Collection LPM 1900

 
     
 

La gare de Mezidon coté cour CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Telle est la bienvenue préparée au chef de gare. On m'en a dit un qui s'y est ainsi pris pour faire, en moins de huit jours, crier aux ligueurs : - Vive le chemin de fer ! Il commença par ébranler les messagers en leur proposant de troquer leur roulage au rabais et bientôt fourbu, contre un camionnage avantageux dont il leur apportait l'organisation toute réglée. - « Avantageux ? dirent les boudeurs. - Savez-vous compter : 2 et 2 font 4, et 2 moins 2 sont zéro ? voilà votre situation, suivant que vous marcherez avec le chemin de fer, ou que vous lutterez avec lui. Allons ! topez-vous ? - Nous topons. »

 

     De là il se rend chez les négociants qu'il raisonne et qui soupirent : « Mais nos pauvres serviteurs ? - J'en fais de riches entrepreneurs. - Mais le temps perdu dans les gares ? - Nous nous entendrons sur les expéditions pour que vous n'en souffriez pas ; et, toutes les fois que des occasions extraordinaires se présenteront, vous me verrez disposé à toutes les complaisances conciliables avec mon devoir. - Parbleu ! vous êtes un homme charmant, et nous ne nous quitterons point sans nous serrer la main. »

 

     Tout fut accompli comme il avait été convenu, et dans ce pays-là, loin de conserver une arrière-pensée de rancune contre le chemin de fer, tout le monde chante ses louanges, et par contre celles du chef de gare.

 

     L'administration donne à son chef de gare un logement confortable dans la station. S'il est marié, il y vit heureux en famille ; il a son jardin qui est à la fois sa récréation et la parure de la gare. Lorsque par sa conduite, ses qualités privées et son savoir faire, il a su se concilier les habitants de la localité, c'est entre eux et lui un échange de bons procédés qui lui rendent ses fonctions agréables. Il jouit d'une considération en rapport avec les services réels qu'il a su rendre aux intérêts du pays ; il est compté pour quelque chose, et d'avance il a droit de cité dans le lieu de sa résidence, s'il désirait plus tard, après un temps d'exercice bien rempli, y prendre sa retraite.

 

    Il y a, certes, des sorts moins enviables que le sien.

 

     Entre la station de Saint-Mards et celle de Lisieux, nous avons franchi la limite qui sépare les départements de l'Eure et du Calvados. Une ligne de rochers situés le long de la côte, entre la Vire et l'Orne, a donné son nom au département que nous traversons actuellement.

 

     Mais d'où ces rochers eux-mêmes ont-ils reçu cette appellation peu normande de Calvados ? D'un vaisseau de ce nom qui faisait partie de l'invincible armada de Philippe II, et qui y fît naufrage. Le fait est incontesté. La baie où le sinistre s'accomplit porte encore le nom lugubrement significatif de Fosse aux Espagnols.

 
     
 

La gare de Mezidon coté intérieur CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Certains étymologistes, cependant, ont dit que Calvados n'était pas un nom de navire ; que cela signifiait calvaire, et que« rochers du calvaire » marquait bien le lieu d'un pareil sinistre. D'autres avancèrent que, calvados voulant dire chauves et les rochers en question étant entièrement dénudés, les naufragés les avaient naturellement appelés les chauves, les pelés.

 

     La première version néanmoins paraît la plus vraisemblable ; seulement le vaisseau ne se serait pas appelé Calvados, mais Salvador, écrit avec un Ç, suivant l'orthographe portugaise : Çalvador, Sauveur, qui est tout à fait un nom de navire. Les anciennes cartes du Muséum de Londres, qui écrivent notre Calvados : Calvador, confirment cette dernière assertion, émise par le savant M. Mancel, bibliothécaire de Caen.

 

     Une anecdote encore sur ce nom de Calvados. Lors de la division de la France en départements, la commission n'avait pas jugé à propos de l'appliquer au département normand ; elle en voulait faire l'Orne-Inférieure. Ce fut une jeune personne de Bayeux une demoiselle Delaunay, soeur d'un représentant du pays qui en décida autrement.

 

A la nouvelle qui vint de Paris, elle se récria que l'Orne-Inférieure était une désignation bien terne lorsqu'on avait le mot plus sonore de Calvados à sa disposition. Chacun fut de son avis dans son cercle, et, séance tenante, on rédigea une adresse que le galant général Félix de Wimpffen se chargea d'appuyer. Le succès fut complet ; l'assemblée revint sur sa décision, l'Orne-Inférieure devint le Calvados, et l'heureuse inspiratrice de ce changement reçut le nom de Mlle Calvados, qu'il ne lui déplaisait pas, dit-on, de s'entendre donner.

