LA FETE DES ANES, à ROUEN
 
 

 

L'âne joue un certain rôle dans les offices du Moyen Age.

 

Bien que cet animal ait la réputation d'être sobre, patient, laborieux et pour ainsi dire infatigable, ce n'est point pour ces précieuses qualités qu'on le fêtait, mais uniquement à raison des divers épisodes que rappelle l'Écriture.

 

Sans parler de l'ânesse fameuse du prophète Balaam, c'est sur un âne que la Sainte-Famille fuit en Égypte; c'est sur un âne encore que Notre-Seigneur entre triomphalement à Jérusalem, le jour des Rameaux.

 

La fête de l'âne est, croit-on, originaire de Vérone d'où elle se répandit dans toute la chrétienté du Moyen Age.

 

D'après Du Cange qui reproduit l'ancien Ordinaire de la cathédrale de Rouen, on faisait dans cette église l'Office des Pasteurs pendant la nuit de Noël. Les chanoines habillés en bergers et les enfants de choeur en anges, venaient après le Te Deum des Matines adorer Jésus-Christ dans la Crèche, derrière l'autel.

 

Après Tierce, se faisait la procession des ânes.

 

Le cortège suivait le cloître et la grande nef. Les chanoines y figuraient habillés en prophètes.

On y voyait Isaïe, Zacharie, Jean-Baptiste; Balaam même y était avec son ânesse (ce qui fit donner le nom de procession des ânes), Nabuchodonosor: les trois enfants dans la fournaise y paraissaient aussi bien que Virgile et la Sybille. A la Messe, on ne manquait pas de chanter la Prose de l'âne.

 

M. Nicolay, traduisant à peu près littéralement le Glossarium de Du Cange, nous décrit admirablement toute cette Pastorale.

 

Au milieu de la nef de la cathédrale, on dressait une sorte de bûcher composé de linges et d'étoupes, et, après avoir chanté Tierce (processio ordinetur post Tertiam), le clergé faisait processionnellement le tour du cloître, puis venait s'arrêter au centre de l'église, entre deux groupes représentant, l'un les Juifs, l'autre les Gentils; au bout de l'édifice étaient massés de nombreux personnages destinés à jouer le rôle des prophètes dans l'Ancien Testament.

Les chantres commençaient par apostropher avec impétuosité les Juifs et les Gentils, qui, de leur place, leur répondaient par un verset non moins violent. Les mêmes chantres, s'adressant ensuite à celui qui jouait le rôle de Moïse, disaient: «Voici Moïse, le législateur!» Un Moïse à longue barbe, portant une corne au front (cornuta facie), vêtu d'une aube et d'une chape, tenant une baguette dans une main et les tables de la loi dans l'autre, entonnait à son tour un chant prophétique, relatif à la naissance du Christ. Puis un cortège, célébrant les louanges du Messie, conduisait Moïse près du brasier. Le même cérémonial se renouvelait pour chacun des prophètes successivement interpellés: ils s'avançaient à mesure qu'ils étaient appelés.

 

Moïse était suivi d'Amos, vieillard barbu, ayant un épi à la main, ensuite venait Isaïe, vêtu d'une aube, le front ceint d'un bandeau rouge; puis Aaron, couvert d'ornements pontificaux, la mitre en tête, précédant Jérémie en habits sacerdotaux et tenant une petite boule à la main. Daniel, représenté par un jeune ecclésiastique, était drapé dans une tunique verte, et le prophète Habacuc, vieillard boiteux, suivait orné d'une dalmatique; dans un vase étaient des racines qu'il mangeait entre deux versets.

 

Après lui, Balaam, monté sur une ânesse, tirait la bride et frappait l'ânesse de ses éperons, tandis qu'un jeune homme, lui barrant le passage avec une épée, l'obligeait à s'arrêter. (Le jeune homme figure, ici, l'ange armé dont parle l'Écriture dans l'épisode de Balaam). Un clerc, se dissimulant sous l'ânesse, disait alors d'une voix étrange: Pourquoi me déchirez-vous ainsi avec l'éperon?

 

Puis l'ange disait à Balaam: «Renonce à servir les desseins du roi Balac». Et les chantres de dire: «Balaam prophétise».—Alors Balaam répondait: «Une étoile sortira de Jacob!» Orietur stella ex Jacob.

