LA ROCHELLE NORMANDE
  CC 33.09 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICHEL
   
  AUGUSTE CHAPDELAINE 1/2
         
 

 

Texte de Laurence Le Montréer


Auguste Chapdelaine naquit en 1814 dans une famille d'agriculteurs de la Rochelle Normande.

 

Il aurait pu y demeurer : il travailla d'ailleurs jusqu'à vingt ans dans la ferme familiale. Mais autre chose le préoccupait, qui se précisa : il se sentait appelé à partir loin, bien loin au delà des frontières verdoyantes de son pays natal ; Dieu lui donnait le désir et la force d'être missionnaire en Chine, alors même que là-bas, depuis 1814 justement, l'année de sa naissance, les martyrs se succédaient. A-t-il entendu, enfant, parler des trente-trois chrétiens, chinois et prêtres français des Missions étrangères, exécutés le jour de la Sainte-Croix, le 14 septembre 1815 ? Il semble que sa vocation ait toujours été axée autour de la signification même du martyr: être témoin, jusqu'à l'extrême.

 

Portrait d'Auguste Chapdelaine

 
       
 

Mais avant d'être admis dans la Société des Missions Etrangères de Paris, il fallait acquérir de l'instruction, devenir prêtre. Et Auguste entra à vingt ans, plus âgé sans doute que ses compagnons d'étude, au petit séminaire de l'Abbaye Blanche à Mortain. En 1843, il était ordonné ; mais il lui fallut patienter encore sept ans comme vicaire à Boucey.

 

Les Missions Etrangères et l'arrivée en Chine : étapes d'un perfectionnement

 

1850. Le voilà à Paris. Encore deux ans de formation avant de partir en Chine. On savait ce qui attendait les prêtres, là-bas. Il n'était pas question de les y envoyer trop novices. Auguste forgea en lui patience et endurance, sans imaginer pourtant jusqu'à quel point ces deux qualités lui seraient nécessaires. En 1852, il s'embarque enfin, sûr d'accomplir l'oeuvre à laquelle Dieu le destine.

 

Arrivé à Hong-Kong, on lui assigne comme champ d'apostolat la région de Kouang-Si. Mais la guerre des Taïping bat son plein et il n'est pas question d'aller s'y précipiter. Auguste attendra encore deux ans. Il se pénètre de civilisation chinoise. Puis entame son périple pour gagner le Kouang-Si. Tout à fait lucide: "Que cherche le prêtre qui abandonne sa patrie, ses amis, ses parents, et tous les avantages qu'il pouvait se procurer dans son pays ? Ne sont-ce pas les peines, les tribulations et les croix de tous genre ? Demandez pour moi plus de constance dans les épreuves qu'il plaira à la divine Providence de m'envoyer" écrit-il en voyage à son supérieur. Il est alors, pour plusieurs mois de stage, à la mission de Kouy-yang. Nouvelle étape de préparation au destin qui l'attend.

 

La montée au calvaire ou l'accomplissement d'une vocation de témoin

 

Le 3 décembre 1854, jour de la Saint-François-Xavier, il pénètre enfin dans le territoire de sa mission et prend le nom de "Père Ma", le père spirituel pour les chinois, auxquels il veut s'assimiler le plus possible, afin de mieux les comprendre et de mieux être compris. Ne nous trompons pas : il n'allait pas en Chine pour mourir : l'oeuvre d'évangélisation était ample et réclamait des prêtres bien vivants.

 

Pourtant, deux semaines plus tard, il est arrêté. Noël se passe en prison. Relâché, il doit s'enfuir dans les montagnes, et ne retrouve sa mission que l'année suivante, le 22 décembre 1855. Aussitôt arrivé, il sent le danger gronder: le nouveau mandarin s'avère un ennemi implacable.

 

C'est là qu'il choisit sa route : "Fuyez, Père Ma, s'il vous plaît" lui demandent ses fidèles. "Non, répondit-il. Il vaut mieux pour vous que je reste ici, car si je partais vous auriez trop à souffrir à cause de moi." Il lui reste deux mois à vivre.

 

Le 25 février 1856, il est arrêté avec plusieurs néophytes. Son martyr, son Témoignage, va durer trois jours et n'aura rien à envier aux supplices des premiers chrétiens, tels que l'Histoire nous les a transmis. Face aux souffrances les plus épouvantables, il patiente, il est gai. Devant la surprise des bourreaux, il réplique: "le Dieu que vous refusez d'adorer a opéré ce prodige". Les tortionnaires redoublent de violence et ses derniers moments seront atroces. Il perd conscience en prononçant par trois fois "Mon Dieu! ". Déjà mort, il est pourtant traîné hors de la ville pour l'exécution de sa condamnation et décapité. C'était au matin du 28 février.

 

Auguste Chapdelaine n'a pas eu le temps de catéchiser. Il n'a pas eu le temps de s'installer en Chine, il n'a pas laissé d'oeuvre. Mais qui sait ce que veut dire une oeuvre?

 

Durant quarante ans il a été, modestement, laborieusement, un outil affuté, ciselé, affiné, en vue d'un but suprême: témoigner par le sang. Sa vie fut une lente et patiente préparation à l'apogée de son martyr.

