CHERBOURG EN COTENTIN
  CU 15.01 COMMUNAUTE URBAINE DE CHERBOURG
   
  L'ABBAYE DU VOEU EN 1787
         
 

Facade de l'Abbaye ND du Voeu à Cherbourg De COUVILLE — Travail personnel

 
     
 

Histoire anecdotique du vieux Cherbourg et de ses environs

Par Emile Le Chanteur de Pontaumont

Publication Paris : Dumoulin & Gouin, 1867

 
         
 

L'ABBAYE DU VOEU EN 1787

 

     Je montrais les quatre lettres qui vont suivre à un de mes amis d'enfance, littérateur distingué qui s'intéresse à l'histoire de Cherbourg, berceau de la famille de sa mère. Je lui demandais si ces modestes fragments méritaient de voir le jour. Ce papier et ce pli sont beaucoup, me dit-il en riant. Ce papier du XVIIIe siècle, si peu satiné, et ce pli qui sent l'écolier, ont leur date certaine ; le cachet rompu qui pend à cette déchirure vaut mieux qu'un certificatd'authenticité. Ces fautes d'orthographe paraissent, dans ces jolies phrases, comme une petite grimace dans un charmant visage. Ces lettres représentent des personnages qui ont vécu, des amis, des correspondants familiers d'un autre âge. Elles sont pour nous un lien entre le présent et le passé, entre la société d'aujourd'hui et celle d'autrefois.

 

Elles prouvent que tout ne disparaît pas, que le monde se survit à l'état d'ombre et de souvenir. Je les publierais donc sans difficulté.

 

     « Septembre.

   
         
 

     Adieu ! ce mot est triste, il exprime la séparation et tout ici la retrace. Mme la D., dans la jouissance du déplacement, monte, descend, s'entoure de cartons de voyage, fait mettre les chevaux à la voiture, puis les fait dételer. Je comprime mes larmes.... Excepté vous, qui pourrait les comprendre ? On rencontre pendant des années entières les mêmes personnes sans les regretter, et parfois quelques moments d'intimité développent des rapports de sentiments qui attachent pour la vie. Non, je ne vous crois pas capable de me faire de la peine volontairement, mais vous vous imaginez que je pourrais dire une chose incontinent et la retracter le lendemain. Ma résolution vous paraît bizarre ; elle ne changera cependant pas. Il est si cruel d'aimer ceux qu'on ne peut voir toujours. Je le sens avec effroi... Enfin la vie ne se compose que de sacrifices, et le bonheur est bien illusoire. Il faut donc briser son coeur pour ne pas croire à celui qui naît de l'affection ? »

 

     « Vendredi soir.

 

     M. C. vient tard de Cherbourg aujourd'hui, me disait hier la petite Huet, qui m'avait suivie au jardin. Et moi je pensais tristement que bientôt C. ne viendrait plus... Combien je regrette de vous avoir affligé par l'expression d'une sensibilité qui doit vous paraître ridicule. Sans doute il vous était permis de croire que le jeu qui nous réunissait ces jours derniers deviendrait pour moi une distraction après votre départ. Je n'eus jamais besoin de distractions. Je connais le chagrin ; j'ignore encore l'ennui qui naît de la solitude. Je puis varier mes occupations et rendre courtes les heures d'une longue journée. Je me trouve de temps en temps en rapport avec des personnes qui viennent ici passagèrement ; je fais pour elles de mon mieux ; mais je leur avoue franchement, dès la première rencontre, que je les prie de disposer de moi au besoin, à la condition de m'excuser pour tout ce qui est devoir régulier de société en dehors de mes occupations obligées. Cest ainsi que je suis parvenue à m'isoler au milieu de la foule. Vous ne pensez sans doute pas ce que fût le désoeuvrement qui me fît accepter votre intimité. Pour la première fois, depuis que j'habite la Basse-Normandie, j'avais le désir de parcourir la vallée de Martin-vast ; aussi vous priai-je de m'y conduire. Jamais, avant de vous connaître, je n'eus l'envie de changer la direction de mes promenades. Les frais sentiers du voisinage, la maison de Mme de C., tel était mon itinéraire habituel. Ainsi donc, il est bien convenu que vous ne chercherez plus à changer une résolution invariable. Si des circonstances indépendantes de ma volonté ne nous rendent pas étrangers l'un à l'autre, je me ferai toujours un plaisir de jouer avec vous quand nous serons seuls, ou qu'il y aurait possibilité de le faire sans affectation... A ce soir, à demain peut-être.... Pardonnez-moi de vous avoir fait de la peine, je me le reproche ; car le bonheur de ceux que j'aime peut seul assurer le mien. Je vous écris dans l'observatoire ; mes regards se fixent de temps en temps sur la mer qui est en ce moment resplendissante des feux du couchant, et je me dis que dans une maisonnette bâtie sur ces grèves sauvages, on trouverait peut-être plus de bonheur que dans les palais des puissants du siècle. Quel beau temps ! Quelle délicieuse saison ! Il y a dans l'air je ne sais quoi de doux et de pénétrant. En opposition avec la majorité, j'aime moins le printemps que la pâle automne. L'automne est un je le sais, mais la pâleur d'un homme intéresse peu. »

 

     « Jeudi.

