LESSAY
  CC 10.08 CANTON DE LESSAY
   
  EGLISE SAINTE-OPPORTUNE
         
 

Bourg de Lessay. 1880

Lessay, Exaquium, Exaqueum.

 

Ces mots latins Exaquium, Exaqueum, ex aquis, paraissent indiquer un lieu sorti du sein des eaux, un emplacement que les eaux auraient d'abord occupé, mais qu'elles auraient ensuite abandonné. Ce qui pourrait confirmer cette opinion, c'est qu'on voit aux environs de Lessay des terreins humides et marécageux, qui, à certaines époques de l'année, sont encore couverts par les eaux.

 

L'église de Lessay est un édifice intéressant de l'époque romane. Elle offre un modèle parfait de l'architecture à plein cintre, et les caractères de cette période s'y trouvent fortement empreints.

 

La forme des fenêtres, la proportion des arcades, la simplicité des contreforts et des colonnes, les chapiteaux avec leurs figures grotesques, tout annonce le temps de l'architecture romane dans sa pureté.

 

Les modillons ou corbeaux qui forment un des .caractères les plus constants et les plus apparents du style roman, se remarquent à la corniche des murs extérieurs, ainsi que sur les quatre façades de la tour. Presque tous sont a figures grimaçantes, d'autres présentent des étoiles, des serpents enlacés, des têtes d'animaux. Quelques moulures en forme de billettes se voient aussi dans le chœur et, à l'extérieur, autour des fenêtres, qui éclairent la partie orientale du sanctuaire.

 

Il est rare de trouver une église aussi ancienne, aussi vaste et d'un style aussi uniforme que celle de Lessay. On peut encore la citer, aujourd'hui, comme un modèle de cette noble et sévère simplicité qui distingue les constructions religieuses du temps de Guillaume le Conquérant, et qu'on admire surtout dans la nef de la belle basilique de Saint-Etienne, à Caen.

 

Normandie Romane

 
       
   

Modillons

 
 

Cette église a la forme d'une croix, dont les branches s'étendent du nord au midi, et dont la tète est figurée par le chœur. Elle a deux bas-côtés, qui se prolongent parallèlement, à la nef et au chœur, mais s'arrêtent là où commence la courbure de l'hémicycle du sanctuaire. Celte disposition est celle de presque toutes les églises du XIeme siècle en Normandie.

 

Le chœur s'ouvre entre deux grandes arcades, surmontées de fenêtres à plein cintre et qui font partie du transept ou croisillon, et ensuite entre deux autres arcades, au-dessus desquelles on remarque de fausses fenêtres semi-circulaires, qui, dans le xie siècle, décoraient souvent les murs des bâtiments, et qu'on peut considérer comme l'origine de ces galeries élégantes du xur3 siècle, qui ont reçu des antiquaires anglais le nom de Iriforium. A Lessay, ce triforium n'est ouvert que dans les deux croisillons.

 

La nef offre, de chaque côté, sept grandes travées ou arcades cintrées , au-dessus desquelles existent des fenêtres superposées : le premier rang se compose de fenêtres aveugles ou bouchées; les fenêtres du second rang servent seules à éclairer l'église. Les plus rapprochées du chœur sont triples sous un seul cintre ; les autres qui descendent vers l'occident ne sont plus que doubles ou géminées. Les fenêtres du bascôté méridional sont cintrées et garnies de coloneltes ; celles du bas-côté nord ont été refaites.

 

Les piliers sont formés de colonnes engagées, dont les chapiteaux cannelés ou godronés sont couverts de gros crochets, d'entrelacs, de Heurs, de torsades et de figures grimaçantes; leur abaque est de forme carrée. On remarque que plus ces chapiteaux s'avancent vers le chœur, plus ils sont ornementés, comme si l'on eût voulu obéir à cette pieuse pensée que les parties de l'édifice les plus voisines du sanctuaire doivent recevoir une plus riche ornementation. Les piliers, vers le bas de l'église, ne sont pas tapissés de colonnes; ils ont la forme d'un simple pilastre, et paraissent appartenir à une autre époque; mais cette différence peut provenir de ce que, lors des réparations, l'architecture primitive n'aura pas élé parfaitement respectée. Les cordons ou tores se rattachent à la base des colonnes par des pattes ou autres appendices. Plusieurs colonnes ont leur base taillée en chanfrein ou couverte d'une série de petits tores et de zigzags.

 

Une grosse tour carrée s'élève entre chœur et nef. Elle est couronnée par un dôme en forme de cloche, d'un fort mauvais goût. Chaque façade est percée de quatre fenêtres cintrées, ornées d'un cordon avec bllleltes et figures grimaçantes.

 

La porte principale, à l'occident, est aujourd'hui murée; la porte d'entrée actuelle est ouverte dans le mur méridional de la nef. L'ancienne porte à l'extérieur est cintrée, décorée de colonnettes, d'un cordon semé d'étoiles et de rinceaux que M. de Caumont signale comme très-rares dans le nord de la France, tandis qu'ils sont communs, au contraire, dans l'architecture romane d'Outre-Loire. Au-dessus, sont trois fenêtres cintrées, dont une de plus grande dimension est superposée aux deux autres. C'est la seule partie de l'édifice qui soit élégamment ornée, et son genre d'ornementation se rencontre souvent employé dans les églises du Poitou.

 

On remarque, à l'intérieur de l'église, dans le mur septentrional, une porte cintrée, dont l'archivolte est garnie d'un cordon de dents de scie, et qui repose sur deux tètes grimaçantes. C'était par celte porte que les religieux entraient de leur cloître dans l'église.