 

A Balaam succédait le prophète Samuel, puis David, paré des emblèmes de la royauté. A la suite des prophètes, on voyait Zacharie, habillé en juif et accompagné de sa femme Elisabeth, vêtue de blanc; leur fils Jean-Baptiste avait les pieds nus.

 

Derrière lui se tenait le vieillard Siméon et enfin Virgile, au visage resplendissant de jeunesse, qui devait s'étonner un peu de se trouver en si sainte compagnie: c'était ordinairement lui qui fermait la marche.

 

Si l'on admettait le grand poète latin à la procession de Noël, c'est qu'il était réputé avoir prédit la naissance du Sauveur.

 

On lit, en effet, dans l'églogue qu'il adressa au consul Pollion, les vers suivants:

 

Ultima Cumæi jam carminis ætas:

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo,

Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna;

Jam nova progenies coelo demittitur alto.

Tu modo nascenti puero, quo ferrea primun

Desinet ac toto surget gens aurea mundo,

Casta, fave, Lucina: tuus jam regnat Apollo

 

Voici que le dernier âge prédit par l'oracle de Cumes est arrivé. La grande révolution des siècles va recommencer son cours. Déjà une Vierge revient et Saturne nous ramène l'âge d'or; déjà un Enfant va descendre des cieux.—Veille sur Lui avec un soin jaloux, ô chaste Lucine; c'est par Lui que l'âge de fer cessera et que l'âge d'or reviendra sur la terre; déjà règne ton Apollon!

 

La procession de Noël se terminait souvent, dit le Mémorial de Rouen, par un clerc habillé en sybille, portant une couronne sur la tête et chantant des versets contenant des prédictions.

 

On est aussi étonné de voir la sibylle dans ce cortège. Cependant, on admet assez généralement que les sibylles pouvaient connaître et prévenir l'avenir. Saint Jérôme leur attribuait le don de prophétie, et l'Eglise, dans la Prose des Morts, invoque l'autorité de la sibylle et semble l'assimiler à l'autorité même de David:

 

Teste David cum sibylla.

 

C'est la raison pour laquelle Michel-Ange les a représentées dans les célèbres fresques du plafond de la chapelle Sixtine, et Raphaël dans l'église Santa-Maria-della-Pace, à Rome.

Quant à la Prose de l'âne, nous n'avons trouvé aucun document qui nous prouve qu'elle ait été chantée à l'office de Noël. Farin seul l'affirme: nous serions donc porté à croire qu'elle était chantée à la porte de l'église.

 

Elle commençait par cette strophe:

 

Orientis partibus

Adventavit asinus

Pulcher et fortissimus,

Sarcinis aptissimus.

Hez, sire âne, hez!

 

Des contrées de l'Orient, il est arrivé un âne beau et fort, propre à porter les fardeaux.—Hez, sire âne, hez!

 

Cette cantilène n'avait rien de choquant, ni pour le goût, ni pour les convenances.

 

Telle était cette fête de l'âne dont on a dit beaucoup de mal, parce qu'elle prêtait à certains abus et dégénéra vite en un cortège peu digne du sanctuaire, ce qui la fit interdire par l'autorité ecclésiastique. Il n'en est pas moins vrai qu'elle naquit d'une pensée de foi, d'une interprétation et d'une mise en scène ingénieuse des prophéties sur le Messie.

 

Nous terminerons ce chapitre par le ravissant usage de:

 

LA «SCALA» DE NOËL

Comtesse O'Mahony

 

Dans un causse aride et sauvage,

Aux flancs d'un rocher accroché,

Est un ancien Pèlerinage

Entre ciel et terre perché.

C'est Rocamadour qu'il s'appelle.

Lieu saint et des plus vénérés,

Où pour atteindre la chapelle

Il faut gravir deux cents degrés

Là survit un touchant usage:

A chaque soir de la Noel,

Petits et grands de ce village

Semblent faire l'assaut du ciel!

La population tout entière

Monte à genoux chaque degré,

En récitant sur chaque pierre

De l'Archange le doux Ave.

Et les prêtres sont à la tête

De cette étrange ascension

Faite au son gai de la musette

Avec peine et dévotion.

Telle, à Rome, la foule sainte

Au Latran montant à genoux

La Scala Santa toute empreinte

Du sang du Christ versé pour nous?