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QUELQUES NOMS DE LIEUX NORMANDS
Par Georges Dubosc Journal de Rouen du lundi 26 juin 1922
De tout temps, la question des origines des lieux et des endroits purement normands, a passionné les chercheurs. Il y a une vingtaine d’années nous leur avons consacré, ici même, une longue étude. Mais depuis lors, depuis les travaux de la Notitia Galliarum, d’Adrien de Valois, depuis les livres d’Auguste Le Prevost, de Quicherat, de Cocheris, d’Arbois de Jubainville, la question si complexe du vocabulaire géographique, a été complètement renouvelée, tout d’abord par la grande publication des Dictionnaires topographiques, entreprise pour tous les départements de France et par les admirables travaux d’Auguste Longnon, qui, dans la préface de son Dictionnaire topographique de la Marne, posait les principes et les méthodes de la toponomastique moderne. |
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Depuis 1889, Auguste Longnon, membre de l’Institut, spécialisé sur ces matières, a professé un cours particulier sur les noms de lieux français – et si on compte tous les « lieux-dits », il y en a près de six millions en France – qui réunissait de nombreux auditeurs au Collège de France. Actuellement, deux auditeurs de ce cours, deux archivistes paléographes, M. Paul Marichal et M. Léon Mirot, publient ce cours de Longnon, sous le titre : Les Noms de Lieux de la France, leur Origine, leur Signification et leurs transformations. Ils y démontrent certaines origines phéniciennes, ligures, gauloises, romaines, saxonnes, burgondes, franques. Mais, pour nous, l’étude très scientifique, basée sur la philologie des noms de lieux d’origine purement scandinave (danoise, norvégienne ou suédoise) si nombreux en Normandie, est celle que nous résumons en quelques lignes. Suivons, selon l’ordre alphabétique, ces termes normands ou norois. Voici par exemple le terme issu du danois boec et du suédois back qui a le sens de « ruisseau ». C’est lui qui a fourni, avec le sens de cours d’eau, Le Bec* et Le Becquet, près de Rouen, à Saint-Adrien. Des cours d’eau, il est passé à des localités riveraines, joint parfois à des noms d’hommes : Le Bec-Hellouin où le bienheureux Hellouin fonda une abbaye, en 1034, ou Le Bec-Thomas, dont le château fut construit par Thomas de Tournebu, qui vivait en 1180. Faut-il citer maintenant tous les noms de rivières, dont bec est le terme final ? C’est le Bolbec, le Robec, qui est le même terme que leRodeboek, qui existe en Danemark, et le Saffimbec, dans la Seine-Inférieure ; l’Orbec, dans le Calvados et le Briquebec, dans la Manche. Quant aux noms de lieu, ils sont assez nombreux : Beaubec, dans la Seine-Inférieure, célèbre par son abbaye qui a son pendant, son synonyme, en Suède, avec Bjalleback ; Bolbec qui doit être formé par un nom d’homme et la terminaison bec, comme aussi dans Bolleville ; Carbec, dans l’Eure ; Caudebec, Clarbec dans l’Eure ; Crabec dans la Manche, qui se retrouve en Danemark avec le nom de lieu de Kragboek ; Foulbec, la « laide rivière » ; Houlbec, la rivière « profonde » de hol, creux ; Robec dont l’élément initial peut être formé par rod « rouge », la «rivière rouge» ou qui coule sur un sol rouge ; Mobecq et Varenguebec dans la Manche, formé probablement par un nom d’homme, qu’on retrouve dans Varengeville, jadis Varengueville.
Un mot qui est commun à tous les dialectes scandinaves et même bas-allemands, c’est le terme dal, avec le sens de « vallée ». On le retrouve surtout dans l’Eure et la Seine-Inférieure. Becdalle, par exemple, qui a son équivalent en danois Boekdal, c’est la « vallée du ruisseau » ; Bruquedalle, dans la Seine-Inférieure, c’est la « vallée du marécage » ; Dieppedalle, notre joli village des bords de la Seine, qu’on retrouve sous la forme Djupdal et Djupedale en Suède et Norvège, c’est la « vallée profonde ». C’est donc un synonyme de Parfondeval, qu’on trouve dans la Seine-Inférieure.