 

     J'aime à penser que ce haha qui nous réunit si souvent peut encore nous servir de lien alors que les circonstances nous séparent. Etre ensemble et s'écrire, voilà les jouissances intimes de l'amitié : Heureux qui les comprend ! car pour lui les peines de la vie s'adoucissent bientôt. Mon oncle, exilé de France, retrouva en Espagne ce que tous les biens de la fortune ne peuvent donner ; des amis constants. Pendant les longues soirées, on se rassemblait autour d'une table ronde, on travaillait, on causait, on lisait, puis s'isolant, sans changer de place, on s'écrivait des billets, et l'on trouvait un charme inexprimable à se correspondre ainsi sans se quitter. Aujourd'hui peut-être ne nous verrons-nous pas. Je sens avec regret tout l'empire d'une habitude si doucement contractée. D'avance, je dois penser à votre départ et reprendre avec résignation la vie qui m'est dévolue par la nécessité. J'aurai pour unique distraction mes fleurs et quelques lectures intéressantes. Jamais je n'envierai ce que l'on nomme plaisirs du monde ; les coeurs froids peuvent seuls y prendre l'ombre pour la réalité. La société de notre voisinage m'inspire de l'éloignement. A vingt ans, je vivrai donc seule et heureuse d'un souvenir de votre affection. J'espère que malgré notre séparation, nous resterons voisins ; nos pensées se rejoindront par lettres, et notre confiance mutuelle deviendra un besoin. Vous me parlerez de vos plaisirs, et je serai heureuse de votre bonheur ; et si quelques-uns de ces ennuis inséparables de l'existence arrivent, ils s'affaibliront en les partageant. »

 

     « Octobre.

 

     Voulez-vous conserver cette bourse dont l'odeur vous plaît ? Je ne la porterai plus et j'aimerai la savoir près de vous. Elle me fut donnée par une dame assez indifférente ; vous pouvez donc la regarder sans arrière-pensée, car nul souvenir ne s'y rattache. Elle réunit la fleur qui porte mon nom, le lilas et la pensée qui dit ôtendre amitiéö puis le revers présente une guirlande de ces jolis forgen me not dont nos voisins les Anglais composent tant de devises. Il est bien convenu que vous ne me refuserez jamais qu'en présence de témoins. ôCombien j'ai souffert cette nuit, vous ne pouvez le comprendre ; les yeux que vous aimez, dites-vous, l'attestent cruellement. L'amitié telle que je la comprends ressemble un peu, il est vrai, au sentiment que l'on doit craindre. Vous pourriez croire qu'une affection semblable n'existe que dans mon imagination ; mais, vous le savez, j'ai le droit de la décrire. Se voir chaque jour et ne jamais se quitter sans regret ; sentir de même ; vivre d'une double vie ; trouver sa récompense dans la pression d'une main amie ; jouir d'un regard chéri et de l'échange de cette muette tendresse que l'on comprend sans pouvoir l'exprimer. L'amitié ainsi entendue vaut mieux que l'amour. Je vous ai demandé de ne rien changer entre nous tant que vous serez ici. Je suis bien faible encore, car j'éprouvai hier un choc violent. Mon coeur restera le même ; ne l'accusez pas : vous seul serez son guide. Je ne vous présenterai plus ma main ; si vous m'offrez la vôtre, j'y déposerai la mienne en toute confiance ; si vous vous approchez de moi, je ne m'éloignerai pas ; j'aurais honte de craindre l'ami que mon coeur a choisi. Si vous m'écrivez, je vous répondrai avec le plus vif empressement. Je ferai tout enfin pour vous prouver que votre bonheur m'est cher. Si vous le faites consister dans l'éloignement, je vous plaindrai et je garderai le silence. Adieu. Voulez-vous passer à deux heures, rue de Harcourt, [1] ou sur la route, [2] dans la partie où les ouvriers ne soient point ? Si vous êtes empêché, je retrouverai là la petite Huet, et je reviendrai le plus promptement possible à l'observatoire. Dans le cas où le dîner se prolongerait plus que de coutume, restez paisiblement à table jusqu'à la fin. Je redouterais fort que Mme la D. vint à se douter que vous vous dérangeriez pour moi. A tantôt donc, peut-être.... »

