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Promenades et rencontres Charles Frémine 1905 Aurigny
Les steamers ont singulièrement rapproché du continent le groupe des Iles anglo-normandes. Bien que le détroit, creusé entre Jersey et la terre ferme par le cataclysme de 709, n'ait guère plus de six lieues de largeur, il paraissait un fossé redoutable au temps de la navigation à voiles. Tout cet Archipel, couché, brumeux et louche, de l'autre côté de la Déroute, inquiétait il avait une réputation détestable on n'y allait pas sans besoin on ne le visitait pas, on s'y réfugiait.
Aujourd'hui, Jersey semble une simple halte entre Normandie et Bretagne et les jetées, d'ailleurs charmantes, de Saint-Hélier sont aussi familières aux Français et-aux Anglais qui voyagent, que les Boulevards où Piccadilly. La gloire de Hugo auréole à jamais Guernesey. Beaucoup plus que sous la coupole du Panthéon, si lugubrement délaissé, on te cherche là-bas, sur quelque cap rougi par le couchant, aux pointes de Jobourg et de Pleinmont. Scik même, Serk l'inaccessible, a ses pèlerins. |
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Épaulée par ses gigantesques falaises, elle domine si bien l'Océan, elle apparaît si tentante au-dessus des vagues que l'on se risque, que l'on aborde au Creux, quitte à réfléchir sur le profil de certaines roches, pendant la traversée.
Si Jersey, Guernesey et Serk sont terres connues fréquentées par les Parisiens et les Londoniens excursionnistes, on n'en saurait dire autant d'Aurigny. Et cependant, il semble anormal, à première vue, que les prétendants en exil n'y. convoquent pas leurs fidèles, car trois lieues de mer seulement l'isolent de la côte française, alors que, de Saint-Hélier à Saint-Malo ou à Granville, il n'y a pas moins de cinquante-six kilomètres. En décrivant Aurigny grands traits, nous ferons facilement comprendre la raison de cette exclusion et pourquoi peu de gens touchent cette île, la troisième du groupe, comme étendue, et qui ne représente rien moins qu'une forteresse anglaise, bâtie tout contre la France, à moins de dix lieues dans l'ouest de Cherbourg.
Aurigny, l'ile la plus septentrionale de l'Archipel, n'est peut-être pas l'antique et mystérieuse Thanit mais elle est certainement l'Aurica du géographe Anlonius. Les Anglais la nomment Alderney. C'est une table granitique s'étendant de l'est à l'ouest, haute de deux cent quatre-vingts mètres, longue d'une lieue et demie, large de trois kilomètres. Les ̃parages qui l'avoisinent sont terribles. Sur son flanc est court le Raz Blanchart, resserré qu'il est entre d'énormes falaises et la pointe de la Hague. A l'ouest et au nord, entre l'île principale et deux îlots bas, Ortach et Burhou, le passage du Singe (Swinge, courant rapide) roule ses flots verts. A la moindre brise, le Raz et le Singe écument. Quand s'élève une tempête, la mer se démonte tout à coup, les vagues blanchissent, se, jettent à l'assaut des falaises et des caps; les vents hurlent dans les détroits comme en des corridors de pierre, les milliers de brisants aboient des hardes de nuages passent au-dessus de l'île qui apparaît et disparaît tour à tour dans les brouillards et les embruns. Au-delà de Burhou et d'Ortach surgissent les roches tragiquement fameuses des Casquets. Un phare s'y dresse, haut de quatre-vingts pieds. Telle est cependant la puissance des vagues poussées les unes contre les autres et projetées en l'air par la rencontre des courants et les ressacs sous-marins, qu'elles sautent souvent par-dessus la lanterne du « ligh-house ». Là, sombra en 1744, le vaisseau anglais la Victoire, qui s'engloutit avec l'amiral Balcher, l'état-major d'une grande flotte revenant de Gibraltar, et onze cents hommes. Des carcasses de navires obstruent partout le fond de l'abîme. Ce fut longtemps, en ces parages sinistres, une industrie de repêcher des canons. Cela dit, on ne saurait s'étonner si les paquebots de la Royal-Mail passent à gauche des Càsquets, filant tout droit sur Guernesey et Jersey. Deux fois par semaine, un petit vapeur part de Saint-Pierre-de-Guernesey et apporte la' correspondance à Aurigny, qui, l'hiver, reste parfois un mois sans nouvelles,
Les rois d'Angleterre firent souvent un lieu d'exil de l'Archipel normand. La reine Élisabeth s'y intéressa, tout particulièrement, l'affectionna. Les Iles jouèrent même un rôle actif dans la façon dont elle traita ses favoris. Elle envoya Raleigh, un grand homme, en disgrâce à Jersey. Avant de faire exécuter le comte d'Essex, elle lui donna Aurigny où une vieille ferme et un fort moderne gardent son nom. Plus heureux qu'Essex, Raleigh rentra en faveur, mais il fut décapité par Jacques VI, fils de Marie Stuart décapitée elle-même par Élisabeth.
Le gouvernement racheta aux Le Mesurier tous leurs droits seigneuriaux, ce qui affranchit Aurigny d'un seul coup, puis l'on se mit à la besogne.'
