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Duel de Legris et de Carrouges
Jacques Legris , clerc , homme d'esprit , simple écuyer et possesseurdes fiefs d'Aulnou le Faucon, de Saint Loysdes champs, de Tanques, de F on te nay -sur-Orne et de Goulet, vivait à la cour de Pierre Il^comte d'Alençon, dont il était gentilhomme et chambellan. Il était encore capitaine du château d'Exmes. Jean de Carrouges avait épousé en secondes noces , Marie de Thibouville , et il était aussi chevalier et chambellan du comte d'Alençon ; c'était au reste un homme jaloux , dur et brutal , qui, depuis 1385 , portait envie à Legris , son ancien ami , et cherchait en vain à le supplanter. Carrouges , à son retour de l'Ecosse et de l'Angleterre où il avait accompagné l'amiral de Vienne et sur le point de faire un nouveau voyage , conduisit sa femme chez sa belle-mère , Nicole de Car- rouges , à Capomesnil dans la commune de Mesnil Mauger , près de Lisieux . Cette jeune femme y était depuis peu de temps, lorsqu'en l'absence de sa belle-mère qui s 'était rendue pour affaires litigieuses devant le vicomte de Falaise à Saint Pierre sur Dive , avec presque tout son monde, un homme qu'elle prit pour Legris, assisté, dit-elle du nommé Louvet son ami, alla la visiter, et, l'ayant trouvée seule, la viola , après avoir inutilement essayé de la séduire par leurs caresses et par l'argent . Marie dissimula jusqu'au retour de son mari, l'horrible affront qu'elle avait éprouvé ; alors elle lui raconta fort piteusement l'aventure qui lui était arrivée. Carrouges assembla sa famille , et porta plainte au comte d'Alençon qui ne put concevoir que Legris , qui , le jeudi 18 janvier , jour indiqué par Marie , avait soupe avec lui et s'était en outre trouvé au château à quatre heures , eût pu se rendre d'Alençon à Capomesnil et de Capomesnil à Alençon en cinq heures ; en effet , la distance était de plus de vingt lieues , et alors les chemins naturellement mauvais , étaient d'autant plus affreux que l'on était en hiver . L'alibi parut bien établi aux yeux du comte d'Alençon qui, sur la demande de l'accusé, avait assemblé les prélats , les chevaliers et les conseillers qui composaient le tribunal destiné à juger provisoirement dans l'intervalle des séances de l'Echiquier. Legrix fut à l'unanimité trouvé innocent et renvoyé absous . Carrouges en appela au Parlement de Paris , qui par son arrêt du 15 septembre 1386 , admit la plainte de Carrouges , et déclara qu'il échéait gage de bataille. Louvet et une femme de Marie , prévenus d'avoir été présents au viol , furent appliqués à la question, mais ils ne firent aucune révélation qui pût éclaircir l'affaire . On prépara donc dans la place Sainte Catherine, derrière le Temple, le lieu pour le combat auquel Legris eût pu légitimement se soustraire par bénéfice de cléricature. Il ne voulut point avoir recours à ce moyen qui eût élevé des soupçons contre sa bravoure dont il avait donné tant de preuves et contre son innocence qu'il espérait faire éclater . Toute la cour, le roi Charles VI et une nombreuse affluence de spectateurs de Paris et même des provinces environnaient le champ clos . Pour que le combat pût décemment avoir lieu , on fut obligé d'armer chevalier Legris qui n' était qu'écuyer . Il avait cinquante ans environ et tel était à peu près l'âge de Carrouges ; d'ailleurs, armes égales et pareilles bravoures; ainsi le résultat paraissait indécis.
La dame de Carrouges fut présente au combat qui eut lieu le 22 décembre . Elle était dans un char de deuil et couverte de vêtements noirs. Son mari s'approcha d'elle et lui dit : n Dame, par votre information et sur votre iquerelle , je vais aventurer ma vie et combattre Jacques Legris ; vous savez si ma cause est juste et loyale ". " Monseigneur, dit la dame, il est ainsi et vous combattez tout sûrement , car la cause est bonne " . Carrouges embrassa son épouse , se signa , et quoiqu'il fût dans l'accès de la fièvre qui depuis quelque temps le tourmentait , il se disposa à combattre et entra au champ mortel . On se battit d'abord à cheval avec un égal avantage ; les deux champions s ' avancèrent ensuite à pied, et s'attaquèrent avec beaucoup de vivacité . Legris porta à Carrouges un coup violent qui lui blessa la cuisse . L'affaire allait être bientôt décidée en faveur de l'accusé et l'on doit juger quelles étaient les transes qu' éprouvait Marie , qui dans ce cas eût été condamnée au feu et dont le mari eût été attaché à la potence. Après la blessure de Carrouges , le combat ne fut continué qu'avec plus d'acharnement. L'infortuné Legris eut le malheur de faire une chute, et son adversaire en profita pour se précipiter sur lui . Ce fut en vain que Carrouges voulut lui faire avouer qu'il était coupable ; il persista à protester hautement qu'il était innocent et à le jurer de la manière la plus formelle . Cependant , l' impitoyable Carrouges usant de toute la rigueur de sa victoire et du droit qu'elle lui donnait , lui enfonça son épée dans le corps . Telle fut la fin de ce combat , qui ne permit à personne de douter que Legris ne fût coupable parce qu'il avait été vaincu ; logique puissante à une époque où la force faisait le droit, où les erreurs et les préjugés les plus déplorables constituaient la raison publique.
Le corps de Legris fut livré au bourreau qui le pendit suivant l'usage et l'abandonna à la voierie. Carrouges fut comblé de faveurs et devint chambellan du roi . Le Parlement , par arrêt du 9 février 1387 , adjugea à Carrouges une somme de six mille livres sur les biens de Legris.
L'opinion publique était bien fixée sur cet événement ; quelques années s'étaient écoulées et la famille du vaincu avait , suivant l'usage , perdu à la fois , la fortune et l'honneur . Enfin, le véritable auteur du viol de la Dame de Carrouges fut découvert . C'était un écuyer qui, sans doute, avait quelque ressemblance avec Legris . Carrouges était alors en Afrique et on ne le revit pas ; sa femme pénétrée de désespoir et déterminée à faire pénitence de la témérité de son accusation se fit religieuse ; elle mourut dans les regrets et la douleur , inconsolable de la méprise dont elle était l'auteur.
Un vieux soldat, qui avait été couvert de blessures au champ d'honneur , en combattant pour sa patrie contre les Autrichiens, les Prussiens et les Russes , racontait vers 1835 , dans notre arrondissement où il était né, à deux de ses fils qui servaient avec distinction en Afrique , le fait historique que nous venons de rapporter , pour calmer et redresser leur esprit turbulent qui s'était déjà manifesté dans plusieurs rixes. |
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