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Château du Bigard à Tonneville
Contes, légendes et superstitions populaires publiés dans Le Pays normand, 1902
LA DEMOISELLE DE TONNEVILLE
Il y a quelque cent ans vivait noble demoiselle de Tonneville, et le souvenir de la dure et méchante femme survit au temps. Malheur au paysan qui n'apportait pas sa dîme au jour fixe. Son argent suait la sueur du paysan, mais il n'en glissait que mieux entre ses doigts. Elle avait refusé les partis les plus riches de la Basse-Normandie et n'avait pas même honoré d'une réponse les braves officiers du roi, en garnison à Cherbourg. Son plaisir était d'errer dans la lande de Tonneville qui faisait à son manoir une ceinture de stérilité et de malédiction : « Que Dieu me laisse ma lande et qu'il garde son paradis ! » Par une belle soirée d'automne, elle entendit des chants au loin, c'était le 19 octobre, et c'étaient les pèlerins qui se rendaient à Béville, au tombeau du bienheureux Thomas. Elle les regarda passer sans offrir l'hospitalité aux vieillards : « Que leur bienheureux les soutienne ; voilà une belle occasion pour faire des miracles ! » Et pourtant lorsqu'ils eurent disparu, elle demeura rêveuse : « Ces gens sont heureux, dit-elle, parce qu'ils croient et moi je ne crois pas. Bienheureux Thomas, si tu descends sur la terre et que tu m'apparaisses, chassant devant toi mes chevaux que seule je puis approcher, je croirai en toi ». A peine avait-elle achevé qu'elle vit s'avancer d'un pas tranquille ses cavales indomptées, et un homme qui, au lieu de fouet, portait un lys dans sa main. C'était Thomas Hélye. II revenait sur la terre pour essayer de sauver les âmes, lui qui, comme nous l'apprend un chroniqueur, son contemporain, c'est-à-dire du XIIIe siècle :
D'abord interdite, elle s'écria : « Quel sortilège te vaut l'honneur de t'être rendu à mon appel. » Elle dit et le saint disparut. Alors elle cria : Holà ! quelqu'un pour conduire mes chevaux. » Un digne serviteur d'une telle maîtresse répondit : « Thomas n'avait qu'une fleur de lys : je prendrai une branche de genêt et nous verrons, si pour conduire des chevaux, je ne vaux pas un saint. » Il partit et ne revint pas.
La noble demoiselle mourut très vieille. Quand on tinta son trépas il y eut dans tout le pays comme une muette action de grâces. Les porteurs enlevèrent la bière, mais arrivés à la grande porte, le cercueil se trouva si lourd qu'ils furent obligés de le déposer. On y attela tous les chevaux du village, ils tombèrent épuisés. Alors on enleva la pierre du seuil et on y creusa la fosse. Ainsi celle qui fut si orgueilleuse est maintenant foulée aux pieds de tout venant. | ||||||||||||