CHERBOURG-OCTEVILLE
  CU 15.01 COMMUNAUTE URBAINE DE CHERBOURG
   
   FIEF DU LARDIER 1318
         
 

FIEF DU LARDIER (1318).

Par M. DE PONTAUMONT, 1811

 Administrateur de l'Hôtel-Dieu de Cherbourg,

 Chevalier de la Légion d'Honneur et de l'ordre du Saint-Grégoire d'Italie.

 

     Les archives de l'Hôtel-Dieu de Cherbourg, possèdent un curieux mémoire de Dom Guillaume Jullien, prieur titulaire de cet établissement en 1714. Ce mémoire est une défense dirigée contre M. Pâté, curé de Cherbourg qui, nommé intérimaire dudit prieuré hospitalier par élection des bourgeois en 1693, prétendait, après un intérim de 21 ans, continuer à administrer les sacrements aux habitants dudit hospice après la nomination de Dom Jullien à cet important bénéfice. Le mémoire en question est intéressant au point de vue des origines de Cherbourg et surtout de son Fief du Lardier peu connu jusqu'à présent.

 

     Malgré les incendies et les sièges qui ont désolé Cherbourg, il est resté, dit Dom Jullien, à la Maison Dieu des titres suffisants pour prouver que cet établissement a longtemps possédé des droits royaux et des privilèges qui ne pouvaient lui appartenir que par donation d'un souverain, lequel ne devait pas être postérieur au duc Guillaume.

 

CPA collection LPM Rois de France

 
 

 

Ces titres portaient avec eux le caractère d'une donation faite non par pure libéralité, mais bien par obligation.

 

     Ce sont ces droits dont il est fait mention dans la Chartre que le roi Philippe-le-Long, délivra à la maison Dieu de Cherbourg en 1320 pour ratifier la sentence rendue à Valognes par le bailly du Cotentin en 1318. Cette sentence est ainsi conçue :

 

     « L'an de grâce, l'an 1318, le mercredi continu du lundy avant Noël, par devant nous furent présents Jehan de Beuzeville, écuyer et Colin du Laignier et lours compagnons, pasnageours des forêts de Bric de l'an 1317 d'une part et Jehan Cabieul, prestre, Priour et Garde de la Maison-Dieu des pouvres de Chierbourg, pour lui et ses hommes maignans et resseans en fieu que s'en appelle le Fieu du Lardier à Chierbourg, sur ce que lesdits pannageours avaient proposé que les dessus dits avoient ma passé lours pors audit panage entant que ils les avoient tous passez comme frans et ils ne les étoient pas. Si comme ils disoient, et mèmement si le fieu gardoit franchise en soy si ny en peut il avoir que un franc, navoient, les dessus dits, maintenu le contraire disant que ils sont francs de panage et ont esté eux et tous les resséants qui sont et ont été endit fieu de si longtemps que mémore d'homme n'est du contraire et pour lours franchises avoir coutumes et autres. Les hommes audit Priour resseans en dit fieu le panage durant à Tourlaville prennent les pors qui échient au Roy pour raison dudit panage et le dit Priour comme ils échient leur coupe les oreilles et les met en la broche devant ceux qui tiennent le pânage et ledit Priour a le second porc qui y echiet au Roy au commencement des porcs passez audit Pasnage et douze deniers tournois pour chacun jour que le pânage durera. Et se ils avient ou avenoit que pour cause de guerre il convenist faire ordre des chars en chatel de Chierbourg pour notre sire le Roy, ledit Priour et ses hommes seront tenus à faire le service et pour chacun jour que le service dureroit, ledit Priour airoit douze deniers tournois. Et sur ce la vue avait esté termée entre les dites parties laquelle est faite aujourd'huy par quarante-huit hommes des prochaines paroisses en la présence des Veours des dites forests lesquels furent à la vue, lesdits panageours délaissèrent leur opposition et disrent que eux étoient informez que c'étoit le droit audit priour et a ses hommes dessus dits et que eulx étoient et avoient esté toujours francs de panage et tous ceux qui ont esté résidens et demourans en dit fieu. Et pour scavoir si le Roy nostre sire y a nul droit, nous commismes au vicomte de Vallogues a ouïr la déposition de lenqueste et ce que les Veours des dites forêts voudront dire sur ce. Lequel vicomte nous rapporta présentement qu'il avait fait jurer lesdits hommes, et leur avoit demandé si ils appartenoient de rien au priour ni à ses hommes dessus dits, ou cousins, compères, justiciables, ni à lours femes, et ils avoient dit que non. Et après qu'il leur avoit demandé, en présence des veours desdites forêts, si ledit priour et ses tenants dudit fieu avoient esté francs de panage, si toujours en étoient par les services et redevances dessus dites et ils lui avaient dit que ouy, et aussy luy avaient dit les veours desdites forests. Pourquoy nous bailly dessus dit, à la relation du dit vicomte, délivrâmes au dit priour et resseants dudit fieu leurs franchises et s'en allèrent quittes et défendus vers les dits panageours et francs sans payer panage et en lour saisine. Donné sous le scel de la Baillie en jour dessus dit. »

