La Foire de Lessay

12, 13 et 14 Septembre

 

 par

Georges Dubosc


Première parution

dans le Journal de Rouen

du 5 septembre 1926.

   
  Parmi les grandes foires normandes qui se tiennent quand les moissons sont terminées et que s’élèvent les premières brumes matinales de septembre, la plus curieuse, la plus pittoresque et la plus inattendue est certainement la grande foire de Lessay, dans le Cotentin, dans le département de la Manche, non loin de Coutances.
 
 
         
 

Tout d’abord, elle est curieuse parce qu’elle est très ancienne et elle est extrêmement originale. Originale par son installation, ses coutumes, ses  moeurs pittoresques, qui ne sont point encore disparues, mais surtout par  son emplacement. La foire de Lessay, qui dure trois jours, le 12, 13 et 14 septembre, le jour de la Sainte-Croix, se tient, en effet, dans un… vrai désert, le seul peut-être que contienne toute la grasse et verte Normandie.

 

Quand on a quitté, en effet, les riants vallons fleuris entourant Coutances, le contraste est grand de cette lande immense, pelée, brune et sèche, ancienne plaine de sable de mer où affleurent seuls quelques grès arrondis, plaine devenue presque noire par la décomposition des herbes et des racines. Dans ce Sahara normand, s’étendant à perte de vue, poussent seuls la bruyère, qui tapisse le sol, et quelques ajoncs d’or (le bouais jau), comme on dit en patois de la Hague, arbustes chétifs et rabougris dominant parfois l’herbe courte et rase. Véritable désert, la lande n’est animée un peu que par les troupes des oies de Pérou, ou par quelques moutons qui viennent y pâturer. Il n’en était même pas ainsi autrefois, et Barbey d’Aurevilly, dans ses admirables pages qui ouvrent L’Ensorcelée, a montré, en une langue magnifique, toute la tristesse de la Lande de Lessay.

 

« Placé entre la Haye-du-Puits et Coutances, dit-il, ce désert, où on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’hommes ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin, dans la poussière, s’il faisait  sec, ou dans l’argile détrempée du sentier, s’il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu’il n’était pas facile d’oublier.


La lande, disait-on, avait sept lieues de tour et, pour la traverser en droite ligne, il fallait, à un homme à cheval et bien monté, plus d’une couple d’heures.
 
… Visibles d’abord sur le sol, et sur la limite du landage, les sentiers s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même le jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu. C’était, pour le voyageur, un danger toujours subsistant. Quelques pas le rejetaient hors de sa voie, sans qu’il pût s’en apercevoir, dans ces espaces où dériver de la ligne qu’on suit était presque fatal. »

 

Est-il besoin de dire que l’imagination normande, portée au merveilleux, avait peuplé cette immense lande de Lessay de légendes et de contes et que c’était le domaine des fées, des goubelins et du varou, du loup-garou qui, par les nuits d’hiver, pousse, à travers ces espaces nus et déserts, ses sinistres randonnées. C’était aussi le pays des mauvaises rencontres, des assemblées de sorcières tenant leurs sabbats, et aussi des malandrins en quête de quelque coup à faire. Avec quelle émotion profonde le grand poète Louis Beuve, en son dur patois, dans ses admirables strophes où il a chanté la Grande Lande de Lessay, a évoqué toutes les impressions qui terrifiaient,jadis, l’âme du voyageur quand il abordait ce pays sauvage des légendes.

 
 

 

 
 
 
         
 

La graind-lainde dé Lessay

Louis Beuve

 

Veire ! Dains les soumbres nyits de varouage,

quaind no-z’enteind les veints vîpaer,

quaind les pouores geins qui sount en viage,

devaunt tei fount le sène dé la croué,

ch’est en vain que Carterêt qui s’alleume

t’envie le sourire dé sen écllai.

 

T’es triste souos ten manté de breume

et ryin oû mounde né te distrait

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay.

Grainde millorenne désolaée,

tu ne souoris qu’eune feis touos les ains.

 

Quaind la sainte croué, à pllennes quertaées,

sus ta brière amouène nous geins,

tu troublles la vuule abbaye

des beugllements de dyis mille âomés

et pendaint les troués jours de folie,

le Cotentin n’a paé ta fyirtaé,

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay.

 
 
         
 

Men âme, coume eune vuule touornyiresse,

qui, souos les teintes, vous teind la main,

révyint, ô lainde dé ma jeunesse,

té demaindaer l’âomône d’eun souvenin.

Jé té ressemble car touotes les jouée

 

achteu maisi ne durent paé tcheu mei,

et ma pouore âme touormeintaée

est demeuraée triste touot coume tei,

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay

 
         
 

Et cependant, l’homme a lutté contre cette région déshéritée, où, pendant un moment, le général de Courcy, qui commandait le 10e corps à Rennes, puis le général Lewal, avaient songé à établir des camps d’instruction militaire, projets qui furent finalement abandonnés, comme tant d’autres. Aujourd’hui, la grande lande de Lessay n’est plus tout à fait la table aride qu’elle était, lorsqu’il y a plus de cinquante ans, M. Leparquier, censeur du Lycée de Coutances, le père du distingué professeur honoraire du Lycée Corneille, notre érudit concitoyen, la décrivait « comme étant couverte, sur 8 ou 10 kilomètres, que de lichen ou de mousse grisâtre, de carex et d’herbes desséchées », à peine coupée par quelques mares stagnantes d’où, vers le soir, s’élevaient, seuls, les monotones croassements des grenouilles, bruit unique qui vient troubler ces lieux stériles et maudits.

