JULLOUVILLE
  CC 05.04 GRANVILLE TERRE ET MER
 
  LA MARE DE BOUILLON 1/3
     
 

Jullouville La mare de Bouillon, collection CPA LPM 1960

 
     
 

LA MARE DE BOUILLON

« La Chaumine » 1956 - CAROLLES

 

La Mare de Bouillon est un vaste étang, traversé par le petit fleuve dénommé le Thar, qui fut sous l’ancien régime la limite entre les diocèses d’Avranches et de Coutances, c’est-à-dire entre l’Avranchin et le Cotentin, après avoir, à l’époque gauloise, séparé les Unelles (au nord) des Abrincates (au sud). Les eaux du Thar, se heurtant aux dunes de sable qui bordent le littoral maritime, s’accumulent dans ce petit lac avant de chercher une issue vers la mer qu’elles n’atteignent qu’à près de deux kilomètres au nord, au pied du Rocher Sainte-Anne.

 

Jadis le Thar, au lieu de sortir de la Mare à l’angle nord-ouest comme aujourd’hui, en sortait à l’angle sud-ouest, et, après quelques sinuosités, se dirigeait vers le nord, en suivant une lagune sensiblement parallèle à la Route Nationale actuelle jusqu’au «Pont Bleu», au delà duquel son cours n’a pas été modifié ; cet ancien parcours, dit maintenant «Le Vieux Ruet», a continué à servir de limite entre les communes de Bouillon et de Saint-Pair jusqu’à la convention intervenue en 1935 entre ces deux communes  pour un échange de territoire qui eut pour conséquence notamment le rattachement à la commune de Bouillon de l’intégralité de la superficie de la «Mare de Bouillon» alors que précédemment la presque totalité de cette Mare était, malgré son nom, rattachée à Saint-Pair.

 

Avant la Révolution, l’étendue de la Mare était évaluée à une lieue  ; les travaux de curage du lit du Thar en aval l’avait déjà diminuée lors de la confection du cadastre en 1823, mais depuis lors elle a encore été fortement réduite, surtout depuis 1890, car les roseaux et les scirpes, antérieurement coupés et vendus chaque année, ont été conservés en vue de protéger le gibier d’eau, et l’envasement a progressivement gagné. Lors de la révision du cadastre effectuée en 1954 la superficie de la Mare a été trouvée être de 55 hectares 75 ares .

 
 

 

 
 

Le Thar à la sortie de la mare

 
     
 

On a beaucoup discuté sur l’origine de la Mare. Est-elle due à la lente accumulation de sables marins transformant peu à peu la mielle plate en dune infranchissable ? ou provient-elle d’un cataclysme ayant brusquement soulevé le sol et barré l’estuaire du Thaï ? Et dans cette hypothèse l’inondation aurait-elle enseveli des villages, comme le rapportent certaines légendes ? Le Hérisser écrit : «La tradition considère la Mare comme une sorte de Mer Morte qui aurait englouti des villages ; on raconte qu’aux basses eaux on y aperçoit encore des habitation à telles enseignes qu’un pêcheur embarrassa un jour sa rame dans l’orifice d’une cheminée» et l’abbé Guyot rapporte que «selon la tradition il aurait existé à la place de la Mare une ville, Saint-Jean - on sait que l’église paroissialede Bouillon est dédiée à Saint Jean-Baptiste - sous laquelle le terrain se serait tout-à-coup effondré ; au lieu dit «Le Colombier» on aurait vu autrefois les restes de ce monument féodal ; vers le milieu de la Mare on aurait vu l’église, avec ses tours et son clocher, on aurait entendu sonner ses cloches aux grandes fêtes, et aux basses eaux on apercevrait un puits sans fond pour l’aviron des pêcheurs»  ; enfin, l’archéologue de Guerville  affirme que «dans la commune de Bouillon, on a reconnu beaucoup de traces d’anciennes habitations jusque dans la Mare ou Lac qui est sur la route romain de Saint-Pair à Rennes par Feins»

 

Ces prétendues traditions qui n’ont été confirmées par aucune découverte, semblent issues de l’imagination populaire, toujours enclines à transformer en ruines les rochers sous les eaux et à évoquer maintes villes d’Ys dont on entend les cloches pendant les tempêtes...

 

Les anciennes chartes de Mont Saint-Michel désignent la mare sous le nom de Mare de Boullo ; ce monastère avait la dîme des pêches de ces parages et de la Mare, ainsi qu’il est constaté dans l’ «Aveu et dénombrement de la Baronnie en date du 23 avril 1555  : « ...item iceux abbé et religieux du Mont Saint-Michel en icelle baronnie de Sainst Paer ont droict de gaige-plège  court et usaige, droict de pescher en la mer et en la mare ou lac dict lac de Bouillon».

