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Histoire du comte Antoine-René Du Bel Seigneur de Saint-Germain-des-Vaux Jean-Baptiste Digard de Lousta -1852 | ||||||||||||
Port Racine Saint-Germain-des-Vaux CPA collection LPM 1900 À deux jours de là le comte Antoine-Réné du Bel était assis seul, à l’extrémité de son château, dans une chambre étroite et sombre. À la lueur d’une lampe pâle, on distinguait, au fond de cette chambre, un lit de repos garni de vieux rideaux de velours noir. Contre la muraille, lambrissée en bois de chêne, étaient suspendus les portraits de ses ancêtres.
Le premier portrait représentait Alexandre-Ferdinand du Bel, tenant un faucon dans sa main, et foulant a ses pieds un manant qu’il avait trouvé chassant sur ses terres.
Le deuxième portrait était celui de Jacob-Léonard du Bel, qui avait été attaché en qualité d’écuyer aux princes de la maison de Lorraine, sous le règne de François II. Il était représenté avec une arbalète, ajustant un huguenot le jour de la Saint-Barthélemy. Sa physionomie exprimait la colère la plus sombre.
On voyait sur le troisième portrait Achille-Hercule du Bel, portant dans sa main une hure de sanglier, et regardant l’index de sa main droite, auquel François Ier avait passé un anneau magnifique, en récompense de la bravoure qu’il avait déployée au siège de Pavie.
Il y avait encore plusieurs autres portraits ; mais le plus intéressant était sans contredit le treizième et dernier, qui représentait Camille-Prosper-Léopold du Bel, l’un des membres les plus distingués de cette famille. Il était tête nue et revêtu d’une épaisse armure. À côté de lui, on voyait une femme, couchée dans un lit, allaitant un enfant que ce guerrier regardait tendrement. Au dessus de ce portrait brillait une aigle d’or enrichie de pierreries.
Pendant que le comte du Bel, plongé dans une rêverie profonde, considérait d’un air soucieux les portraits de ses ancêtres, un domestique entra. Monseigneur, dit-il en s’adressant au comte, le marquis Gustave-Léonidas de Gréville n’a pu survivre à la profonde blessure qu’il a reçue ; il vient de mourir et son dernier soupir a été un cri de malédiction contre vous. — C’est un dénouement auquel je devais m’attendre, répondit le comte d’une voix sourde et concentrée. Puis après un instant de réflexion il ajouta : a-t-on l’espoir de sauver madame la comtesse ? — Monseigneur, répondit le domestique, Madame a été si vivement impressionnée par votre retour imprévu et par les conséquences qui en ont été la suite, qu’elle est toujours extrêmement malade. Quelquefois elle entre en délire, et alors elle demande continuellement le marquis. Elle est aujourd’hui considérablement affaiblie, et le chapelain du château l’a trouvée si mal, qu’il a jugé à propos de lui conférer l’extrême onction. À cet instant suprême elle a semblé reprendre un peu d’énergie ; elle a dit qu’elle vous pardonne vos violences, et qu’elle désire que vous lui pardonniez ses faiblesses ; elle a manifesté le désir d’être inhumée à côté du marquis dans le cimetière des Falaises, et de reposer dans un cercueil de plomb, avec son livre d’heures gothiques sur la poitrine. Après ces différentes recommandations elle a pris un crucifix entre ses mains et s’est mise à réciter des prières, en conjurant les assistants de prier pour elle, et en faisant observer qu’elle abandonnait une existence fragile pour une vie de bonheur éternel. — Le domestique en était là de son récit, lorsque le chapelain du château ; les yeux baignés de larmes, entra dans la chambre. Il s’approcha du comte, et d’une voix pleine de sanglots : — Monseigneur, murmura-t-il, tout est fini ; Madame la comtesse a rendu son âme à Dieu.
Ainsi s’accomplit la sinistre prophétie du comte du Bel, lorsqu’il avait dit aux jeunes époux au pied de l’autel : « Je vous annonce que ce jour va se changer en funérailles. » Les funérailles eurent lieu en effet. Les tombeaux des deux jeunes infortunés furent placés côte à côte dans le cimetière des Falaises, et là ils se réunirent pour toujours dans le mariage de la mort.
L’histoire que je viens de décrire n’est point un roman. En 1796, on découvrit dans l’ancien cimetière de Saint-Germain-des-Vaux, appelé le cimetière des Falaises, deux tombeaux placés côte à côte, scellés de deux couvercles de marbre noir.
Sur l’un des tombeaux on lisait ces mots : Ci-gist belle et jolie dame, sophie-éléonore de sennecey, comtesse Du Bel, morte le 19 juin 1594, à onze heures du soir. Priez Dieu pour elle.
L’autre tombeau portait l’épitaphe suivante :
Ci-gist noble et vaillant seigneur gustave-léonidas de gréville, mort le 19 juin 1594, Dieu lui fasse merci !
Depuis ce jour funeste le comte du Bel s’enferma dans son château, comme un vautour dans son aire. Son caractère naturellement sombre se rembrunit de plus en plus. Il contracta des habitudes sanguinaires et se livra à la débauche la plus effrénée. Enfin, usé par la volupté et les plaisirs de la table, il mourut dans sa 55e année. Ce fut dans la personne de ce seigneur que s’éteignit pour toujours l’ancienne et noble famille des du Bel de Saint-Germain-des-Vaux. |