 
     
 

La gare de Mezidon coté intérieur CPA Collection LPM 1900

 
         
   

 

 

  LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
  VI   - PONT-L'ÊVEQUE A CAEN  3/3
         
 

La gare de Moult-Argences  coté intérieur  CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Reprenons notre route.

 

     Voici Mesnil-Mauger, une station qu'on croyait devoir être de peu de valeur et qu'il a fallu agrandir l'année dernière. Elle se trouve le débouché naturel de plusieurs riches vallées ; elle a chargé en 1857 plus de 15,000 boeufs. Son trafic s'est élevé à la somme de 122,000 fr.

 

     Mesnil-Mauger est un bourg ancien. Les chartes latines le désignent sous le nom de Mesnillum-Maugeri.

 

     Mézidon, qui vient ensuite, sera le point de départ de la ligne qui rejoindra le Mans. Cette ligne est une des plus désirées des contrées environnantes, auxquelles elle livrera le marché du Centre. Les localités qu'elle doit desservir ont voté la subvention de deux millions qui, aux termes du cahier des charges de la Compagnie, était la condition de son exécution ; à l'heure qu'il est, les études du tracé sont complètes.

 

     Moult-Argences est la dernière station avant Caen. Moult dessert Argences. Le nom de la commune de Moult, dit Huet, semble venir de l'anglo-saxon molde, d'où s'est formé l'anglais moulde, qui signifie poussière, et il lui aurait été donné à cause du terrain sablonneux de son territoire. Moult-Argences et les environs élèvent des moutons ; ils en expédient par le chemin de fer de 1,000 à 1,200 têtes par an.

 

     A mesure que nous approchons de Caen, la campagne change d'aspect. La pierre y devient abondante, et nous ne voyons plus guère de ces maisons de bois qui montrent leur barriolage noir aux alentours de Lisieux. Les demeures des paysans deviennent sévères ; elles perdent en pittoresque ce qu'elles gagnent probablement en conforta-ble. La vigne et les rosiers grimpants les ornent plus rarement de leurs festons gracieux.

 

     Le Calvados se partage en trois zones distinctes : le bocage, la plai-ne et les herbages. Nous entrons dans la plaine de Caen. On y cultive les céréales et surtout le colza, Au mois de juin, ces champs de fleurs jaunes, alternés avec la verdure des blés,satisfont l'oeil et jettent une odeur qui parfume les brises. La moisson du colza demande de gran-des précautions. On lie les bottes sur des bars ou bers, qui sont une pièce de toile tendue mollement sur quatre montants, afin de ne rien perdre de la précieuse graine. Si par malheur il pleut sur les colzas coupés, le cultivateur gémit ; le soleil qui vient sécher les tiges rend la gousse tellement cassante, que la moindre pression lui fait répandre sa graine à terre, où nécessairement elle reste perdue.

 
     
 

La gare de Moult-Argences  coté intérieur  CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Cette plaine néanmoins se montre encore ici boisée et accidentée. Nous sommes sur le coteau de l'Orne. Au sortir d'une tranchée creusée dans le vif d'une carrière, de beaux arbres, bien alignés, à notre droite, au-dessous de nous, indiquent le cours de l'Orne ; ce sont les allées Cafarelli. Le quai les prolonge en entrant dans la ville qui s'étend maintenant devant nous. Ces clochers nombreux et ces toits à perte de vue dénoncent une grande ville.

 

     La gare de Caen, vraiment monumentale, fait le plus grand honneur à son architecte. Elle présente une double voûte vitrée qui dessine les A de sa toiture entre trois pilliers répétés sur les deux façades. Chacun de ses pilliers porte sur son chapiteau des écussons aux armes des villes de Paris, de Caen, de Cherbourg, de Lisieux, de St-Lo.

 

C'est à peu près toute la décoration sculpturale ; mais on sait avec quel art l'industrie moderne combine le fer et le verre pour donner, aux monuments appropriés aux besoins nouveaux, une légèreté qui tient du prodige et de la féerie tout à la fois. La gare de Caen ne le cède à aucune autre pour l'élégance ; elle l'emporte sur beaucoup par l'ordonnance, les dimensions et la bonne distribution des bâtiments affectés aux différents services des voyageurs, des bagages et des marchandises.

 

Comme disposition elle rappelle la sortie, à Paris, du chemin de fer d'Orléans, mais en mieux, car c'est là un point de similitude et non une comparaison. Nous avons entendu dire que la gare de Caen était une gare modèle.

 
     
 

La gare de Caen coté cour  CPA Collection LPM 1900

 
     
 

La gare de Caen coté cour  CPA Collection LPM 1900

 
     
 

Caen buffet de la gare, CPA Collection LPM 1900