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Le jeu de domino en Normandie
par Georges Dubosc 1924
Illustrations par les CPA du petit manchot
Il a été proclamé dernièrement rois du Domino et princes du Double-Six, deux braves normands du Calvados, qui se sont mesurés les dés en main. Déjà, l’an dernier, à Deauville, un maçon très expert, M. Gauthier, avait battu tous les concurrents et même son dernier adversaire, M. Mator, maire de Pennedepie, bien digne, lui aussi, d’un tel honneur. D’autres concours sont encore en vue.
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C’est que le jeu de dominos est le véritable jeu des Normands, celui qui convient le mieux à leur caractère, à leurs habitudes et à leur sapience proverbiale. Ne met-il pas en avant toutes leurs qualités et toutes leurs vertus natives ? La mémoire pour se rappeler tous les dés abattus pour les évoquer immédiatement, et pour se rendre compte du fort et du faible de l’adversaire ; l’attention soutenue, la méditation réfléchie, la perspicacité avisée ; la psychologie du partenaire, la décision prompte et sûre.
N’y a-t-il pas même un peu d’imprévu et de magie, dans le mouvement de ces dés souvent remués et dans leurs cliquetis joyeux et bruyants sur les tables de marbre du cabaret et de l’auberge où se réunissaient jadis les habitués du domino ? A combien d’ingénieuses combinaisons ne peuvent pas se prêter ces simples dés rangés et alignés suivant les règles de l’art ? Des calculateurs les ont estimées à près de 400,000 figures…
Et, malgré le sérieux attentionné avec lequel on joue le jeu traditionnel en Normandie, combien de plaisanteries et de drôleries ne provoque pas l’innocent jeu de dominos ! Ne sait-on pas par exemple, que la mare d’Yvetot, au pays « des joueux de domino », ne tient bien l’eau que parce qu’elle est pavée de double-six qu’y ont jetés les joueurs, heureux de se dépouiller de quelques dés embarrassants ? Et puis combien pittoresques suivant les terroirs, sont les appellations des dés : le gros papa, le gros père, le double-six ; la patrouille, le cinq qui date des beaux temps de la Garde nationale et des interminables parties qui se jouaient pendant les heures inoccupées, la patrouille qui représentait quatre hommes et un caporal ; la blanchisseuse, la blanchinette pour le double blanc ; le quatuor le catouilleux qui figure le quatre ; le six au fin ou le cizeau fin et bien d’autres. Et les réponses énigmatiques en fin de partie, quand le jeu est bouché et qu’on va compter les points, alors que le combat s’arrête, faute de combattants ! - « Combien de dés ? – Autant que de pattes et d’oreilles !... » Manière ingénieuse, détournée, bien normande, qui peut laisser planer encore un doute, d’annoncer qu’on tient encore six dés en main. Et les rites traditionnels et amusants de la partie de dominos ! Quand, par exemple, un voisin de campagne, un fermier, avait perdu la partie, pendant la soirée, la malice paysanne voulait que les enfants le reconduisent avec une lanterne d’écurie… pour qu’il ne soit pas dévalisé de son gain, en route ! On n’était pas plus ironiquement cruel ! |
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Dans le pays de Caux, dans le pays de Bray, dans tous les coins de Basse-Normandie, on joue la partie de dominos, on taquine l’os, avec autant d’entrain qu’on joue la manille dans le Midi. Les parties passionnées se succèdent sans fin pendant les après-midi dominicales. Pendant la guerre, les bonnes parties de dominos à trois s’étaient un peu apaisées, mais il y a encore quelques vieux dominotiers, qui n’ont pas abandonné leurs parties. A Rouen même, où tous les « porteux » du pays de Caux avaient introduit la partie de dominos parmi tous les négociants de la Côte-d’Or, et il y avait tels cafés de l’ancien cours Boieldieu, comme les cafés Bricque et Mennechet où, le vendredi, on remuait les dés en dégustant une bouteille poussiéreuse de fin bourgogne. On jouait alors la partie à deux, ou à trois, la