LA REVUE ILLUSTREE DU CALVADOS    1911-1914 
   

Un point d'égoïsme nécessaire - Septembre 1911
         
 

L’égoïsme est un vilain défaut que je hais, quant à moi, de tout mon cœur. Je suis certaine, mes chères amies, que vous partagez ce sentiment. Et pourtant, je sais une circonstance capitale de la vie où, loin de le honnir, il faut le préconiser.

 

Ecoutez-moi bien ; je vais procéder par un exemple :

 

M. et Mme X... sont parvenus à un âge assez avancé. Leur existence a été laborieuse, probe, vouée à l'économie. Ils ont eu des enfants auxquels ils n'ont marchandé ni les soins, ni la tendresse, ni l'instruction, ni rien enfin de ce qui permet plus tard à l'individu de se débrouiller seul.


Même leur abnégation a été telle qu'ils ont largement doté et établi ces enfants, pourvus, grâce à eux, de situations larges et aisées.


La moitié, peut-être les trois quarts, de leur fortune a passé dans ces libéralités paternelles.


- Comment ferons-nous plus tard, si nous ne possédons plus de quoi vivre ? objectait de temps à autre le mari.

 

- Laisse donc ! répliquait la femme. Nos enfants sont de bons enfants.

 

Fabiono Les CPA LPM n°45

 
         
 

Ils n'ignorent pas les sacrifices que nous avons consentis pour eux, l'amour dont nous les avons entourés et aussi tout l'argent que nous leur avons donné. S'il manque quelque chose à notre nécessaire, ils seront les premiers à nous ouvrir à discrétion leur bourse !


Le papa, convaincu, se taisait.


Or, voilà qu'ils ont doublé l'un et l'autre le cap de la soixantaine. Une catastrophe, un évènement, n'importe quoi : les deus vieux perdent le restant de leur pécule.


On connaît la gêne, peut-être la misère.

 

- Ça ne fait rien, dit-on, les enfants sont là.


On va les trouver, on explique la situation.


Douloureuse surprise ! Les enfants, mariés, ont une famille eux aussi. Ils ne refusent pas, non certes ; mais ils font sentir que leur « complaisance » grèvera lourdement leur budget, qu'elle doit se restreindre au strict nécessaire.

 

Les beaux-fils et les brus accusent davantage encore la grimace. Les reproches courent sur les lèvres, et trop heureux devront s'estimer le papa et la maman, si on ne les leur exprime pas brutalement


De toutes façons, les voilà tombés à la charité de leurs enfants. Situation atroce ! Parlez donc à ceux-ci de restitution, de dette de reconnaissance.

 

Ils vous répondront qu'ils avaient déjà leurs charges et que cette charge imprévue qui s'ajoute aux autres leur pèse lourdement.


Comprenez-vous maintenant, mes chers amis, pourquoi j'ai parlé en tête de cette chronique « d'égoïsme nécessaire ? »

 

Voyez-vous, ne considérez pas la vie telle que vous la voudriez, mais telle qu'elle est. N'espérez jamais récupérer en dévouementfilial ce que vous avez prodigué en dévouement paternel. Et ceci bien entré dans votre tête, donnez à vos enfants tout ce dont vous pouvez disposer sans compromettre la sécurité de votre vieillesse, mais gardez-vous d'aller au-delà !