 

Les six stalles, placées à l'entrée du chœur, proviennent de l'église de l'abbaye de Blanchelande. Deux d'entre elles sont couvertes de châsses ogivales, dans lesquelles on voit de petites statues sculptées en bois, représentant les unes des évêques ou des abbés, et les autres des moines. Les miséricordes de quelques-unes de ces stalles reposent sur des tètes d'animaux.

 

Les deux arcades du chœur les plus voisines de l'autel sont fermées par de petits murs d'un mètre de hauteur environ. L'un d'eux, celui vers le nord, offre des arcatures sous lesquelles sont placées de petites statues. Ces arcatures sont à ogives, et leurs rampants sont couverts de crochets. L'autre, vers le midi, ne présente que de simples statues. M. de Caumont, avec lequel j'ai eu le plaisir de visiter l'église de Lessay, pense que ces sculptures proviennent d'un tombeau détruit. On compte dix statuettes à droite et huit à gauche. Ces statuettes et les stalles sont du XIVeme ou du XVeme siècle.

 

Dans la nef septentrionale , il existe une pierre tumulaire , dont l'inscription a disparu sous le frottement des pieds; cependant, j'ai encore pu lire ces mots : Dame de Meautis. Sous cette pierre reposent, sans doute, les restes de Jeanne de Méautis, femme de Guillaume, sire de Bricqueville, qui vivait encore en 1419. On remarque sur cette pierre plusieurs creux, dont l'un a la forme d'une tête et l'autre celle d'un écusson. Ce petit monument funéraire remonte au xve siècle. On sait qu'alors on adopta l'usage de former la tête, les pieds, les mains du défunt avec du marbre, quelquefois, mais plus rarement, avec du cuivre. Les incrustations du tombeau de la dame de Meautis auront été mutilées par une main cupide, qui aura pensé qu'elles cachaient peut-être un trésor.

 

J'ai relevé sur une aulre pierre lumuioirc placée à l'entrée de la nef latérale, vers le sud, l'inscription suivante:

 

CT GIST KT. RELIGIEUSE PERSONNE.

FRERE. BERNARD. POTIER. RELIGIEVLX. ET CUANTHK.

DE. CKSTE MAISON. ET. PRIEVR. DE. BOLLEVILLK.

N. DE. COVRCY. QVI. DECEDA. LE. 13. D'apvril. I663.

 

On remarque, sur cette pierre, un écusson chargé d'une fasce accompagnée de trois croiseltes. Ce sont les armes de la famille Potier, qui porte de gueules, à la fasce d'argent, accompagnée de trois croiseltes de même, deux en chef et une en pointe.

 

On regrette vivement de voir un ignoble badigëon salir les cordons, et déshonorer les deux principales colonnes du chœur. Serons-nous donc toujours affligés par toutes ces réparations, ces prétendus embellissements qu'on fait dans nos églises, sans goût, sans tact et sans aucun sentiment du beau ni de l'art? Pourquoi ceux qui sont chargés de l'entretien des églises s'adressent-ils à ces artistes ambulants qui ne connaissent que les couleurs vives, et font des peintures ignobles qui sont une preuve de leur ignorance de l'art qu'ils prétendent exercer ? Ne voit-on pas qu'on enlève ainsi à nos temples cette noble grandeur, cette sévère simplicité, si bien eu harmonie avec leur destination religieuse! Au surplus, cette église est loin d'être tenue convenablement : on parait môme ne rien faire pour son entretien et sa propreté.

 

L'église de la paroisse actuelle de Lessay est celle de l'abbaye : la suppression de cet établissement religieux laissant son église sans destination, on profita de celte circonstance pour y transférer le titre paroissial de Sainte-Opportune dont l'église, trop éloignée du centre de la population, ne tarda pas à être démolie.

 

L'église de l'abbaye, quoique sa construction ait été terminée plus de cent ans après qu'elle eut été commencée, est cependant d'un style uniforme : le plan primitivement arrêté ne parait avoir éprouvé aucune variation pendant ce long laps de temps.

 

Les auteurs du Gallia christiania ont donné à penser que Pierre Le Roy, abbé de Lessay en 1385. avait commencé la construction de l'église, ecclesiam inchoasse dicitur, et que Guillaume de Guéhébert, qui gouverna l'abbaye, depuis 1423, jusqu'en 1440, l'aurait achevée : Basilicam absolvil; mais ils auraient évidemmment commis une erreur : la seule inspection du monument suffit pour être convaincu qu'ils n'ont pu entendre parler que des réparations. On sait, en effet, que l'abbaye de Lessay et son église eurent beaucoup à souffrir des ravages que les Anglo-Navarrois firent dans le pays, notamment de ceux que les troupes de la garnison de Saint-Sauveurle-Vicomte, que commandait Geoffroy d'Harcourt. exercèrent en l'année 1356. Les réparations que l'on commença sur la fin du règne de Charles V, que l'on continua sous celui de Charles VI, et qui furent terminées à l'époque de l'occupation anglaise, furent exécutées avec tant de soin et tant de goût qu'on a pu facilement les confondre avec le travail des constructions primitives. Les principales réparations se remarquent à la voûte de la nef, où l'on voit plusieurs éoussons, qui, sans doute, sont ceux des abbés qui les firent exécuter, ou peut-être aussi ceux des bienfaiteurs de l'abbaye.

 
     
 

Lessay, CPA collection LPM 1900