partie carrée, sans pêche, pioche, talon ou cuisine, qui sont les surnoms des dés inoccupés. La partie à deux a, vraiment seule, du charme. Il n’est pas toujours facile de se rencontrer à quatre qui veulent se battre. Quand on est trois, c’est bien ennuyeux, dit la chanson. Dans ce cas, on a la ressource de jouer avec un « mort », comme au whist, mais un mort au milieu de trois bons vivants, jette toujours un froid… Tout cela revient à dire au surplus, qu’il y a différents moyens de jouer aux dominos : partie de tête-à-tête, chaque joueur prenant six dés ; partie de tête-à-tête à quelque nombre de dés que ce soit ; partie à quatre, chacun pour soi, sans être aux points ; partie à deux contre deux ayant chacun six dés et jouant pour gagner le plus tôt cent points |
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Le nombre des dés s’étend, aujourd’hui, ordinairement jusqu’à vingt-huit, divisés en sept espèces, commençant par le « double-blanc » et finissant par le «double-six », formant 168 points. Mais ne croyez pas qu’il en a toujours été ainsi. L’Académie universelle des jeux ou Dictionnaire méthodique et raisonné de tous les jeux, publiée en 1825, indique que le nombre des dés était parfois porté à 36, divisés en huit espèces, et allant du « double-blanc » au « double-sept », formant 252 points. Ce nombre des dés a même été porté jusqu’à 45, allant toujours du « double-blanc » jusqu’au « double huit », formant ensemble 360 points. Et nous n’assurerions pas qu’il n’y ait pas eu des « double-dix » ! Pour se renseigner sur ces combinaisons assez restreintes du jeu, il faudrait consulter quelques recueils spéciaux ayant trait au noble jeu des dominos, mais cette bibliographie n’est pas très complète. On a chanté cependant les beautés du « double-six » et les ruses compliquées pour parvenir à boucher le jeu de l’adversaire et le contraindre à s’avouer vaincu. |
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Un certain L. Jousserandot qui a écrit dans le fameux recueil Les Français peints par eux-mêmes et signé quelques romans Le capitaine Lacuzon et Le Diamant de la Vouivre, vers 1844 a dédié au sculpteur Dantan jeune, l’auteur de notre statue de Boieldieu, fameux dominotier en son temps, une épître intitulée Le Domino qui décrit avec verve ces belles et longues parties, quasi interminables, jouées au pays normand.
Je chante dans mes vers ces joueurs valeureux Qui, par leurs longs efforts, leurs calculs glorieux Emules des savants dont s’honore la France, Du jeu de dominos, firent une science. Une table que couvre une toile cirée Est debout au milieu de la chambre sacrée Et quatre heures sonnants, les adeptes assis Commencent le combat du Blanc contre le Six On a posé. Bravo ! Ce n’est qu’un dé timide Double-deux. Qu’ai-je vu ? Mon jeu, de six est vide Ciel ! On l’ouvre. Malheur ! Je dois boucher le deux. L’adversaire a bouché le six. Oh c’est heureux ! Et mon partner a dit : « Deux partout ! Quelle chance ! C’est de notre côté que penche la balance. On boude, on boude, on boude ! Il m’a rendu le trois. Rien, mais le six paraît pour la seconde fois !! Alors l’émotion est sur chaque visage…
L’épître de Jousserandot n’est pas la seule fantaisie poétique consacrée à la gloire du « Double Six ». Il nous faut citer encore un traité didactique Le jeu de dominos, poème en vers français par G. Bénédit, un petit in-12, paru en 1856, puis Le Traité sur le jeu de dominos par A. Laurent paru en 1858 ; le Salon des jeux, qui donne une description du jeu de dominos ; l’Almanach des dominos par Bonneveine en 1883 ; le Domino et ses patiences par A. Laun, car le Domino, comme les cartes, a ses patiences, c’est-à-dire des… parties fictives qui occupent le temps du joueur solitaire, qui s’exerce et s’entraîne. Faut-il encore citer une combinaison du jeu de dominos, avec le jeu de cartes parue en 1909 le Domino-bridge qui, suivant son auteur Jean Bernac, est une « nouvelle application du jeu de bridge au jeu de dominos » ?