 
   

C'est ce q'il avait su devoir assumer, comme le montrent ses derniers mots à ses proches: "Il vous est utile que votre pasteur meurt pour vous, Ma mort assurera la paix et la tranquillité de l'Eglise du Kouang-Si". Combien d'années, vivant, lui aurait-il fallu pour parvenir à ce résultat ?

 

Avec 119 autres martyrs de Chine, il a été canonisé par Jean-Paul II le 1er octobre de l'année jubilaire 2000.

   
 
         
   
  LA ROCHELLE NORMANDE
  CC 33.09 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICHEL
   
  AUGUSTE CHAPDELAINE 2/2
       
 

Martyre du R. P. Chapedelaine et de ses compagnons

Le Monde illustré, 27 février 1858
Fulgence Girard

 
       
   

À l’extrémité de la longue et sinueuse rue du Bac, au fond d’un préau qu’égayent quelques arbustes, dans un bâtiment spacieux dont un collège de jeunes lévites avive la paisible solitude, existe un… que dirai-je ?… une chambre de question ?… non ; un musée… mais un musée sans précédent, un musée unique : ce sont des haches, des casse-tête, des poignards, des glaives de toutes grandeurs et de toutes formes, des lames droites, courbes, barbelées, ondoyantes comme des flammes, tordues comme des spirales, des fers à cautérisation des formes le plus bizarrement horribles, des cangues écrasantes, des entraves, des carcans, des rotins, des fouets, des tenailles hideuses, des chaînes énormes dont la rouille ensanglantée accuse éloquemment l’emploi sinistre… que sais-je ? tous les instruments de torture et de supplice qu’a jamais pu inventer la rage des persécuteurs et des bourreaux.

 

Portrait d'Auguste Chapdelaine

 
     
 

Cette galerie, nous pourrions dire ce sanctuaire, est le reliquaire du martyre auquel se prépare, par l’étude de la science et par la pratique de la vertu, cette jeunesse calme et sereine qu’attendent les austères et glorieux devoirs de l’apostolat.

 

On ignore trop dans notre siècle, si ardemment voué au culte des intérêts matériels, tous les mystères d’humble dévouement et d’abnégation sublime qui s’élaborent dans ces pieuses retraites, et tous les avantages qui, à part des résultats bien autrement précieux, en rejaillissent sur le pays si le nom de la France éveille, tant de sympathies dans les contrées les plus éloignées, les peuples de l’extrême Orient ou de l’Afrique centrale, au sein des archipels sauvages de l’Océanie, à qui le doit-il? Qu’on ne s’imagine pas que ce soit aux lés d’étamine qui apparaissent au mât d’un croiseur et que le vent qui les a apportés remporte presque aussitôt. Non sans doute… C’est aux missionnaires qui partent chaque année de cette maison et de quelques autres semblables pour aller éclairer des rayons de la civilisation et de la foi ces contrées perdues dans les ténèbres, c’est aux missionnaires qui fondent incessamment de nouvelles chrétientés sur ces plages lointaines. Que d’îles, comme l’archipel Gambier, déjà régénérées ! Ce sont là leurs palmes terrestres, mais aussi ils y en trouvent souvent de plus glorieuses ; les palmes du martyre. Alors, ce que revient d’eux à la maison d’où ils sont partis, c’est le sang coagulé sur les fers, les chevalets et les haches, qui grossissent de temps à autre les panoplies de ce musée, les joyaux de ce glorieux écrin c’est là que viennent d’arriver quelques reliques du R. P. Chapedelaine, du sang de qui la France demande aujourd’hui compte à la Chine.

 
     
 

Tortures subies par le R. P. Chapedelaine, missionnaire en Chine, martyrisé dans la province de Quang-si

 
     
 

Nous touchons à l’anniversaire de la mort de ce généreux confesseur de la foi. Ce fut le dernier jour de février 1856 qu’il baptisa de son sang la province de Quang-Si, qu’il était allé conquérir à vérité.

 

Depuis deux ans déjà, il exerçait son apostolat dans cette province, où n’avait pas retenti, de temps immémorial, la parole sainte, lorsqu’il fut accusé, auprès du mandarin de Si-Ling-Hien, de porter les peuples à la révolte et de les séduire par des opérations magiques.

 

Le magistrat, inquiet des progrès du christianisme, donna l’ordre de l’arrêter. Le père Chapedelaine, prévenu aussitôt du danger qui le menaçait par un néophyte de Si-Ling-Hien, pouvait fuir et trouver un refuge assuré au sein des chrétientés florissantes, de provinces voisines ; mais, par sa fuite, il livrait aux erreurs le troupeau fidèle qu’il avait réuni sous son bâton pastoral. N’était-il pas à craindre que cet acte de prudence ne fût interprété comme un acte de pusillanimité par ceux qu’il eût abandonnés aux persécutions ? Loin de fuir, il se rendit à Si-Ling-Hien même ; ce fut là qu’il fût saisi et conduit devant le mandarin. Interrogé sur la doctrine qu’il prêchait au peuple, le généreux apôtre confessa sa foi avec une telle ardeur, que le juge se hâta d’étouffer cette éloquente protestation sous des questions portant sur ses richesses et sur ses sortilèges. Le Révérend Père, imitant alors son divin Maître devant Hérode, n’opposa à ces imputations que son silence. Le juge irrité lui fit frapper cent coups d’une semelle de cuir sur le visage. Sous ces coups appliqués par la main du bourreau, les dents de l’apôtre sautèrent de sa mâchoire brisée.

