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Varenguebec le calvaire début 1900, CPA collection LPM 1900 | ||||||||||||
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Il ne paraît pas absolument invraisemblable que la Butte fut réellement une fortification, voir même la base d’un donjon. Ce pouvait être à tout le moins une de ces mottes palissadées qui précèdent les châteaux forts, surtout en Normandie. Longtemps on s’en tint à ces mottes ; puis les premiers donjons de pierre des âges suivants, furent, encore au cours du XIe siècle, construits en bois sur des mottes de terre préparées ad hoc****. Cette supposition aurait pour elle le nom même de butte des Sieurs, qui s’est incontestablement conservée et transmis d’âge en âge chez les riverains du bois : c’est une coїncidence au moins bizarre, pas plus toutefois que celle des terrassements et de ce puits des drouves sur l’autre coteau, vestiges d’une forteresse à laquelle celle-ci donnait la réplique, suivant les mêmes riverains.
De plus, à quelque distance de la Butte, se dessinent, sous le gazon, des fondations robustes où la tradition voit encore les restes du repaire des sieurs. Il faudrait pratiquer là des fouilles, malheureusement Varenguebec n’a de société archéologique qu’à l’état de vœu… C’est même avec les pierres de cette ancienne demeure seigneuriale qu’auraient été construites, en partie, les maisons du village actuel de l’Andrurie. Sur l’une d’elle, on voit gravé la date de 1791. Faut-il croire que l’émancipation de 1789 avait invité les habitants à s’emparer des pierres abhorrées ? Fut-ce alors, en réalité, que les Sieurs quittèrent le pays ? Il est impossible de le supposer : on aurait pour une date si rapprochée des documents ou des souvenirs précis. Vraisemblablement même, le règne des Sieurs ( s’il y a là une domination) fut antérieur à celui des seigneurs de Varenguebec, qui furent très puissants et n’auraient pas toléré un semblable voisinage. Or, dès le XIe siècle, la Maison connétable de Normandie fut occupée par le Duc Robert 1er. Il fut ensuite l’un des tuteurs ou gouverneurs de Guillaume le Bâtard et chargé principalement de veiller à sa sécurité.
Il faut signaler encore, comme indices d’un centre important, les chemins qui aboutissent à la maison des Sieurs. Tout coupés qu’ils soient aujourd’hui par les remaniements des propriétés, ces vieux chemins, envahis par l’herbe et la mousse, sans lits pierreux, ombragés par des chênes séculaires, qui font rêver de voies mérovingiennes, n’en sont pas moins reconnaissables. Deux, les mieux conservés viennent de l’Andrurie et se réunissent à 200m de la Butte ; un autre s’enfonçait dans le bois de Limors, on y appelle encore route des Sieurs un sentier de plus en plus étouffé. Un autre peut-être remontait vers le taillis de Colbec et la Lande de Morte-Femme.
Il y eut ici une demeure considérable, les Sieurs ne sont pas un mythe, ils ont réellement animé ces vieilles voies, que ce soit au grincement lent des chars à bœufs ou sur de rudes chevaux de guerre…
A défaut de témoignages positifs, c’est donc la légende, ce chiendent de l’histoire, qui s’est installée en maîtresse sur la Butte. Toujours vivace et savoureuse, elle reverdit même de nos jours et se ramifie. Elle fit éclore parfois des récits incohérents et provoqua des recherches plus incohérentes encore. Le rêve des trésors enfouis ou noyés, inséparable chez nous de toute ruine imposante ou de tout monument sortant de l’ordinaire, a hanté plus d’une cervelle.