 

     Je conservais ces quatre lettres parmi de vieux papiers recueillis à Cherbourg, lorsque le hasard fit passer sous mes yeux un ancien registre de la marine qui m'éclaira sur leur texte. J'acquis une sorte de certitude qu'elles avaient été écrites par une femme qui habitait l'abbaye de Cherbourg, puisque je retrouvais sur le registre la mention de l'observatoire, celle de la jeune Huet, et autres menus détails de la localité, cités dans ces lettres. J'ignore complètement le nom de l'auteur de ces épitres sentimentales, mais je suis porté à soupçonner, d'après quelques passages, qu'elles peuvent être attribuées à une demoiselle de compagnie des maisons de Beuvron ou de Mortemart. Voici, au surplus, l'extrait de ce vieux registre qui m'a guidé dans mes présomptions à l'égard des lettres.

 

     Par suite des demandes faites par Mme la duchesse d'Harcourt, les 15 juillet, 6 et 19 août 1786, on a fait à l'abbaye les réparations ci-après : on a construit un mur autour des deux jardins neufs qui donnent sur la prairie, en laissant la haie entière. On a placé dans le mur du jardin, près de la porte d'entrée, une porte, et on a arrangé un logement pour le jardinier dans le pavillon près de cette porte. On a fait deux fossés entre les près de l'hôpital et ceux de l'abbaye, de manière à laisser entre eux une terrasse de huit pieds de largeur en couronne, bordée d'un côté par la haie actuelle, et de l'autre par une nouvelle plantation. On a terminé le haha ; on y a mis des artichauds en fer, et on a élevé des pillastres pour empêcher le public d'y passer. On a ouvert une porte cochère près du haha pour sortir les foins. On a transformé une chapelle de l'église en laiterie. On a fait une petite porte grillée à la porte de la cour d'honneur, près du salon. On a arrangé en observatoire le dessus de la petite tour qui faisait jadis la cage de l'escalier des orgues, et on y a pratiqué une issue par l'escalier des femmes. On a pratiqué un passage couvert sous l'escalier de Madame la duchesse et dans la cour du cloître, afin d'aller à couvert de l'église dans la salle du dais. On a posé un garde-main à l'escalier qui descend de l'appartement de Mme la duchesse à l'église. On a pratiqué dans l'antichambre de Mlle de Mortemart une grande armoire. On a réparé les couvertures du clocher et de l'église. On a fait deux contrevents aux croisées du cabinet de M. Masson, ainsi qu'aux croisées du concierge qui donnent sur la cour du cloître. On a réparé la porte qui donne sur l'antichambre de la salle à manger que le roi avait habitée. On a fait une armoire à plusieurs ventaux, pour le linge, dans la petite chambre de Mlle Huet, à côté de la porte. On a fait une autre armoire dans la cuisine de M. Huet, concierge. On a fait un buffet sous la croisée de la chambre de Mme Richard. Approuvé : Signé, le duc de Harcourt.

 

NOTES.

 

     NOTE A.

 

Aujourd'hui la rue de l'Union. Il est regrettable qu'on n'ait pas restitué à cette rue son ancien nom qui rappelait les services rendus à la ville par la maison d'Harcourt.

 

     NOTE B

 

Il s'agit sans doute ici de la route de l'Abbaye qui fut faite sur l'ordre de M. Brou, intendant de la généralité de Caen. L'adjudication avait été passée en la dite ville le 6 août 1784, et adjugée à M. Jean Boulabert au prix de 59,700 livres (Registre des ordres, etc.. f° 126), sur cette somme, la caisse des travaux de la marine à Cherbourg, remboursa 40,000 livres à celle des ponts-et-chaussées (Lettre de M. le duc d'Harcourt à M. Deshayes, datée de Paris, du 16 avril 1785). Il résulte d'une requête présentée le 20 septembre 1788 à M. le duc de Beuvron par M. Vastel, docteur-ès-lois, avocat au parlement de Normandie, que cette route n'a été entièrement terminée qu'en ladite année. Cette requête établit que M. Vastel avait cédé à l'Etat une partie de la pièce de terre, dite la Ceinture, pour former la route en question (Registre cité, f° 138). On trouve au même registre, f° 69, sous la date du 29 juillet 1786, la mention suivante : « M. Deshayes fera payer des fonds des travaux à M. Levacher, curé de Cherbourg, la somme de 230 livres, pour indemnité de la perte qu'il fait cette année du droit de verdage et de celui de dîme sur les prairies et terres de labour qui ont été enclavées dans la dite route et le chantier de Chantereyne

 

[1] Voir la note A

[2] Voir la note B

 
         
 

Réfectoire de l'abbaye Notre-Dame du Vœu De COUVILLE — Travail personnel