 

Seul, un intrépide émule des Chambrelent et des Brémontier, un savant helléniste et agronome, venu là pour y goûter le repos, L. G. Galuski, a entrepris la lutte avec cette terre de bruyères que son effort opiniâtre est parvenu à transformer. Il a ainsi créé le beau domaine du Buisson, sur ce sol défriché. Quelle ténacité et quelle intelligence il a fallu à ce vaillant pionnier, plus accoutumé au jardin des racines grecques qu’à la culture potagère, pour faire naître là de belles prairies et des massifs de pins maritimes ! Mais ce n’est qu’une faible partie de l’oeuvre de fertilisation restant à poursuivre. A côté de l’oasis du Buisson, s’étendant sur 2.500 mètres en longueur, oasis cultivée et boisée, d’autres tentatives ont été faites, à l’exemple de Galuski, mais sur de plus petites surfaces.

 

Des parcelles ont été ainsi vendues par les communes propriétaires de la lande de Lessay, mais l’élevage en grand des oies et la vaine pâture des moutons ont enrayé l’oeuvre de transformation du grand désert normand et sa mise en valeur.

Cependant, à la lisière de ce pays original, de ce coin de la Manche si particulier, s’est élevée la petite ville de Lessay, près du maigre fleuve côtier de l’Ay, qui vient se jeter dans un très large estuaire où se trouvent des salines et des tanguières importantes. Cet estuaire forme là une coupure  dans la chaîne des dunes, qui reprend ensuite, puissante et large, sans interruption, jusqu’à la baie du Mont Saint-Michel.

 
 

 

 
 
 
         
 

Au milieu des petites maisons de Lessay se dresse la belle abbaye de Lessay, qui fut fondée là, au XIe siècle, en 1056, sur la paroisse dite alors de Sainte-Opportune, par Richard dit Turstin Hadulph et sa femme sur le  conseil de l’évêque de Coutances, Geoffroy de Montbray. Son premier abbé  fut Robert, religieux venu de la célèbre abbaye du Bec. Le dernier abbé fut Raymond de Duford-Léobard, qui fut archevêque de Besançon, en 1774.

 

Construite un peu sur le plan de la célèbre abbaye de Cerisy, c’est une belle abbaye, au portail roman, richement décoré, avec une majestueuse tour centrale. La nef est caractérisée par ces voûtes d’ogives du milieu du XIIe siècle, et par une suite de belles stalles qui proviennent de l’abbaye de Blanchelande, dont Barbey d’Aurevilly a maintes fois évoqué le souvenir.

Toute cette petite ville, à l’abri de la vieille abbaye, n’en est pas moins calme et tranquille, comme la lande qui l’environne de tous côtés. Trois jours par an, cependant, la lande de Lessay s’anime tout à coup

 

Il se tient, en effet, comme nous l’avons dit, chaque année, du 12 au 14 septembre, la foire Sainte-Croix, qui s’installe aux portes mêmes de la petite ville, des deux côtés de la route de Coutances qui file droit à travers la lande. Cette foire est certainement l’une des plus anciennes foires de Normandie, rivale de la Guibray, à Falaise, de la foire d’Agon, qui datait du temps de Jean-sans-Terre, ou de la louerie de la Madeleine, à Saint-Lô.

 

Elle fut instituée, dit Léopold Delisle, dans ses Notes sur les anciennes foires du département de la Manche (Annuaire du département de la Manche, 1850), par une charte de la fin du XIIe siècle, au profit des moines bénédictins de Lessay, qui en retiraient de gros bénéfices. Par un aveu de 1424, on voit qu’il se tenait à Lessay deux marchés par semaine, le mardi et le dimanche, et deux foires par an, l’une à la Sainte-Croix, en septembre, et l’autre au jour de Saint-Maur.

 

A la mairie de Lessay, on peut voir actuellement encore un parchemin revêtu  du sceau de Louis XIV, qui n’est autre qu’un édit donné par le souverain à Saint-Germain, en 1671, renouvelant à l’abbaye de Lessay la concession et le privilège de cette foire, prolongeant sa durée de quatre jours et interdisant l’établissement d’autres foires dans un rayon de quatre lieues. L’édit constate, au surplus « qu’il vient à la foire de Lessay, quantité de gens et marchands de Normandie, de Bretagne et des pays voisins. »

 
         
 

Les Pieîntes d'eun tournoux d'gigot

sus l'chaimp d'faire de Lessay !