Les lettres n’ont point seules vanté et chanté les douceurs du domino familial. La peinture et le dessin n’ont eu garde d’oublier Les Dominotiers. Aussi bien, les figures attentives, défiantes, perplexes des joueurs n’offrent-elles pas des thèmes tout trouvés à l’observation des peintres ? Les attitudes elles-mêmes, les gestes, la façon de tenir les dominos, de les abriter contre tout regard indiscret, la curiosité des assistants, tout cela on le retrouve dans le Domino à quatre, une charmante lithographie de Boilly, qui excellait dans ces études de physionomie. La scène semble se passer dans le Café de Foy, au Palais-Royal, qui, sous la Restauration, fut le café favori des joueurs de l’Académie du Domino, ou encore dans le Café de Valois, fréquenté par une clientèle de gens tranquilles pratiquant alors le domino. Daumier, lui aussi, a crayonné de nombreuses lithographies parues sous le titre des Dominotiers, où on lit sur les physionomies des joueurs toutes les passions de l’âme humaine. Il nous semble bien aussi que Léandre s’est plu à dessiner et à croquer quelques herbagers ou maquignons bas-normands, en plaude bleue et en casquette, figures rasées et rusées, taquinant les dés dans la pénombre d‘un cabaret villageois.
Reste encore une question assez sérieuse et qui divise encore très fortement tous ceux qui se sont occupés, peu ou prou, des dominos. Qui est-ce qui a bien pu inventer le jeu de dominos, et à quelle date remonte-t-il ? Voilà longtemps qu’on s’est posé le problème, sans pouvoir apporter une solution définitive. Bien entendu, on a voulu voir dans leurs combinaisons ingénieuses, un jeu antique, par exemple un jeu grec, mais on a eu beau lire toutes les descriptions données par Becq de Fouquières dans son Histoire des jeux antiques, on n’a rien trouvé de définitif. le jeu de pétie qui est une combinaison de dés où le hasard a sa part, ne rappelle en rien le noble jeu de dominos. D’autres ont attribué l’invention aux Chinois, aux Hébreux et, avec peut-être plus de vraisemblance, aux Coréens. On a signalé, en effet, jadis, dans le bric-à- brac d’un antiquaire parisien, dont l’étalage se composait surtout d’objets de provenance exotique, un certain nombre de dominos, d’un caractère grossier et étrange. C’étaient des plaques d’os assez petites, 15 millimètres de long sur 9 de large seulement, dont les cavités qui marquaient les points étaient peintes en rouge et en noir et diminuaient au fur et à mesure que le nombre des points augmentait. L’antiquaire qui présentait ce jeu assez singulier, prétendait qu’il provenait de Corée, mais à bien mentir qui vient de loin !... |
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D’autre enfin veulent que les Italiens aient été les inventeurs du jeu et des boîtes de dominos. Toujours est-il que la collection du savant historien des jeux, Henry d’Allemagne, possède de très curieuses boîtes de dominos, ouvragées, ciselées, découpées, qui sont certainement un travail italien de la fin du XVIe siècle. La plupart de ces anciennes boîtes sont en forme de berceaux, tantôt plates et ornées aux angles de quatre petites colonnettes, tantôt d’une forme bombée, mais munie d’un dossier comme un petit lit. Le tout est en os travaillé à jour et orné de petits cercles rouges ou verts et de rosaces quadrilobées. Ainsi que nous l’avons indiqué, ces dominos sont plus nombreux que ceux d’aujourd’hui, et vont jusqu’au double-neuf. Ces boîtes italiennes sont composées de deux casiers longitudinaux et symétriques, qui reçoivent deux jeux différents, un jeu rouge et un jeu noir. A chacun de ces jeux correspondent deux dés de même couleur. Il est donc probable que chacun jouait avec son jeu, un peu à la manière dont se pratiquait le tric-trac.
Ceux qui font remonter le jeu de dominos aux Italiens ont inventé plusieurs anecdotes assez adroitement combinées pour expliquer l’origine du jeu et, en même temps, l’origine du nom. La légende veut, par exemple, rapportait jadis l’almanach de l’Eure, cité dans le supplément du Dictionnaire de Littré, que le mot provienne d’une petite histoire trop amusante pour être vraie.
Des moines appartenant à un des monastères avoisinant le Mont Cassin, en Italie, pour quelques fautes vénielles, ayant été mis dans la cellule de pénitence, taillèrent des carrés de bois, y marquèrent et y gravèrent des points et en firent un jeu en les assemblant.
