LEGENDES NORMANDES

RECUEILLIES SUR MORTAIN
   
  XIII LE SEIGNEUR DE MORTAIN
         
 

Mortain, Collection CPA LPM 1900

 
         
 

Hippolyte Sauvage 1890

 

Si l'on en croit les chroniqueurs l'histoire se déroula vers le milieu du XIIe siècle, près de Mortain, dont le donjon puissant dominait alors de sa masse sombre la petite ville. Guillaume de Mortain, quatrième du nom, fidèle serviteur du duc de Normandie (le roi d'Angleterre, Henri II Plantagenet) en fut le héros malheureux.

 

Guillaume n'avait pas une bonne réputation. Brutal, avide, jouisseur, il ne mettait aucun frein à ses ambitions et à ses désirs, et plus d'un tenancier, plus d'un habitant de la petite cité avait à souffrir des exactions de leur haut, puissant et redouté seigneur.

 

Grâce à Dieu, le service du duc de Normandie l'appelait souvent hors du donjon. La guerre sévissait entre la France et l' Angleterre. Et, durant la guerre, les bonnes gens, eux avaient la paix.

 

Malheureusement, les campagnes militaires duraient rarement plus de quarante jours et quand Guillaume revenait, les tracas et les vexations de tous genres recommençaient à fondre sur les habitants de Mortain.

 

Vers l'année 1160, Guillaume IV, au retour d'une expédition guerrière, se montra d'humeur gaillarde. Veuf depuis l'année passée, sans postérité, il était bien résolu, après avoir pleuré sa défunte le temps convenable, de se remarier de préférence avec quelque jeunesse.

 

Avec ses cheveux blancs, sa barbe embroussaillée, sa peau épaisse comme celle d'un sanglier et ses cinquante ans, il ne constituait nullement aux yeux des belles jouvencelles l'image du damoiseau dont on rêve dans la chambre des dames en écoutant les trouvères chanter les amours de Tristan et Yseult. Cependant certaines d'entre elles, pour devenir châtelaine et régner sur la contrée, eussent volontiers fermé les yeux sur les disgrâces du seigneur de Mortain.

 

Le malheur voulut que Guillaume, qui était difficile, ne se laissât pas séduire par celles-là. Enfin, après avoir bien cherché, parcouru vingt lieues à la ronde, il finit par jeter son dévolu sur la plus ravissante enfant de toute la région. Blonde, avec de grands yeux bleus clairs et lumineux, des nattes tressées qui lui tombaient sur les épaules comme des gerbes de blé mur, Iolande de Bellême n'était sans doute qu'une héritière de petite maison, mais sa beauté avait ravi plus d'un damoiseau et, bien qu'elle n'ait encore que seize ans, elle avait été demandée en mariage par un jeune chevalier du voisinage, plus riche certes de belle vaillance et de douceur que de doubles écus ; mais qu'importe la richesse quand on a vingt ans ! Le chevalier devait être armé à la Saint-Jean prochaine et les deux familles voyaient d'un œil ému et satisfait l'union qui se préparait.

 

Las ! Guillaume de Mortain vint à passer par là et tout ce charmant bonheur fut compromis.

 

— Ta fille me plaît, déclara sans ambages le terrible personnage au père de lolande. Oui, elle me plaît fort. Et je l'épouserai en l'église de Mortain avant la fin de l'été.

— Mais, Monseigneur, elle est déjà fiancée à Raoul de Beaumont...

— Oserais-tu préférer ce coquebin, qui n'est même pas encore digne de ceindre l'épée, au puissant descendant d'une des plus nobles lignées de Normandie ?

— Non, sans doute. Monseigneur . Mais ma fille préfère...

— Ta fille ? Et depuis quand un père de famille consulte-t-il ses enfants pour les marier ? Plaisante excuse que voilà ! Allons, trêve de plaisanterie. J'ai assez ri et je suis pressé. Demain, une litière viendra chercher ton enfant. Inutile de préparer pour elle des coffres et des bagages : Je lui offre le plus magnifique trousseau dont jeune fille puisse rêver. Et sa résistance ne tiendra pas longtemps devant les robes de brocart et les parures que je lui destine.