Il y aura bientôt un siècle, le père Sehier, passant, pendant une nuit étoilée, près de la Butte des Sieurs, vit sur le sentier qui y donne accès un grouillement informe de "maurons" (salamandres), il y en avait une bannelée, racontait-il, le lendemain au vicaire en lui demandant l’explication de ce phénomène. Et le prêtre de lui répondre : "Si vous aviez jeté votre mouchoir sur ces " maurons ", ils se seraient changés en louis d’or, et vous en auriez pu remplir vos poches ". Le bonhomme qui croyait en cela aussi dur que son Pater, sinon plus, retourna vainement à la Butte, aux heures les plus cabalistiques, il eut beau s’écarquiller les yeux, le charme était passé…
Depuis lors, il y a une vingtaine d’années, des fouilles furent entreprises dans la Butte sous l’inspiration d’un sorcier de Vindefontaine. (Les sorciers ne sont pas tous morts dans notre pays, ou c’est depuis peu). Au premier coup de bêche, l’outil s’enfonça profondément, comme dans un abîme ; au même instant précis, un grand coup de vent balayait les cours de l’Andrurie et renversait des douvelles qui séchaient contre le mur du terrassier téméraire. Ce jour-là, les travaux furent arrêtés net, mais on revint plus tard, attirés par la soif de l’or et par ce mystère. Les premiers coups de bêche furent précédés, cette fois de prières propitiatoires, qui eurent au moins pour effet de raffermir les cœurs et les bras. La tranchée atteignit jusqu’au cœur de la motte ; mais le Malin est le maître, comme on le sait, de toutes les richesses confiées à la terre par des gens aussi peu recommandables que les Sieurs. Se jouant de nouveau des assaillants, il fit apparaître dans cette terre des creux insoupçonnés, qui étaient sans doute comme des caves à coffres-forts des grands voleurs ; des barils furent entrevus par instants, qui s’évanouissaient avec un son argentin quand on voulait les saisir ; d’autrefois, c’étaient des boîtes métalliques, non moins fugitives ou qu’on ne pouvait soulever : les gros leviers de frêne ou de houx s’y brisaient… Puis elles s’abîmaient sourdement. Je ne jugerais pas que le diable en personne n’ait éclaté de rire, à plusieurs reprises… Le sorcier y perdit son grimoire et sa foi dans le Grand Albert ; il put bien conseiller et pratiquer lui-même les aspersions d’eau bénite, avec des chemises blanches en guise de surplis, rien n’y fit : la Butte violée a gardé fièrement son énigme et ses trésors…
Elle retourne tous les jours à l’oubli dans ce site morne et sauvage, où les Sieurs " se faisaient eux même la loi " et la faisaient aux autres, et dont le silence n’est plus guère troublé que par les ululements plaintifs des chouettes ou par les geais bavards, qui s’y querellent à grands bruits de crécelles.
Emile ENAULT. __________
Emile ENAULT était un frère de François ENAULT (1869 – 1918), l’homme "célèbre" de Varenguebec, né et enterré dans la commune ( maison natale dans l’ancienne école, la place de l’église porte son nom), journaliste, caricaturiste, peintre, auteur des "propos de Jean FRINOT" en langue normande. | ||||||||||||
Varenguebec l'église et le presbytére début 1900, CPA collection LPM 1900 | ||||||||||||
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Varenguebec l'église début 1900, CPA collection LPM 1900 | ||||||||||||
HISTOIRES INSOLITES EN MANCHE
Légende de la Butte des Sieurs, à Varenguebec. Varenguebec Emile ENAULT (1871-1926) parue en 1903 dans la revue Le Bouais-Jan,
Aux confins de Vindefontaine et de Varenguebec, mais sur cette dernière commune touchant le bois de Limors et faisant face au taillis Colbec et à la lande de Morte-Femme, dont la séparent le ruisseau Colbec et son vallon aux pentes douces, se trouve l’étrange Butte des Sieurs, simplement appelée parfois le Montaignot. C’est une motte énorme bien ronde, d’environ 25m de diamètre et atteignant peut-être 7m de haut (du fond du fossé, elle mesure bien 10m). La pente est raide. un large fossé, tout autour, fournit vraisemblablement une grande partie des matériaux de la butte. Qu’elle soit l’œuvre des hommes, c’est incontestable ; mais son origine et son histoire sont totalement inconnues. L’oubli s’est épaissi sur elle avec les frondaisons renouvelées des coudriers et des chêneaux qui l’ont envahie. De temps à autre, arbustes et broussailles sont coupés au ras du sol et la butte apparaît alors dans sa nudité, un peu plus déformée à chaque coupe, mais conservant sous le tissu des herbes et des racines son profond secret.
Des pommiers que le propriétaire actuel y planta voici quelques 20 ans, lui forment alors, avec de jeunes chênes, une couronne, dont les ajours énormes et les fières ramures se détachent nettement, avec quelque chose de fantastique sur le fond noir du bois de Limors et sur les nuages blafards, quand on l’aperçoit, dans un recul suffisant, de la lande de Morte_Femme, pendant les tristes jours de l’automne à son déclin. On rêverait d’un colossal diadème posé sur son vert coussin pour un géant surhumain dont le repaire se devine quelque part dans cette sombre forêt de Limors aux bruissements immenses…
Les approches sont sauvages, le village de l’Andrurie, non loin de là, sur Varenguebec, disparaît derrière les chênaies de ses haies vives : on est ici en présence de la forêt et de la lande seules, et l’on subit vaguement, malgré soi, leur emprise mystérieuse.