Sortis de cellule, ils communiquèrent cette distraction, qui leur avait paru si agréable, à tous ceux qui les approchaient et mirent bientôt tous les frères du couvent dans le secret de leur invention. Depuis le prieur jusqu’au portier, tout le monde se passionna pour le jeu. Celui des joueurs qui avait trouvé le moyen de placer tous ses dés témoignait sa satisfaction, comme il est d’usage chez les religieux après une tâche ou un travail quelconque : « Benedicamus Domino ». De sorte que le mot : domino revenant toujours à la fin de chaque partie, finit par désigner un jeu auquel on ne savait quel nom donner. L’Annuaire de l’Eure s’appuyait sur une vieille chronique pour donner cette explication, mais quelle chronique ? demande Littré. Tant qu’on ne l’aura pas citée – car on retrouve la même anecdote rapportée par un chercheur rémois, M. Matot-Braine – l’étymologie amusante restera toujours un peu suspecte, comme toute étymologie anecdotique. Cependant, elle a pour elle, ajoutait le savant linguiste, d’expliquer l’expression : faire domino, terminer la partie.
Il y a encore quelques traditions, non moins ingénieuses, sur l’origine des dominos ; celle qui les fait venir d’une sorte d’aumusse ou de vêtement ecclésiastique, noir et blanc, suivant la saison, dit domino dans plusieurs textes, et enfin celle qui assimile les dés blancs et noirs aux papiers de tentures, nommés dominos.
Mais les dominos à jouer remontent-ils à une époque aussi ancienne ? Tout au plus les trouve-t-on à la fin du XVIIIe siècle et on ne connaît guère de document graphique, antérieur à cette gravure allemande tirée à Augsbourg en manière noire, qui représente un petit maître en perruque poudrée, jouant aux dominos avec une jeune femme assise à une petite table en face de lui. L’idée vint aussi de décorer de motifs semblables, le revers des dominos et on voit à l’Hôtel Carnavalet plusieurs jeux ainsi décorés. Cela rentre un peu dans toutes ces sortes de jeux de dominos décorés : dominos avec « grotesques », comme Géricault aimait à en dessiner suivant la méthode des « cinq points » ; dominos-cartes, avec sujets qui se poursuivent ; dominos ornés de lettres et de syllabes, dits alphabétiques ou calculateurs. Notre distingué concitoyen, M. Chanoine-Davranches, a raconté dans ses intéressantes Notes sur l’origine et l’histoire des Jeux, que vers 1798, les joueurs de dominos se rencontraient dans les salles basses du café Foy et jetaient avec ostentation sur la table, les pièces de leur jeu favori revêtues de lettres dont le rapprochement formait : Vive le roi, la reine et le dauphin. C’était la distraction habituelle de la Jeunesse dorée de Fréron qui deviendront bientôt les Incroyables ! Cela prouve bien que la grande vogue des dominos date de la fin du XVIIIe siècle. L’Improvisateur français, parlant de ce jeu en 1804, disait, en effet :
« Il y a quarante ans seulement que la manie du domino s’est introduite dans les cafés de Paris. C’est une des plus misérables ressources que l’oisiveté ait imaginée, ce qui n’empêche pas d’y jouer des sommes considérables pour aller se pendre après les avoir perdues. »
Ce qui paraît bien invraisemblable.
Où fabrique-t-on les dominos ? Tout d’abord à Paris où les tabletiers de la rue des Gravilliers, en fabriquent de toutes sortes, en os, en verre, en galalithe, avec revêtements de toutes couleurs. Et puis à Méru, dans l’Oise, dans tout ce pays de la petite industrie de la nacre, de l’os, et l’ébène. Ardouin-Dumazet qui a écrit des notes bien curieuses sur Méru, décrit ainsi la fabrication du domino :
Le domino se fait à domicile, presque tout le travail étant exécuté à la main. J’ai assisté à l’achèvement de ces jeux pour lesquels j’avais vu débiter l’os à la machine. Sauf le creusement des trous à teindre en noir, l’opération est très simple : la plaque d’os est collée sur une plaque de bois préalablement plongée dans un bain de teinture noire. On place les rivets qui sont fixés à coup de marteau. On trace au noir les séparations et le domino est achevé. Méru en fait de très grands pour l’Allemagne, de très petits pour la Normandie, où ce jeu est fort répandu. La plus grande partie de la production va en Angleterre.
Les principaux fabricants sont les maisons Angot-Lamy, qui font les jeux et leurs boîtes ; Caplain fils, Deboffe, Pinguet et Ventin, qui font aussi les touches de piano ; Saguez et Deschamps. Enfin plus près de nous, il existe aussi une fabrique à Etrépagny dans l’Eure. N’est-ce pas une preuve suffisante pour gagner définitivement la partie en faveur de la Normandie et pour s’écrier : Domino !
GEORGES DUBOSC |
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