 

     Il résulte donc de cette sentence :

 

     1° Que le prieur de l'hôtel Dieu possédait un fief à Cherbourg, nommé le fief du lardier ;

     2° Que les bourgeois étaient les vassaux du prieur, ou, comme le dit la sentence, ses hommes ;

     3° Qu'il était leur commandant en temps de guerre ;

     4° Que le service de la garde du château obligeait le prieur et ses vassaux aux actes les plus périlleux dans un siége, comme les sorties pour ardre les chars, c'est-à-dire pour brûler les chariots de guerre, les béliers et semblables machines dont on se servait pour attaquer les châteaux ;

     5° Que le prieur était en réalité seigneur de Cherbourg ; car c'était en réalité être seigneur que d'avoir dans la ville fief, honneurs et tenants, sans être obligé à faire autre chose qu'un service militaire ;

     6° Que plusieurs droits royaux étaient attachés au fief du Lardier, comme celui d'avoir pour le prieur et les bourgeois ses vassaux, franc panage dans les forêts de Brie qui appartiennent au roy ; de faire prendre par ses vassaux les porcs qui échéaient au roi ; de couper les oreilles à ces porcs et de les mettre à la broche, non pour les garder comme échantillon afin de les reconnaître, comme le dit ridiculement messire Pâté, mais au contraire, c'était pour le profit du prieur, comme on le peut juger par ces termes de la sentence : que le prieur coupait les oreilles aux porcs et les mettait à la broche devant ceux qui tiennent le panage, ce qui n'est dit ainsi que pour mieux établir que le prieur avait toujours joui de ce droit, en présence même des officiers du panage.

 

     Il existe une autre sentence rendue en 1404 aux pieds de la Verderie de Cherbourg, pour homologuer deux lettres, l'une de Hector de Chartres, maistre et enquesteur des eaux et forests du roy ès pays de Normandie et de Picardie ; l'autre du comte de Tancarville, souverain maistre et général réformateur des eaux et forests par tout le royaume lesquelles lettres étaient pour confirmer à Richard Essymeneaux prieur de l'hôtel Dieu de Chierbourg et à ses hommes, lours franchises, coustumes et usages dans la forêt de Brie. C'est-à-dire franc panage, droit de chauffe et de prendre du bois à bâtir dans la dite forêt. Ces lettres furent demandées par le prieur lors du changement de gouvernement qui survint lorsque le roi de France racheta la ville et château de Cherbourg au roi de Navarre.

 

     Messire Jullien produit aussi un mémoire tiré du Cartulaire de l'hôtel Dieu indiquant les maisons de Cherbourg sur lesquelles le prieur avait encore des rentes à prendre en 1477, époque à laquelle on travaillait à la collation du dit cartulaire, ainsi qu'il résulte d'un contrat enregistré au fol. 31 dudit cartulaire.

 

     Ce mémoire ou déclaration désigne 41 maisons ou terrains à bâtir qui doivent au prieur des rentes en argent, pain, chapons, gélines, oeufs et mansois, et il est spécifié à chacun des articles que ces rentes sont dues au prieur à cause du fief du Lardier dont ces héritages relèvent.

 

     Mais ce qui justifie encore plus distinctement l'existence et la qualité de ce fief, c'est que ce mémoire fait mention de deux maisons, de l'une desquelles il est dit qu'elle est tenue dudit fieu du Lardier pour partie du prieur de l'Hôtel-Dieu et partie de l'abbé du Voeu qui a des extensions de fief dans la ville. Il est dit de l'autre maison qu'elle est des fieux de l'Abbé.

 

     Il est facile de prouver que le fief du Lardier, avec tous ses droits, provient de la donation du duc Guillaume, ce que l'on pourra admettre fort aisément par les trois considérations suivantes :

 

     1° Il est certain que le fief du Lardier, avec tous ses droits royaux, n'a point été acheté par un prieur, ni donné à l'hopital par un particulier ; mais qu'il est venu immédiatement de la main d'un souverain qui aura ainsi érigé ce fief en le donnant à l'hôpital. Car un souverain n'a jamais érigé un fief en faveur d'un de ses sujets avec de telles prérogatives que de se faire lui-même le redevable de son vassal en s'obligeant à lui payer des rentes ; de partager avec ce vassal les droits qu'il lève sur les forêts qui lui appartiennent et de consentir que ce vassal perçoive une espèce de tribut sur lui. Il n'y a qu'en faveur de Dieu ou des pauvres qu'il aura voulu ériger un tel fief, dans un temps surtout où les hommes ne comptaient leur dépendance ou leur indépendance que par celles des terres qu'ils possédaient.

