LEGENDES DE L'ORNE
 

CARROUGES

   
  LA FEE DE LA FONTAINE
         
 

Carrouges, le château Collection CPA LPM 1900

 
     
 

La Fée de la Fontaine.

Hippolyte Sauvage

Légendes normandes recueillies

dans l’arrondissement de Mortain

 

J'ai souvent visité Carrouges. Cette petite ville, qui est vers les limites de la Normandie, est située sur le sommet d'une belle colline, au pied de laquelle, à peu de distance, existe un château légendaire, bien connu. L'un de ses magni-fiques salons fut occupé par le roi Louis XI, et ses possesseurs actuels ont fait de cette pièce un curieux musée, dans lequel ils montrent avec bonheur les armures et les insignes d'honneur de leurs ancêtres, ainsi que des ornements sacrés, dont le monarque fit hommage au cardinal Le Venneur.

 

 

Ce manoir fut construit par le comte Ralph, qui avait épousé la comtesse Louise de la Motte, jeune personne du voisinage, douée de toutes les qualités de l'esprit et du coeur. Six années s'étaient déjà écoulées et leur union était toujours restée stérile. Aussi quelle fut la joie du comte quand son épouse lui apprit qu'elle serait bientôt mère !

 

Ralph, au comble du bonheur, invita tous ses vassaux et les seigneurs voisins à célébrer l'heureuse naissance de l'enfant que la comtesse allait lui donner. Les réjouissances durèrent douze jours, et, comme c'était la coutume, la chasse fut le principal plaisir auquel on se livra.

 

Par une belle matinée d'été, on vit les portes du château s'ouvrir devant les varlets et la meute impatiente. Bientôt les seigneurs éperonnant leurs coursiers, disparurent dans la forêt voisine, à la poursuite du cerf. Toute la journée les échos des vallons répétèrent alternativement les joyeuses fanfares et les cris animés des meutes.

 

Déjà le soleil commençait à refuser sa lumière et les veneurs se rendaient au château ; le comte seul, emporté par une bouillante ardeur, s'était égaré dans les épaisses futaies. Après avoir parcouru en divers sens les allées de la forêt, il arriva enfin près d'une clairière. C'est une petite vallée bien sauvage et bien fraîche qui semble complètement isolée du reste du monde. Figurez-vous un ravin d'un quart de lieue environ d'étendue, renfermé entre deux collines couvertes de magnifiques arbres ; au milieu des deux collines un ruisseau, dont les flots se divisent en mille rameaux, puis se réunissent en un seul canal, qui va marier ses eaux avec celles d'une fontaine ombragée par un massif de saules, et vous aurez une idée de cette clairière. Il faut aller bien loin avant de découvrir une seule habitation, avant d'apercevoir la fumée d'une chaumière, et si, rencontrant un homme de la contrée, vous lui demandiez le chemin de cette solitude, c'est à peine s'il pourrait vous indiquer l'étroit sentier qui y mène. En arrivant dans ces lieux, le comte entendit les sons mélodieux d'une voix humaine, on eût dit une sirène qui attirait le navigateur par la douceur de son chant ; alors il se dirigea vers l'endroit d'où partait cette voix et vit au bord de la fontaine une jeune fille vêtue de blanc.

 

Curieux de connaître cette étrange beauté, qui venait à cette heure enchanter ce séjour, Ralph descend de sa monture et s'avance vers elle. La belle inconnue sembla ne pas s'être aperçue de la présence de ce nouvel hôte, et elle continua de baigner ses pieds dans l'onde transparente. Le comte, attiré par une force invincible, s'approchait toujours, et quand il fut près d'elle, il tomba à genoux plongé dans un morne silence. La nymphe de la fontaine se levant alors : « Jeune étranger, dit-elle, d'où te vient cette témérité d'oser troubler cette solitude ? Sache qu'on ne vient point impunément en ces lieux. »

 

Elle tâchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie qui débordait de son coeur. Ralph effrayé lui répondit : « Déesse de ce séjour enchanteur, ayez pitié d'un voyageur que la nuit a surpris dans la forêt, soyez sensible aux malheurs d'un père, d'un époux. »

 

A peine avait-il parlé que la jeune nymphe, levant ses beaux yeux, lui sourit gracieusement, et tout à coup commença avec lui une danse fantastique. Plus ils dansaient, plus la danse s'animait. Leurs pieds ne faisaient qu'effleurer le gazon et pliaient à peine les fleurs qui ornent le rivage. Enfin, l'infatigable danseuse l'enlevant de terre, se précipita avec lui sous les eaux. L'onde s'agita un instant et reprit bientôt son ancienne tranquillité.

