| UNE FOIRE BAS-NORMANDE La Lande de Lessay et la Sainte-Croix par Lucien Jouenne 1908 DANS LE COTENTIN, à trois lieues environ au nord de Coutances, s’étend ce qui fut autrefois la Grande lande de Lessay. On nous conte que jadis elle s’étendait des hauteurs de Muneville-le-Bingard jusqu’au gros bourg de Lessay, vaste comme la mer paisible au large des côtes, offrant seulement comme elle de vastes ondulations ; elle avait à peu près sept lieues de tour et ne présentait au regard pas un arbre, pas une maison. Partout cette herbe dure et cassante des terrains pauvres, rayée de quelques rares sentiers mal déterminés. Çà et là des bergers sordides, enveloppés dans leurs limousines en haillons, essayaient de faire paître quelques moutons maigres et leur contact perpétuel avec la lande désolée et morne leur valait la réputation de sorciers. Cette terre maudite eut un tel pouvoir d’effroi sur l’esprit des hommes qu’ils la peuplaient d’une foule d’êtres mystérieux issus de leur imagination superstitieuse et que pendant des siècles ces esprits redoutables furent ses esprits gardiens. La lande était hantée….. A une époque encore relativement peu éloignée on n’osait s’y aventurer seul pendant le jour, par peur de l’indéterminé et du surnaturel d’abord, par peur des détrousseurs ensuite ; et personne ne s’y fût risqué par les soirs d’hiver où l’on entend dans l’air noir et épais siffler les oiseaux de passage. Aussi les vieilles histoires de revenants et de coups de fusil tirés derrière les buttes sur les passants subsistent-elles encore dans la mémoire des vieux. Bref la lande de Lessay avait, il y a cinquante ans encore, la plus mauvaise réputation qu’on puisse imaginer. Nous avons changé tout cela. La grand’lande a été attaquée de toutes parts. Au centre par la route de Coutances à Valognes d’abord ; de nombreuses plantations de pins maritimes ont été faites en bordure de cette route et leurs bataillons invincibles envahissent peu à peu les terres jadis incultes. Sur tout le pourtour ensuite par les villages voisins qui, à grand renfort de tangue et de phosphates, ont poussé à l’assaut des terres dénudées leurs cultures assez peu productives sans doute, mais qui améliorent lentement le sol. Surtout la personnalité sauvage de la lande a été attaquée dans l’esprit des générations nouvelles par l’instruction et par la facilité des communications. Les esprits malins ont fui, avec leurs légendes, devant ces attaques, et les automobiles filent sur la grande route. Pourtant certains coins, notamment du côté de la tour séculaire qui fut le moulin à vent de Pirou et aussi en tirant vers le village de la Feuillie, ont gardé presque tout leur caractère primitif et peuvent maintenant encore nous donner une idée de ce que fut la lande désolée. Vingt fois, et à des époques diverses de l’année, j’ai parcouru ces régions. Quand on a vu souvent le même paysage, il s’en forme en vous, à votre insu, une image immuable qui est la résultante ou la dominante des différentes impressions reçues. Voici ce qu’est pour moi cette image au nom de la lande de Lessay : une étendue de terrain mal herbu fuyant indéfiniment en profondeur et en largeur sous un ciel lourd et bas, d’un gris opaque ; des flaques d’eau immobiles avec des tons de miroir terni percées çà et là de roseaux souples ; au premier plan bâille un profond trou d’eau noire avec des luisants d’argent, dont les bords sont garnis d’épaisses banquettes de bruyère rose piquée des clochettes d’or de l’ajonc ; une brise incessante module des airs graves et tristes à travers un buisson rabougri qui laisse tomber ses feuilles jaunies sur l’eau sombre, trouée par le saut effaré d’une raine. Et tout ce tableau, dans un demi-jour livide, pourrait s’intituler : Mélancolie. Lorsque, venant de Coutances, on traverse la lande du sud au nord, on voit de très loin au bout de l’étendue de bruyère et d’herbes se profiler le bourg de Lessay au-dessus des petites haies basses qui entourent les clos environnants. C’est un assemblage assez banal de maisons à toits d’ardoises, mais singulièrement relevé par le clocher carré, trapu, puissant, de la vieille abbaye et par les verdoyantes frondaisons des hauts peupliers qui bordent la petite rivière de l’Ay. L’histoire de Lessay est celle de son abbaye, merveilleux spécimen de l’architecture romane du temps de Guillaume le Conquérant. A l’exception d’une fenêtre de sacristie qui est du style ogival flamboyant, toutes les ouvertures de l’édifice ainsi que les voûtes des nefs sont dessinées dans le plus pur plein cintre, porté par ces colonnes qui ont l’élégance simple et sévère de la force et ces chapiteaux historiés qui sont la gloire de la sculpture artistement barbare du douzième siècle. Fondée vers 1060 par Richard Turstin, vicomte du Cotentin, baron de la Haye du Puits et sa femme Emma, l’abbaye de Lessay, de l’ordre de saint Benoît, que l’on mit environ cent années à construire, vit se succéder trente-neuf abbés et subit les contre-coups de toute l’histoire politique et religieuse de sept siècles jusqu’à ce qu’elle disparût dans les remous de la Révolution. Ses religieux créèrent au treizième siècle cette grande foire Sainte-Croix, une des plus anciennes de la Normandie, qui une fois l’an, le douze septembre, fait vivre et rire la morne lande. Le champ de foire se tient sur le grand espace de bruyères encadré au sud du bourg par la route de Périers et celle de la mer, un grand bois de pins sombres et la ligne du chemin de fer de Coutances à Cherbourg. Le vieux clocher dont les pierres moussues ont vu passer tant d’années, environné de vols de corneilles, présidé à cette fête sous son toit d’ardoises, en coupole, d’un style jésuite par malheur, mais si bien joint aux lignes du paysage dans l’esprit des admirateurs de l’église qu’ils le verraient disparaître avec regret. Lucien JOUENNE. | |