La pierre ne faisait pas défaut, l'île n'étant qu'un bloc de granit. Des centaines d'Irlandais arrivèrent, s'installèrent comme ils purent. Les forts et les casernes, s'élevèrent rapidement; La difficulté c'était le port. La baie de Sainte-Anne, qui s'ouvre au nord-ouest, ne manquait pas de profondeur et pouvait être creusée, mais la création d'une jetée puissante, s'amorçant à la côte et se prolongeant dans les lames, s'imposait pour abriter les navires et briser l'action des courants qui sillonnent la, baie, particulièrement le Raz Blanchart.
Ç'a été, certes, un grand malheur pour l'île, moins grand cependant que la ruine de la fraude qui a suivi la ruine de la course. La course, au temps des anciennes guerres entre l'Angleterre et la France, la fraude avant, pendant et après, telles sont les deux mamelles d'où toutes les fortunes de l'Archipel ont coulé. Or, par suite de sa plus grande proximité de la côte française, Aurigny était la capitale de la contrebande qui y avait ses magasins, ses gîtes, ses auberges tout au fond de la baie Sainte-Anne, ses cotres fins voiliers amarrés aux môles du vieux petit port toujours blotti à droite de la pointe de Braye. C'était le bon temps. A l'encontre de Vidocq, qui fut fait chef de la police de sûreté après avoir été voleur émérite, souvent les fraudeurs débutaient dans la douane qu'ils lâchaient un beau jour, pleinement instruits de son service et de ses ruses. Ce furent les traités de libre-échange qui tuèrent la grande contrebande sur les laines, les soieries, les sucres, les dentelles, le tafia. A la fin, il ne lui restait plus que le tabac. Après 1870, la douane et la régie françaises se montrèrent draconiennes, vendirent champs et maisons des affiliés; il fallut retourner à la terre. Aujourd'hui, les vieux fraudeurs achètent leur chique au bureau et Aurigny qui a compté quatre mille âmes et n'en a guère plus de quinze cents, non compris, il est vrai une garnison de cinq cents hommes
Lorsque l'on arrive dans la baie Sainte Anne, en rangeant à droite la digue coupéé en deux tronçons, l'île apparaît toute verte. C'est comme le versant d'une grande falaise descendant à pentes douces et vallonnées vers la mer. Ces pentes décrivent un arc de, cercle ayant un fort à chaque extrémité: à gauche, le fort Albert à droite, le fort Turgis. Sur la hauteur, et dominant la baie qui porte son nom, la petite ville de Sainte-Anne, unique agglomération de l'île, se groupe autour de son église en granit rouge, à clocher massif. Une route y monte de la mer, escaladant doucement la colline, en tournant, bordée çà et là par des maisons percées de fenêtres à guillotine, couvertes en ardoises, uniformes, proprettes, bien anglaises. Pas une toiture en chaume. Les rues de la ville sont bien pavées. Il y a des quartiers commerçants, des quartiers agricoles, des quartiers de rentiers, tout' cela rigide, silencieux. Comme dans le reste de l'Archipel, les chapelles abondent. A côté des Anglicans, il y a les Méthodistes, les Méthodistes Wcslayens, les Presbytériens, les Calvinistes, etc., etc.; les Catholiques se comptent.
On est très religieux et très démocrate à Aurigny. |
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Dans une petite rue où l'herbe pousse entre les pavés, j'ai logé deux jours dans la maison calme et minutieusement nette de M. Jean Le Bair, qui travaillait chez un maître menuisier du voisinage il n'en était pas moins procureur des pauvres et ministre libre de je ne sais plus quelle secte.
Dans le nord de Sainte-Anne, à l'entrée d'un ravin profond où s'abritent des jardins et quelques plants de pommiers, on aperçoit une des plus intéressantes habitations des iles. C'est l'ancienne demeure seigneuriale des Le Mesurier, le Manoir, où réside le gouverneur militaire d'Aurigny. Ce logis dû XVIIeme siècle, bâti tout en granit, a grand air avec ses hautes cheminées, ses larges fenêtres, ses épais murs gris. Mais ce qui étonne, c'est l'énormité et la vigueur végétale des hêtres rouges et des chênes verts dont les ombrages superbes couvrent le parterre entouré d'une grille à fers de lance dorés, qui s'avance en coin sur une petite place d'une solitude et d'une paix toutes monacales. On se rappelle tout à coup que non seulement les chênes verts, mais les figuiers, les myrtes, les lauriers roses, les orangers, les citronniers poussent en pleine terre en ces contrées marines que le Gulf-Stream baigne, deux fois par jour, de ses tièdes ondes, et font, comme le dit Victor Hugo, de « ravissants intérieurs » à ces rochers dont les abords sont si redoutables.
Tous les insulaires connaissent la langue anglaise, mais ils la parlent plus ou moins. Bien que cette population soit rattachée à l'Angleterre depuis la conquête normande, c'est-à-dire depuis plus de huit siècles, l'élément anglais y figure à peine pour un vingtième. Toutefois, de meme qu'il est nul à Serk, cet élément a acquis plus d'importance à Aurigny, par suite du long séjour des ouvriers qui élevèrent les fortifications et construisirent la digue. Beaucoup d'entre les fils des maçons et des terrassiers irlandais, par exemple, sont restés dans l'île où ils s’occupent à :divers travaux, allant surtout en journée chez les cultivateurs. On les reconnaît à leur nez singulièrement aquilin, leur figure pâle, émaciée, à leurs yeux et à leurs cheveux noirs, alors que les. hommes de race normande ont le teint clair et chaud, le corps replet, les cheveux blonds, les yeux bleus.
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