 

Les ombres luttaient encore avec la lumière, quelques rares étoiles brillaient toujours sur l'azur des cieux ; mais déjà l'orient était couvert d'un manteau d'or et de pourpre, lorsque le comte rentra au château. Sur les demandes empressées des seigneurs, il raconta qu'égaré dans la forêt, il avait passé la nuit dans la cabane d'un bûcheron. Comme c'était un événement fort commun à cette époque, personne n'en fut étonné et les fêtes recommencèrent avec plus d'ardeur. Chaque soir, lorsque tout dormait au château, Ralph sortait furtivement et se rendait au séjour ravissant de la fée.

 

Il en fut ainsi pendant plusieurs semaines et personne ne le savait.

 

Mais lorsque la comtesse s'aperçut des absences nocturnes de son époux, de graves soupçons vinrent agiter son âme, et elle résolut d'épier ses sorties. Une nuit que le comte avait, comme de coutume, quitté le château, Louise s'élance de sa chambre et court sur ses traces. C'était une de ces nuits d'orage qui effraient les campagnes ; un vent violent soufflait du nord et le tonnerre grondait au sein d'une nue sillonnée d'éclairs. Arrivée à la clairière, la comtesse aperçut son époux exécuter une danse fantastique avec une jeune fille, revêtue d'un long voile blanc, et s'élancer avec elle dans l'onde de la fontaine. A cette vue la rage s'empare de son coeur, et elle retourne au château, bien résolue de venger l'infidélité d'un époux.

 

Le lendemain la comtesse se coucha comme de coutume et feignit de savourer un profond sommeil, mais lorsqu'elle vit le comte sortir encore du château, elle saisit un poignard et se dirigea à l'endroit où elle avait vu la belle fée. La nuit était pure et sereine ; l'astre du soir se montrait au-dessus des arbres, apportant avec lui une brise embaumée. Tantôt il suivait sa course azurée ; tantôt il reposait sur un groupe de nues ; parfois on le voyait dans les intervalles des grands hêtres, et sa lumière pénétrait dans les plus épaisses ténèbres. Le ruisseau qui coulait avec un doux murmure, tour à tour disparaissait dans les bois, tour à tour reparaissait brillant des feux qu'il reflétait dans son sein.

 

La jeune nymphe reposait au bord de la fontaine ; tout à coup une goutte de sang jaillit de son sein, une autre la suivit, puis une autre, et bientôt sa blanche tunique fut souillée de nombreuses taches sanglantes. Après s'être convulsivement débattue sur le gazon, elle s'élança dans l'onde, en faisant entendre un long gémissement, et tout rentra dans le silence.

 

Le lendemain matin, on trouva à l'entrée du château le corps du comte étendu sur le sol ; un poignard lui traversait le coeur et près de la blessure on vit un billet sur lequel étaient écrits ces mots : « Je suis vengée. »

 

Lorsqu'on voulut annoncer à la comtesse la mort de son époux, on la trouva éten-due sur son lit et dévorée par une fièvre ardente ; mais tout à coup ses suivantes reculèrent d'horreur et sortirent précipitamment en poussant de grands cris. Louise, surprise, porte instinctivement la main à sa tête et s'aperçoit qu'une tache de sang maculait son front. Cet incident agita tellement son âme, que deux jours après elle était au bord de la tombe. Ce fut dans ces circonstances qu'elle donna le jour à un bel enfant

 

Le fils de la comtesse eut six enfants, et tous portèrent au front ce stigmate de punition. Ce n'était d'abord qu'un petit point rougeâtre, puis vers sept ans ce point s'élargissait et ressemblait enfin à du sang. Ce signe distingua pendant sept générations la postérité de la comtesse. Enfin Radolphe, le dernier des Ralph, n'eut qu'une fille. Sans doute la colère de la fée était apaisée ; aucune trace sanglante ne souilla le front pur de cette enfant.

 

Si l'on en croit la tradition, cette localité aurait reçu le nom de Carrouges, pour rappeler la triste punition qui avait pendant si longtemps affligé l'illustre famille des Ralph, et le mot Carrouge signifierait chair ensanglantée (caro chair, rubra rouge).

 

Souvent, disent les habitants de Carrouges, l'on a vu la jeune comtesse, ornée d'un voile noir, venir au pied d'un vieux hêtre pleurer son crime. Si vous inter-rogez les habitants du voisinage, ils vous répèteront aussi que, fréquemment, ils ont aperçu, par une tiède nuit d'été, la belle fée sur le bord de la fontaine, revêtue d'une tunique ensanglantée.

 
     
 

Carrouges, Gravure du château Collection CPA LPM 1900