Le père de lolande n'osa pas dire non. Jamais un vassal du seigneur de Mortain n'eût osé résister à son suzerain. Seule, lolande resta le front haut et l'âme forte. A Raoul, désespéré, qui était accouru pour passer une dernière soirée en sa compagnie :

— Jamais, s'écria-t-elle, jamais je n'abandonnerai mon corps et mon âme à Guillaume. Je vous le promets, raoul,devant la Vierge Marie à qui je suis vouée depuis mon enfance.

 

Le lendemain matin, il fallut bien pourtant prendre le chemin du château de Mortain. Farouche, Iolande ne répondit pas un mot aux démonstrations d'amour que lui fit Guillaume, quand elle arriva en sa somptueuse demeure. Toutes ses attentions se heurtèrent au mépris le plus glacial. Dès qu'il eut compris que ses avances étaient repoussées, le châtelain changea d'attitude.

 

— Puisque c'est ainsi, hurla-t-il, eh bien, je vais vous enfermer dans votre chambre jusqu'à ce que vous soyez devenue docile. lolande fut enfermée, ne voyant plus personne qu'une vieille servante qui s'occupait d'elle et lui apportait ses repas. Chaque soir, Guillaume venait faire sa cour. L'entrevue se déroulait suivant un rite accoutumé. Le seigneur de Mortain commençait par se montrer aussi gracieux que cela lui était possible et prononçait d'aimables paroles. Puis, irrité par le mutisme et la froideur de celle qu'il s'obstinait à appeler sa fiancée, il poussait bientôt des cris de colère, menaçait du geste la jeune fille et la scène prenait fin habituellement par quelque bris de vaisselle ou de bibelots.

 

Deux mois passèrent ainsi et Guillaume lui-même s'émerveillait d'une telle force de caractère chez un être aussi jeune. Il n'en était que plus décidé à en faire son épouse. Ce Normand avait l'obstination d'un Breton. Un beau soir, il entra dans la chambre de Iolande et lui tint ce discours :

 

— J'ai montré une longue patience, ma belle enfant. Mais le temps est venu pour moi de réaliser mes desseins. L'été s'avance et dans quelques semaines, le roi, mon Seigneur, va peut-être me convoquer à l'ost. J'entends donc régler notre affaire avant mon départ. Dans cinq jours exactement, Guibert, mon chapelain, nous unira.

 

lolande, toute pâle, s'était dressée.

 
         
 

Mortain  Collection CPA LPM 1900

 
     
 

— Assez de jérémiades, gronda Guillaume. A-t-on jamais vu pareille entêtée ! Mais je vous trouve bien dépourvue de couleur, Iolande. Si cette blancheur affine encore votre délicatesse, je ne veux pas que vous tombiez malade à la veille de vos noces. C'est cette longue réclusion qui vous a affaiblie. A partir de demain, vous pourrez donc vous promener librement dans le château, delà basse-cour du donjon au verger. Ne faut-il pas d'ailleurs que vous fassiez connaissance avec votre nouveau domaine ?

 

Et comme lolande ne pouvait retenir un tressaillement de joie :

 

— Oh ! ne vous réjouissez pas trop vite, ajouta Guillaume en ricanant méchamment dans sa barbe, les murs sont hauts. Vous n'avez plus aucun secours à attendre de l'extérieur. Allons,.prenez-en votre parti. Vous êtes ma prisonnière pour la vie, ma belle prisonnière...

 

Et il s'éloigna sur ces mots.

 

Les jours suivants, lolande entreprit de parcourir le château dont elle n'avait connu jusque-là qu'une chambre dans le gros donjon. Elle traversa les cours où les hommes d'armes de Guillaume s'exerçaient au maniement de la pique et de l'arbalète, en vue d'une prochaine campagne. Elle gagna le verger où toutes les pommes de Normandie semblaient s'être donné rendez-vous. Elle en croqua quelques-unes avec délice.

 

Pour bien lui montrer qu'il ne redoutait pas sa fuite, Guillaume ne la faisait même pas accompagner, Iolande pouvait courir librement : elle ne s'en fit pas faute, après une si longue captivité. Hélas ! Elle voyait bientôt se dresser les hautes tours du château qui restait pour elle la plus amère des geôles.

