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H. Elhaï. 1957 La culture maraîchère à Créances .
Sur la rive Sud de l'embouchure de l'Ay, la commune de Créances a vu se développer les cultures maraîchères sur les sables de dunes plus ou moins aménagées, les miellés. Les cultures maraîchères sont attestées dans la commune depuis le xme siècle , mais, d'une part, leur extension sur les dunesest récente et, d'autre part, la spécialisation s'est faite récemment sur un légume : la carotte, de qualité supérieure. Par ailleurs, le paysage géographique a été rapidement transformé : constitution d'un bocage à parcellaire géométrique avec murets de sable, ce bocage étant séparé du domaine bocager intérieur par un openfield étroit que l'on retrouve jusqu'au Nord de Granville.
La bande dunaire au Sud de l'embouchure de l'Ay a parfois plus de 2 km: de large et du nord au sud 3 km. (jusqu'à la limite de la commune voisine de Pirou où le paysage agraire est comparable). Comment s'est faite la conquête des dunes ? Comment sont organisées la production et la vente des légumes ? Quels problèmes se posent pour l'avenir ? telles sont les questions que nous pouvons évoquer.
La conquête des dunes.
Les dunes couvrent plus du quart de la surface totale de la commune (590 ha sur 1986 ha). Jusqu'en 1789, elles sont la propriété, partie de l'abbaye de Lessay, partie du Seigneur de Créances. Ce dernier épouse adroitement la cause révolutionnaire et agrandit son lot. En réalité, cette possession n'était que supposée. En 1817, une ordonnance de 1588 est découverte, qui remettait à la paroisse de Créances la pleine propriété sur les biens considérés, landes, marais, garenne. Le procès qui s'ensuit aboutit à un compromis : le chemin d'accès à la mer sépare les terres communales, au Nord, de celles réservées à la famille Perrin, héritiers des anciens propriétaires. On peut distinguer plusieurs phases dans la conquête des dunes jusqu'alors inoccupées (à l'exception de quelques rares parcelles usurpées).
Dans une première phase qui va de 1824 à la guerre de 1914, la commune nivelle les dunes les plus proches du village et les allotit en petits lots rectangulaire de 25 ares environ en même temps que la situation des biens usurpés est régularisée (fig. 1). (De nombreuses parcelles ont 25 m de large sur 100 m de long. Parfois elles sont coupées en 2 sur la longueur). Les Perrin firent de même au Sud du chemin d'accès à la mer, sans niveler les dunes, ce qui explique que le parcellaire soit beaucoup moins régulier. Cette mise en valeur fut très lente dans cette partie jusqu'en 1898, date à laquelle les Perrin vendirent une grande partie de leurs miellés aux enchères, à bas prix d'ailleurs, du fait du faible rapport qu'elles donnaient alors. On cite le cas de 4 parcelles d'une surface de 134 ares achetés pour 140 francs. A cette époque, en effet, on cultive les oignons, les pommes de terre, les melons (qui ne viennent plus du tout aujourd'hui) et les plants de chou qu'on vendait alors dans les marchés et foires du département.
Ces parcelles constituent aujourd'hui les vieilles miellés.
Dans une deuxième phase, entre les deux guerres mondiales, sont mises en valeur les vieilles caves dans les dunes plus proches du littoral, autour des massifs dunaires, dans les creux interdunaires. Ce sont des Créançais qui, à court de terre, s'installent de-ci, de-là, illégalement, mais sous l'œil bienveillant de la municipalité. On les moque un peu, mais des récoltes magnifiques incitent la plupart des Créançais à tenter leur chance. Il en résulte une occupation anarchique des miellés qui apparaît bien dans le parcellaire irrégulier alors constitué (fig. 1). Il est rare que les parcelles soient exactement rectangulaires, la surface d'une parcelle varie entre 3 et 30 ares environ. Les Perrin vendent le reste de leur domaine en 1931, adjugé à un prix de 10'à 12 fr. l'are en moyenne.
Une 3e phase correspond au lotissement rationnel de 1953-1954 sous l'égide de la municipalié qui livre à la culture, après aménagement la partiedes dunes situées à proximité du havre de Lessay ; de nouveau, le parcellaire est régulier (parcelles de 20 sur 100 m environ). Cette troisième phase a correspondu aussi, depuis la Libération, à une transformation radicale des cultures et de la vente des produits.