Les légendes devaient tout naturellement éclore en cet endroit : légendes farouches où passent des galops furieux, des cliquetis d’armes et des voix éplorées, tels que le vent en fait sonner parfois dans le roulis des ajoncs sur les landes ou les ramures affolées des bois…
Là, vivaient autrefois les sieurs "qui se faisaient eux-mêmes la loi", ne reconnaissant nul suzerain et ne pratiquant aucune religion. Pillards et ribauds, ils partaient, la nuit, pour des expéditions atroces, rançonnaient les passants, incendiaient les maisons et accrochaient parfois à l’arçon de leur selle quelques malheureuses évanouies de frayeur. Les alentours étaient dépeuplés, seules quelques cabanes subsistaient çà et là sous leur hautaine et coûteuse protection, c’est au loin qu’ils portaient la terreur par des courses qui duraient souvent plusieurs jours. Au concert étrange de piétinements de bétail, de mugissements effarés de bruits de ferraille, de chaînes sonnant sur le pavé et de jurements affreux emportés au loin par le vent, qui glaçaient d’effroi les malheureux vilains dans leurs chaumines barricadées. Alors commençaient des orgies sans nom, disait la rumeur craintive, car nul manant n’aurait osé s’approcher de ces murs ni soutenir le regard des sieurs, tellement y flambaient la convoitise et l’ivresse du carnage. Vainement les gens de guerre des environs leurs donnaient la chasse ; dans des rencontres terribles ils désarçonnaient les plus vaillants hommes d’armes et les traitaient ignominieusement ensuite, toute rançon refusée, en les astreignant à des œuvres serviles.
Le plus souvent, ils usaient de ruses et déjouaient tous les pièges, toutes les embuscades. A l’ordinaire, "ils ferraient leurs chevaux à dessens", si bien que les traces imprimées à rebours trompaient entièrement sur la route qu’ils avaient suivie. Ainsi le géant Cacus défiait toutes les poursuites dans son antre de l’Aventin, en faisant marcher à reculons les bœufs volés, dont sa main vigoureuse réunissait les queues en un faisceau serré. Tel encore Cartouche rusait habilement avec les fers de ses chevaux. Sans qu’on puisse lui imputer des réminiscences, l’imagination populaire donne des traits presque identiques, dans des civilisations différentes, aux détrousseurs fameux…
Les sieurs, toutefois, trouvèrent de redoutables adversaires en des châtelains établis de l’autre côté du Colbec ; dans ce qu’on appelle aujourd’hui le taillis Colbec, morceau détaché du château de Morte-Femme, on voit encore les traces de leurs fortifications, et le puits des drouves dont on ne trouvait pas le fond, il y a seulement quelques années, mais comblé aujourd’hui et envahi par le marmoin, fournissait sans doute l’eau de leurs fossés. Leur donjon dominait le domaine des sieurs et ses mangonneaux y faisaient une grêle de traits et de pierres. Ce fut pour venir à bout de ces gens que les sieurs firent, à grand renfort de corvées, élever leur butte. A leur tour, ils furent les plus forts et génèrent beaucoup la forteresse ennemie. Un jour, après l’avoir criblée de projectiles, ils poussèrent contre elle une pointe hardie, les assiégés ripostèrent par une vigoureuse sortie. Parmi eux apparut, tant était désespérée la résistance, une jeune femme armée excitant de la voix et du geste les combattants. Emportée par son élan, elle se trouva séparée des siens et lorsque les sieurs se replièrent, elle était leur captive. Son courage et sa jeunesse imposèrent une sorte de respect ; elle fut traitée avec considération, mais les sieurs refusèrent obstinément toute rançon et la retinrent avec un soin jaloux, comme la meilleure sauvegarde de leur toit : A la première alerte, menaçaient-ils, ils la tueraient sans pitié ; les parents de l’infortunée, connaissant leur cruauté, n’osaient plus exercer de représailles contre ces bandits.