 Louis Beuve

Qu’i tumb' de l'iâu ou bi qui vente,
Mei, j'reste ilo comme eun piquot
Pendaint que j'vos vais sous les teintes
Querriaer l'boun baire à pieinn connot !
V'là not' maît' qui crie à pieinn' tète
A tous les geins : « Voulons d'la chai! »
Ah! naon, n'y a pé d'daingi qu' m' guette
Et m’diys' : « Man pourr' Jeain, avous sêi ? »

 

Dans toutes les foires et l’z’assemblayes
Dam’ ! cha n’est pas plaisant par coups
De s’vair’ tout confondieu d’fumaie
Et poussif comm’ une gars fouroux.
L’iau tout t’long d’mes gaimb’ dépure ;
J’vas d’venir maigr’ comme un coucou,
Sur la land’ à forch’ d’faire cuire
J’crais que j’commenche à cuir’ itou !
Haô, haô, haô, haô !
Dans l’mitan du champ d’foire
Assis sur eun fagot
Qu’ no z’a donc d’la minsère
Haô, haô, haô, haô
A tourner le gigot !

 
 
         
 

Etal de bouchers

 
     
 

Avant que les transports ne fussent devenus très faciles, les marchands de toutes sortes, même de Guernesey et Jersey, où des îles Anglo-normandes, venaient, en effet, s’approvisionner à la Sainte-Croix de Lessay. Une petite ville de tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques et les tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques et les tentes, comme à la Guibray, se disposaient, en plein vent, sur la lande, en formant des rues et des quartiers. Il y avait la rue des Cuisiniers, qui avait parfois 300 mètres de long, la rue des Tentes à café, la rue des Bazars. Il y avait notamment une rue de Rouen, où se dressaient les tentes des marchands de tissus et d’étoffes. On s’y pressait pour acheter le trousseau des filles à marier.

 

Les orfèvres voisinaient avec les marchands d’ornements d’église, avec les chaudronniers de Villedieu ; les sabotiers du Mortinais y rencontraient les potiers de Nehou, de Sauxemesnil et de Ger. Comme le dit l’Annuaire de la Manche, on trouvait, à Lessay, mille approvisionnements, des volailles, des légumes et des melons de Créances, le pays des primeurs et des cantaloups savoureux ; de la filasse, de l’épicerie et de la mercerie

 

Maintenant, bien que la Foire Sainte-Croix de Lessay soit en décadence, ce sont surtout les chevaux et les poulains que l’on y vend. On évalue 3.000 le nombre des chevaux amenés, la veille de la foire de Lessay, à la grande « montre ».

 

Acheteurs et vendeurs, dit M. Raoul de Felice, qui a décrit la foire de Lessay dans son bel ouvrage sur La Basse-Normandie, vont se restaurer copieusement sous de vastes tentes où s’alignent des rangées de tables et de bancs, où des mâts, coiffés d’un pichet ou d’un chapeau défoncé, annoncent qu’on y vend du bon « baire ». Dès le matin, des brasiers, en plein vent, protégés par des levées de terre, ont été organisés ; des quartiers de moutons - de ces bons Présalés des bords de la Manche, - des rangées de volailles y rôtissent à la broche. Louis Beuve nous a, du reste, conté les peines de ces pauvres « tourneux de gigots », noirs de fumée aveuglante, desséchés par la soif et l’ardeur des brasiers, qu’ils alimentent de bois et de copeaux, tandis que trois ou quatre broches tournent devant la flamme :
 

 

La besogne terminée, le patron débroche, coupe et taille la viande saignante. Ailleurs, les pêcheurs d’Agon, ceux de Saint-Waast, viennent vendre leurs huîtres à l’écaille, leurs langoustes, leurs crabes, tandis que les maraîchers de Créances proposent leurs fruits et leurs légumes poussés sur les mielles, une sorte de bande de terrains sablonneux et fertiles, qui longe la mer et borde la lande de Lessay. Les futailles de cidre se vident en un clin d’oeil ; les cafetières géantes et les « demoiselles » d’eau-de-vie suffisent à peine à satisfaire les clients.

 

L’après-midi, dit Raoul de Felice, est consacré aux achats et aussi aux attractions. Les saltimbanques, les cirques, les théâtres, les jeux, attirent jeunes gens et jeunes filles. A dix lieues aux environs d’Angoville, de Saint-Germain-sur-Ay, de Vaudrimesnil, dans les fermes, la foire de la Sainte-Croix était une récompense, après le dur labeur de la moisson. Les gens couchent, tant bien que mal, dans les auberges de Lessay. D’autres vont chercher un gîte  à Périers ou à la Haye-du-Puits, mais la plupart des paysans passent la nuit à  la belle étoile, sous une tente ou dans leur carriole.

Puis, tout le monde s’en va ; les Guernesiais ou les Jersiais reprennent leurs bateaux, par Portbail ou Carteret, et, la foire fermée, les baraques,  les tentes disparaissent, laissant seulement sur le sol de la lande, les traces de leur passage. Du jour au lendemain, la grande lande de Lessay retombe ainsi dans son silence de mort. De l’agitation foraine, il ne reste rien… Les brumes de l’automne enveloppent alors l’immense  solitude redevenue déserte et, bientôt, les vents d’hiver courbent les ajoncs défleuris sous d’impétueuses rafales….

 
     
 

Le marché aux anes

 
     
 

Tentes à café et marchands de melons