Fig. 1. — La conquête des dunes de Créances (Manche).
1 à 3 : Miellés. 1. Défrichement avant 1914. Parcellaire régulier. 2. Défrichement entre les deux guerres. 3. Lotissement régulier en 1953-54. 4. Prés humides sur alluvions fluviales (mare au sud). 5. Labours sur openfield. 6. Schorre de l'Ay. 7. Massifs du- naires avec dunes paraboliques. 8. Flèche à crochets. 9. Habitations.
La culture dans les miellés.
Elle fait l'originalité des Créances et des communes voisines (dans lesquelles, d'ailleurs, les Créançais achètent toute terre libre). Le défrichement est fait uniquement avec des outils à main et va de pair avec la construction d'un muret de sable. On clot la parcelle pour protéger la plante du vent avec le sable retiré sur une largeur de un mètre environ à> l'intérieur de la limite. Puis le sol est défoncé. On ramène à la surface la couche de sable neuf que l'on va chercher à 60 cm de profondeur au moins. On y parvientn retournant trois épaisseurs de bêches dans le champ, la portion superficielle se trouvant enfouie avec la végétation des dunes fixées. C'est un travail pénible qu'on accomplit en hiver lorsque les récoltes de légumes d'automne ont été faites, quand les carottes dorment sous la couverture de bruyères jusqu'au printemps suivant. On défriche chaque année de nouvelles terres ou celles qui, après quelques années de culture, ont été laissées en jachères pendant 10 ans. Mais dans ce dernier cas, on ira chercher le sable un peu plus profondément et la récolte sera moins bonne que sur les- terres neuves.
Ensuite, il faudra apporter tangue et varech. La tangue, récoltée sur ces rivages depuis de nombreux siècles (4), n'est pas ici utilisée surtout comme engrais, mais pour empêcher le « volage » du sable., Elle est répandue sur le grain semé, mais auparavant force charretées de varech ont engraissé le sol. C'est l'engrais roi et le Créançais en met plutôt plus que moins. Il faut, compter 30 à 40 tonnes de varech non séché par hectare. On va le chercher sur les grèves voisines jusqu'à Barneville. Les 3 /4'des cultivateurs emploient du varech pur. D'autres y ajoutent du nitrate de soude (3 à 400 kg par ha). Les engrais composés ne sont utilisés que sur les terres. La tangue répandue, on la tasse à petits pas rythmés pour protéger le grain. Parfois, une tempête peut obliger à recommencer les semailles deux fois, trois fois. On sarcle à deux reprises. Travail pénible qui voit hommes, femmes, enfants accroupis, par tous les temps, au. fond de la « cave », de l'aube au crépuscule. Les femmes cuisinent rarement; à Créances, mais les charcuteries font des affaires. ' Parmi les légumes cultivés, la carotte tient une place de choix. Elle est prête à être récoltée en .septembre, octobre. Elle ne le sera en fait que 4 à mois 8 plus tard. Elle passera tout l'hiver sous une couverture de bruyère qu'on est allé couper dans les landes. Cette bruyère s'épuise ; alors on va faucher l'oyat ou l'élyme sur les dunes proches de la mer. En mars et avril, la carotte de Créances arrivé sur les marchés au bon moment. Les productions.
Depuis la première- guerre mondiale, certaines cultures traditionnelles (plant de chou, melons) ont disparu ; d'autres se sont maintenues (oignons, poireaux) et surtout il y a eu prédominance de plus en plus marquée des carottes, auxquelles s'ajoutent salsifis, oignons, poireaux, navets: Au total, une moyenne annuelle de 10.000 tonnes de légumes, un peu moins en 1955-56 du fait des gelées de février; Nous avons recueilli les chiffres de production de la coopérative de producteurs qui assure 30 % des ventes. De 1944-45 à 1954-55, sa production passe de 910 tonnes à 3.200 tonnes (2.450 cette année) en y comprenant quelques cultures maraîchères sur les terres. Le rendement moyen est de 5 t. à la vergée (soit 250 qxà l'hectare). Le prix moyen d'achat par la coopérative a atteint ces dernières années 40 à 50 francs le kilo. Ce qui représente un revenu brut de un million (les terres communales sont louées 10.000 fr. par hectare).