Mais, il arriva que le plus jeune des sieurs s’éprit de la belle et voulut en faire sa femme ; outrée, sentant ressourdre en elle toutes les haines de sa race, elle profita d’une nuit d’orage où les sieurs étaient en campagne pour tromper la vigilance de ses gardes et fuir le château maudit. Reconnue par les hommes de sa maison, de l’autre côté du Colbec, ils la repoussèrent avec horreur, car ses parents avaient ouї, le jour même, d’une immonde mégère, payée par les sieurs, que la pauvre jeune fille s’était donnée de corps et d’âme à l’ennemi. Déjà les sieurs, enragés se lançaient à sa poursuite, les échos des bois retentissaient des éclats de leurs trompettes, de leurs cris de guerre. Folle de douleur et d’épouvante, la malheureuse s’enfuit droit devant elle. Tandis que la bataille commençait, acharnée, autour du donjon paternel, la pauvre démente courait, courait éperdument sous la pluie et les éclairs, dans l’orage déchaîné. Le lendemain, des vilains la trouvèrent pendue aux branches d’un grand chêne : sa ceinture avait servi de corde… S’était-elle donnée la mort ? Par qui fut commis le crime ? Jamais on ne le saura, mais les sieurs enlevèrent le cadavre et d’un galop farouche allèrent le jeter dans les douves du château de sa famille. La robe blanche de la vierge flotta tout le jour sur ces eaux sombres et somnolentes comme une colombe foudroyée par l’orage : le soir venu des paysans compatissants recueillirent son beau corps et l’enterrèrent, sans croix ni oraisons, dans un coin de la lande voisine, depuis lors cette lande fut dite de Morte-Femme, et bien hardie serait la créature qui la traverserait sans se signer et se recommander à Dieu…
Les sieurs furent-ils enfin punis de leurs crimes ? Cette malheureuse enfant fut-elle vengée par ses parents apitoyés ? Ou bien le châtiment ne vint-il que longtemps, longtemps après ? Tout ce qu’on peu dire, c’est qu’une nuit de Noël, il y a beaux jours de cela, alors que les pauvres gens de la glèbe s’étaient rassemblés à l’église et que les vieux invalides, accroupis près du feu, mijotaient l’humble réveillon, une chevauchée furieuse retentit à travers les portes closes et glaça tous les cœurs, car ils avaient reconnu les sieurs et leur sinistre cortège. Le lendemain, ni les jours suivants, ni jamais ils ne revinrent. On chercha vainement leurs traces : "les chevaux étaient ferrés à dessens" On sut seulement qu’ils avaient enfoui leurs trésors et jeté dans le Colbec toutes les armes qu’ils ne pouvaient emporter.
Bien des gens ont aperçu le soir des fantômes blancs dans la lande de Varenguebec, voisine, et dans la lande de Morte-Femme, souvent des flammes légères** voltigent çà et là sans rien consumer, puis s’évanouissent brusquement, ce sont les âmes des victimes égorgées par les sieurs qui reviennent maudire leurs bourreaux : la pauvre captive erre chaque nuit des bords du Colbec au puits des drouves et reprend parfois à travers la lande sa course éperdue…
Cette légende de la Butte des sieurs ne satisfait point la curiosité. Au temps où la mode était de faire remonter aux romains toutes les ruines et tous les travaux dont on ne pouvait expliquer l’origine, Monsieur LEBREDONCHEL curé de Varenguebec pensa que la butte était un tumulus (tombeau), élevé à la suite de quelque bataille entre Romains et Gaulois. C’est la version rappelée ( verbalement) par les très rares personnes qui connaissent le Montaignot de Varenguebec***. Des étymologies incertaines sembleraient fortifier cette hypothèse : Varenguebec viendrait du nom propre, Warren, ( le nom du chef enterré là, parbleu !) et de bec, qui veut dire en langue tudesque, butte, ou, en langue celtique langue de terre au confluent de deux rivières, d’où par extension, rivière ou ruisseau. Quelqu’un voyant dans le nom de la commune war (guerre) et bec (ruisseau) me traduisait : ruisseau de la bataille, sans se préoccuper autrement du reste ou des restes du mot Varenguebec. Notons que la dernière étymologie s’appliquerait aussi bien au ruisseau Colbec, disputé entre les deux maisons rivales, qu’à ce même ruisseau rougi par du sang des Gaulois et des Romains. Il en est de même de l’étymologie plus séduisante : war ( bataille), inge (champ) et bec (butte) : Butte du champ de bataille***, Colbec signifierait passage de la butte ; or ce nom est donné à la fois au ruisseau voisin et au taillis montueux sur lequel la tradition place les rivaux desSieurs. On distingue aujourd’hui, dans ce taillis, bien délaissé, la trace du vaste puits des drouves et une large tranchée qui descend à la rivière, dans la direction de la butte : ancienne voie ou ancienne douve. | ||||||||||||