 

Cependant, les jours suivants, elle s'éloigna encore davantage. Elle avait remarqué un petit bois qui s'élevait à l'angle d'une muraille. Il y avait là quelques beaux arbres s'élançant au milieu d'un fouillis de broussailles et de végétation qu'on laissait pousser en désordre.

 

— II doit faire bon s'asseoir à l'ombre de ces arbres, avait pensé Iolande.

 

Comme elle courait, avide de fraîcheur, pour s'étendre au pied d'un gros chêne, le pied lui manqua et elle fut précipitée dans un trou dont l'entrée était dissimulée par des feuilles mortes et des branchages.

 

Meurtrie, en se redressant, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que ce trou masquait un souterrain. Sans hésiter un instant, elle s'engagea dans la descente. Après quelques pas en pente douée, le terrain se transformait en escalier dont les marches abruptes s'enfonçaient de plus en plus profondément.

 

La jeune captive du seigneur de Mortain était une de ces âmes courageuses qu'aucun danger ne pouvait faire reculer. De plus, elle considérait que tout était préférable à la souillure qui l'attendait. Elle poursuivit son chemin. La descente d'abord rapide se fit moins raide. Enfin un couloir s'ouvrit devant elle. Elle. s'y risqua.

 

Iolande marcha longtemps, longtemps, dans la nuit, guidée par sa confiance en la Vierge Marie à qui elle était vouée. Elle sentit sous ses pas que la pente remontait, puis ce furent de nouveau des marches. Une faible lueur perçait au travers de l'orifice, elle était parvenue à l'extrémité de son calvaire.

 
     
 

L'issue du souterrain était fermée d'un volet en bois comme on en place sur les puits qui affleurent le sol. Iolande heurta du poing l'obstacle. Elle appela, elle cria. Ses appels furent bientôt entendus.

 

Elle se retrouvait, tout éblouie, au milieu d'un cloître, dans le monastère de la Grâce-Dieu, à une bonne lieue de Mortain. La Mère prieure aussitôt prévenue accourut. Elle avait entendu parler des malheurs qui s'étaient abattus sur lolande. Elle se réjouit de la voir délivrée.

 

— Nous avions toujours pensé, lui dit-elle, que cet orifice était celui d'un puit asséché. Nul ne s'y était jamais aventuré. C'est la Très Sainte Vierge Marie qui vous a conduite jusqu'à nous.

— Et la Vierge Sainte me gardera, ma Mère. Je vous supplie de me recevoir parmi vos novices.

 

La bonne Supérieure y consentit sans peine : Iolande était sauvée.

 

Quand Guillaume de Mortain, un peu inquiet de ne pas voir revenir sa captive, s'avisa d'aller à sa recherche, il était trop tard. Il se mit à courir comme un fou à travers le parc et le verger du château. Ses pas l'entraînèrent vers le précipice que Iolande avait découvert. Il s'y jeta avec violence, dégringola pesamment les marches et personne depuis lors ne l'a plus revu.

 

Mortain  Collection CPA LPM 1900

 
         
 

Quant au fiancé de Iolande, il partit pour la Terre Sainte et mourut en combattant l'Infidèle.

 

De nos jours, le château de Mortain n'existe plus, seuls subsistent quelques pans de murs à demi écroulés, restes dérisoires du donjon où Guillaume avait enfermé Iolande.

 

Mais le trou, le fameux trou est toujours là. On l'appelle le trou Gobelin et c'est une perpétuelle menace suspendue au-dessus de la tête des petits enfants qui ne sont pas sages :

 

— Si tu n'obéis pas, menacent les mamans, j'irai te jeter dans le trou Gobelin d'où nul n'est jamais remonté...

 

Et ces paroles terribles suffisent à rendre les plus insupportables doux comme des moutons.

 

L'orifice du souterrain fut gardé avec soin. Il devint la demeure d'un gobelin (d'où le Trou du gobelin). On montrait la pierre qui lui servait d'âtre, la margelle où il se désaltérait, le creux où il passait ses journées, car la nuit il se tenait à l'entrée. La poudre à canon a réduit la pierre en mille éclats et des éboulements nombreux ont obstrué l'autre entrée.

 
     
 

Mortain, Collection CPA LPM 1900