     2° Il est certain que le donateur de ce fief et de ces droits est un duc de Normandie et non un roi de France, car la dite sentence précitée de 1318 spécifie expressément que Cabicul, prieur de l'Hôtel-Dieu de Cherbourg, auquel les droits du pânage étaient contestés, en prouva la possession immémoriale par le témoignage de 48 témoins, ce qui fait remonter la possession de ces droits et du fief du Lardier à plus de cent ans et par conséquent jusque sous les ducs de Normandie, qui ne perdirent leur duché que sous Philippe-Auguste, l'an en 1203, c'est-à-dire cent quatorze ans avant ladite sentence.

     3° Ce duc de Normandie, donateur du fief du Lardier, ne peut être postérieur au duc Guillaume, parce que après lui un souverain qui aurait fait une donation à l'hôpital de Cherbourg, se serait bien gardé de lui constituer un fief avec obligation de service militaire, attendu que le concile de Clermont tenu sept ans après la mort du duc Guillaume (1087) défendit aux gens d'église de porter les armes.

 

     Cette donation a donc été faite au moins avant le concile de Clermont, et comme il n'y a que sept ans entre la mort de Guillaume le conquérant et le concile, on ne peut attribuer la donation en question à un duc postérieur au glorieux conquérant. L'histoire nous apprend d'ailleurs que ce duc-roi est fondateur de l'Hôtel-Dieu de Cherbourg, et que de son temps les ecclésiastiques ne se faisaient pas scrupule d'entrer en bataille.

 

     Odon, évêque de Bayeux, était général d'armée à la conquête d'Angleterre et ce prélat est représenté une massue à la main dans une tapisserie de son temps qui est encore aujourd'hui dans la cathédrale de Bayeux et qui représente la bataille d'Hasting.

 

     D'ailleurs, la somme de douze deniers tournois par jour, accordée par ce duc-roi au prieur de l'Hôtel-Dieu de Cherbourg pour le service militaire dans le château de Cherbourg dénote une donation faite non de pure libéralité mais bien d'obligation. Jamais prince, en donnant des fiefs à l'église par libéralité ne s'est avisé d'y joindre une solde de présence pour le service militaire auquel les fiefs en général étaient assujettis de plein droit.

 

     Il est donc prouvé que l'Hôtel-Dieu de Cherbourg a possédé des biens fonds de la donation de Guillaume le conquérant, qu'il les possédait du temps de Wace, et qu'il en a joui pendant plusieurs siècles, et tout au moins jusqu'en 1477, temps de la rédaction du mémoire précité inséré dans le cartulaire. Et comme l'Hôtel-Dieu qui subsistait sous le prieur Cabieul, est le même que celui qui subsiste aujourd'hui, de l'aveu même de Messire Paté, il s'en suit que l'hôtel-Dieu d'aujourd'hui est le même dont parle Wace et les autres historiens.

 

     C'est donc bien mal, dira-t-on en terminant, d'avoir recours à des conjectures mensongères pour reléguer dans le domaine fabuleux cet ancien Hôtel-Dieu doté et enrichi par le duc-roi Guillaume, et de chercher à persuader au public que l'établissement qui subsiste aujourd'hui à Cherbourg n'est pas le même.

 

L'Hôtel-Dieu 

 

Le premier hospice est bâti près du ruisseau de la Bucaille vers 436 par Saint Éreptiole, premier évêque de Coutances. Il vit de dons privés jusqu'à ce que Guillaume le Bâtard, ayant épousé sa cousine, Mathilde, en 1049, obtienne la révocation de l'excommunication des époux lancé par le pape Léon IX, en fondant cent places de pauvres dans quatre hôpitaux, à Cherbourg, Bayeux, Caen et Rouen. Le curé de l'église de la Trinité reçoit alors la charge de prieur de l'hospice, qui devient peu après à la déchéance du comte Gerberot, également commandant des bourgeois de la garde du château et seigneur du fief du Lardier, c'est-à-dire l'essentiel du territoire de Cherbourg.

 

Pillé, puis brûlé au cours des différentes attaques anglaises de la fin du XIIIe siècle, il est peu à peu abandonné au profit d'un nouvel établissement proche de l'église. Une dépendance est édifiée rue Hervieu en 1767. Pillé à la Révolution française, il ne rouvre qu'en 1804. Puis, à l'étroit, la ville achète au milieu du XIXe siècle un terrain nommé Tivoli, au haut de la rue de la Duchée, face au cimetière, pour y transférer les 17 aliénés.