 

Ce n’était que la première épreuve des tortures à travers lesquelles il devait arriver à la mort. Dépouillé de ses vêtements et couché sur le sol, il reçut trois cent coups de rotin sur le dos, dont les chairs broyées ne formaient plus à la fin qu’une plaie. Pas un soupir… pas une plainte n’échappa de ses lèvres. Le mandarin, étonné d’abord, ne vit bientôt après dans cette constance héroïque qu’une preuve du pouvoir magique de sa victime. Un chien fut égorgé par ses ordres, et, pour rompre la puissance des sortilèges du patient, il fit arroser son corps avec ce sang encore chaud. La flagellation recommença avec plus de violence. Cette fois, on ne compta plus les coups, le bourreau frappa jusqu’à ce que le corps restât immobile. Alors il fut porté dans la prison, où on le jeta sanglant et brisé sur le sol.

 

Ici ce ne fut plus l’ineffable patience du martyr qui vint frapper de stupeur ses bourreaux, ce fut un de ces miracles qui forment comme le nimbe rayonnant de l’antiquité chrétienne au temps des Césars ! Voilà que le cadavre pantelant du martyr se ranime ; le P. Chapedelaine se relève et se promène dans son cachot, le calme sur le front, la ferveur dans le regard, la prière sur les lèvres.

 

Ce prodige est rapporté au mandarin, qui se croit bravé et n’en devient que plus furieux. Il saura bien épuiser ce qu’il regarde comme la science cabalistique de cet étranger. Le génie inventeur des Chinois s’est surtout signalé dans la création des tortures ; il possède là un arsenal où il trouvera bien une arme pour vaincre son ennemi. Il dédaigne le supplice vulgaire qui consiste à découper le patient en milliers de morceaux (supplice représenté par l’une de nos gravures). Il lui faut des tourments dont les angoisses épuisent plus lentement la vie, l’épuisent soupir à soupir.

 
     
 

Supplice chinois

 
     
 

Le lendemain, 27 février, le père Chapedelaine est de nouveau conduit sur la place des supplices. Au moyen de cordes et de poteaux, il est établi en équilibre et placé à genoux sur une énorme chaîne de fer dont les anneaux, tout le jour et la nuit suivante dans cette situation cruelle, exposé aux regards de la multitude.

 

Le surlendemain, nouveau supplice : il est placé dans une cage d’un mètre environ de hauteur, la tête prise dans la plate-forme de manière à ce que le corps ne pouvant reposer complètement ni sur la plante des pieds, ni sur les genoux, le martyr subissait toutes les douleurs de la strangulation sans en éprouver la crise suprême.

 

L’heure si ardemment espérée par le pieux confesseur approchait enfin, il avait été jugé par Dieu digne de recevoir la couronne de la justification sanglante ; mais le souverain Maître lui réservait une autre joie : à celui qui avait sacrifié pour lui patrie et famille, il allait rendre patrie et famille à la fois, la patrie céleste et une famille de martyrs engendrée par lui à la vie de la grâce. Déjà un de ses néophytes, Laurent Pe-mou, avait eu la tête tranchée sous ses yeux, en proclamant généreusement ses croyances. C’était le tour d’une jeune veuve, Agnès Tsaou-Kong, qui s’était vouée à l’éducation : « Si tu ne renonces à l’instant même à la religion de ton prêtre Ma, lui dit le mandarin en terminant son interrogatoire, je te fais mourir. — Je ne renoncerai pas la religion du Seigneur du ciel… La mort plutôt ! — Soit ! Alors, choisis toi-même ton supplice. » La jeune femme portant un regard attendri vers le missionnaire dont la pâleur de l’agonie voilait les traits : « Le même supplice que mon maître. » Elle fut aussitôt placée dans une cage semblable à celle du père Chapedelaine. Elle avait voulu partager ses souffrances, elle allait partager sa gloire.

 

Cependant la vie du missionnaire se prolongeait au delà de toutes les prévisions de ses bourreaux ; le mandarin, prévenu qu’il respirait encore le 29 au matin, craignit qu’il ne lui échappât par quelque enchantement inconnu, et ordonna qu’on lui tranchât la tête.

 

Rapporterons-nous les horribles excès dont fut suivi ce supplice ?… Le cœur du missionnaire, jeté dans un bassin de fer, sur un feu ardent, et dévoré par ces forcenés ; son cadavre abandonné en pâture aux animaux immondes de la voirie ? Il est un souvenir plus digne de cet apôtre : reportons notre pensée vers la glorieuse phalange des martyrs recevant les trois nouveaux élus, au milieu des Hosannah du ciel.

 

Fulgence Girard