Les expéditions de carottes se font, par camions, pour plus de 60 % pendant les mois de février à mai ; pour les oignons pour plus de 70 % de février à avril ; le salsifis, récolté avant les gelées, est expédié pour plus de 50 % de novembre à janvier.
La vente et l'expédition des produits.
En fait, le progrès des cultures maraîchères s'explique en grande partie par une organisation rationnelle des ventes, depuis la deuxième guerre mondiale. S'en» chargent une coopérative, une Société, la S.P.A.G. (Société des Productions agricoles de. Créances),, trois grossistes et un groupement de cultivateurs indépendants.
La coopérative se charge du lavage, du triage, de l'emballage et du transport, des produits, éventuellement de la fourniture des engrais, des semences, des insecticides et du matériel d'exploitation. En 1956, elle groupe 297 adhérents, dont 199 creançais, le reste résidant dans les communes de Pirou (55), Saint-Germain-sur-Ay (24) Lessay (19). .
La S. P. A. G. a porté surtout ses efforts sur le pré-emballage des légumes conditionnés, soit à Créances, soit dans la station filiale de Charenton (Seine). La société a mis dans le circuit des ventes aux détaillants, une gamme de 22 produits frais emballés dans des sachets en cellophane, dont on garantit la qualité et le. poids. Parmi ces produits (légumes ou fruits), un certain nombre est acheté dans d'autres régions maraîchères ou fruitières. Après les échecs prévisibles du début, la Société a abandonné le passage, par les Halles afin de pouvoir contrôler le prix de vente. Elle s'est adressée à des groupements de détaillants importants, les sociétés à succursales multiples (Prisunic, Sociétés laitières, Goulet-Turpin, etc.). La production est montée en flèche de 2.000 sachets par jour en 1953 à plus de 20.000 en 1956: Les points de vente à Paris ont dépassé le chiffre de 200 cette année. Cette recherche de nouveaux débouchés s'est. accompagnée d'une orientation vers les cultures rentables. En 1943, le salsifis noir (scorsonère) est introduit dans les parcelles. Bientôt, tous les Creançais s'y intéressent. La coopérative fournit les chiffres suivants de 1950-51 à 1955-56 : 69 t., 97 t., 165 t., 211 t., 246 t., 262 t., et la progression est du même ordre dans les autres groupements. Enfin, le S.P.A.C, dans le but de résoudre le problème de la morte-saison commence, à fabriquer quelques conserves de légumes (l'épluchage est fait à domicile, le reste à la fabrique par les soins de la Société).
Conclusion.
La culture maraîchère est aujourd'hui à un tournant.. L'initiative des Creançais a porté ses fruits dans le domaine de la production et des ventes. Leur réussite, fruit de leur acharnement au travail, ne leur a pas gagné la sympathie des cultivateurs voisins. Les cultures qu'ils pratiquent exigent beaucoup de main-d'œuvre ; des domestiques de ferme viennent à Créances, s'y installent à demeure, sont beaucoup mieux payés que dans les communes voisines1; ils acquièrent vite droit de cité, se pliant à la rude discipline de travail. du Creançais. C'est à elle sans doute, autant qu'aux conditions naturelles (sable « neuf », engrais marin, climat local), que sont dues les qualités des produits qui font prime sur les marchés urbains.
Mais la terre manque et les vieilles miellés présentent des signes de fatigue. La photographie aérienne indique le grand nombre de parcelles abandonnées, au moins provisoirement, à l'herbe. Pour l'avenir ne faut-il pas craindre un épuisement des sols ? On a pensé un moment que le projet de barrage du havre de Lessay (en sommeil aujourd'hui) pourrait redonner de nouvelles terres, mais les risques étaient grands et, d'abord, la disparition de la tangue du havre. En tout cas, la culture maraîchère de Créances, peut servir de modèle, par les résultats remarquables obtenus, à nombre de communes littorales qui, entre Barneville et Granville, possèdent des miellés qu'elles n'exploitent guère, sinon pas du tout. |
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