Bien entendu, Auguste Longnon n’a eu garde de passer sous silence tous les mots en mare, si nombreux dans les dénominations des noms normands. Dernièrement, à propos de la disette d’eau, sur le plateau du Pays de Caux, nous en avions longuement disserté et cette chronique avait même éveillé une réponse assez inattendue. Comme nous l’avions dit, en citant les travaux de Joret, Auguste Longnon estime que la terminaison mare, si fréquente dans la dénomination des noms de lieux normands, a eu le sens d’« étang », de « marais », comparable à celui de notre mot « mare ». Certains noms, comme Bellemare, dans la Seine-Inférieure ; Fongueusemare « la mare fangeuse », Longuemare, Rondemare, Sausseuzemare « la mare des saules », dans lesquels on voit mare précédé de l’adjectif roman, attestent que le mot mar avait pénétré sous la forme d’un substantif féminin dans le langage roman. Le premier terme des noms de Briquemare, Colmare, Etennemare, le fameux bois d’Etennemare, près de Saint-Valery, Normare, Roumare et Ymare, était sans doute un nom d’homme, car on les retrouve avec une autre détermination, dans Bricqueville, Colleville, Etenneville dans la Manche ; Norville, Rouville et Yville. La remarque est très juste et très curieuse. Avec tuit, peut rivaliser la terminaison tot, si nombreuse en Normandie, car on la trouve dans une soixantaine de noms de lieux, désignant plus de quatre-vingts localités, depuis Yvetot jusqu’à Bouquetot. A vraiment dire, il signifie une « masure », mais une masure ruinée – et il devait y en avoir quelques-unes après les incursions des Normands ! Biorn Haldorsen, dans son Lexicon islandico-latino-danicum définit ainsi le toft ou tot « area, domus vacua », cour d’une maison vide. On le trouve sous sa forme primitive dans Le Tot, dans la Seine-Inférieure, le village célébré par Eugène Noël ; mais voici Martot, autrefois Manetot, cité dans l’Eure en 1160 et en 1197, qui est la « masure de l’Etang » ; Lilletot, encore dans l’Eure, qui signifie la « petite masure » ; Fultot, la « vilaine masure » ; Appetot, autrefois Apletot, la « masure du pommier » ; Bouquetot, dans l’Eure, la « masure du hêtre » ; Ecquetot, la « masure du chêne » ; Lintot, la « masure du tilleul » ; Tournetot, la « masure de l’Epine ». Le plus souvent le nom initial est un nom d’homme d’origine normande ; Colletot, dans l’Eure, la « masure de Hrolf » ; Sassetot, la « masure du Saxon » ou encore quelque nom d’origine germanique : Hébertot, la « masure d’Hébert » ; Raimbertot, la « masure de Raimbert » ; Robertot, la « masure de Robert ». Il est un mot, dont il a été bien souvent question dans la presse et dont la disparition pour des raisons politiques ou électorales, serait bien fâcheuse, c’est celui de Cottes, le chemin des Cottes. Le terme cot appartient à la langue noroise, à la langue normande primitive. Il désigne une petite habitation villageoise et de là est venu le terme coterie, par lequel on entendait, au moyen-âge, un groupe de paysans constitué pour tenir les terres d’un seigneur, et aussi celui de cottage, que nous avons emprunté aux Anglais pour l’appliquer à un domaine rustique. Les noms de lieu Brocottes dans le Calvados, Vaucotte et Caudecotte dans la Seine-Inférieure, près de Dieppe, et l’autre dans le canton d’Envermeu, sont près de la mer. Caudecotte a, du reste, plusieurs équivalents en Angleterre : Caldecot, dans le Norfolk ; Caldecote, dans le Cambrihge ; Caldcott dans le Bedford, et, sous une forme plus française, ils figurent déjà dans le Domesday-Book. Vous croyez peut-être que Caudecotte veut dire Cote chaude, ou encore Calida tunica (cotte ou jupons chaude), ainsi que le traduisaient quelques latinistes du XIIIe et XIVe siècle. Il n’en est rien et c’est… tout le contraire. Kalt, en langue nordique, comme cold en anglais, veut dire « froid » et il faut voir dans Caudecotte, une « habitation froide », exposée par son isolement à tous les vents et à tous les ouragans.
GEORGES DUBOSC |
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