 
     
 

La mare de BOUILLON 1880 J.Puel

 
         
   
  JULLOUVILLE
  CC 05.04 GRANVILLE TERRE ET MER
 
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 Jullouville La mare de Bouillon, collection CPA LPM 1900

 
     
 

D’après un document conservé dans les archives de la Seine-Maritime, le fief de BOUILLON était tenu par les moines du Mont «à gage pleige ; pour raison dudit fief qui nous a autrefois été aumôné par une princesse d’Orléans, nous devons le service d’une chapelle avec prières et oraisons».

 

On lit dans le «Livre Terrier» du Mont Saint-Michel un article intitule : « Mare de Bouillon... Jean Louvel, sieur de Leizeaux, doit par chaque an, terme de Saint-Michel, deux plats de poisson de la Marre de Bouillon, et au défaut du poisson, seize sous. Il doit prester deux fois l’an ses bateaux et fillets pour pescher à laditte Marre» .

 

 
 

En 1678,Jacques LE ROYER, sieur de la Blinière, fabricant de soieries à Cuves, dont l’intelligence avisée s’appliquait à améliorer la situation économique de la région, adressa à Louis XIV un long mémoire, auquel répondit Colbert, pour suggérer diverses mesures qu’il estimait de nature à accroître la prospérité de l’Avranchin ; l’une d’elles proposait : «...3° On peut dessécher une mare d’environ une lieue de tour, dans la paroisse de Bouillon, soit par les moyens ordinaires accoutumés, soit par les machines de j’ai inventées pour élever l’eau, et la réduire ainsi en une belle et bonne prairie» ; mais cette suggestion n’eut pas de suite.

 

Louis Martin de Bouillon, dernier seigneur de Bouillon, ayant en 1792 émigré à l’étranger avec sa famille, le fief, y compris la Mare, fut mis en vente comme bien national, et acquis conjointement par deux amateurs, Le Marchant et Deschamps qui ensuite se les partagèrent : la Mare et le Logis devinrent la propriété de Le Marchant, homme entreprenant, qui, considérant que, si de beaux brochets sont agréables, il serait mieux de nourrir de beaux bœufs, résolut, en reprenant l’idée émise cent vingt-cinq ans auparavant par Le Royer, d’assécher la Mare pour la transformer en herbage. L’abbé Guyot a recueilli de la bouche de témoins contemporains le récit de cette entreprise et de son issue dramatique :

 

«Après s’être convaincu de la possibilité de ce travail, car la Mare avait une profondeur moyenne de dix à douze pieds aux grandes eaux et de cinq à six au plus dans les basses eaux, Le Marchant le fit commencer au printemps 1794.

 

Les circonstances étaient favorables : le papier-monnaie était sans valeur, l’acquisition de ce bien national avait été peu coûteuse ; les transactions étaient nulles faute d’argent monnayé, et bien des personnes jadis à leur aise manquaient de numéraire. Or, Le Marchant avait acheté, non loin de la Haye-Pesnel, des bois au défrichement desquels il occupait beaucoup de terrassiers ; il y employait aussi beaucoup d’ouvriers en bois pour confectionner des sabots, des pelles, des vases, des cuillères. Il fit venir à Bouillon une grande quantité de ces ustensiles avec des marchandises de première nécessité : résine, savon, clous, que sans argent on se procurait difficilement ; et il publia que tous les habitants qui voudraient travailler au dessèchement seraient payés en ces divers articles.

 
     
 

 Le Pignon de Bouillon, collection CPA LPM 1900

 
     
 

Chacun, heureux de se les procurer, vint ou envoya travailler au canal que l’on creusait au-dessous des Bréholles (à l’angle sud-ouest de la Mare) et qui devait se terminer par un port de marée sous le Pignon Butor.

 

Ce travail, quoique rempli par le sable, se distingue encore (en 1850) sur une certaine longueur sous le corps de garde de Bouillon.

 

Mais si les nobles n’étaient pas du goût de tout le monde, ceux qui achetèrent leurs biens ne le furent pas non plus ; le travail de Le Marchant fit des mécontents et des envieux ; on en vint même à combler la nuit ce qui avait été fait le jour, et on dit que bien des ouvriers du jour étaient parmi les ouvriers de la nuit.

 

Des notables firent signer une pétition afin d’amener par l’intervention des autorités la cessation du travail en alléguant que pendant l’été les miasmes provenant des vases profondes produiraient une forte mortalité.

 
     
 

 La mare de Bouillon, collection CPA LPM 1900

 
         
   
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 Jullouville La mare de Bouillon, collection CPA LPM 1960

 
 

 

 
 

Le travail se poursuivit cependant avec assez d’activité pendant la belle saison, mais aux approches de l’hiver, Le Marchant fut assassiné ; voici comment m’ont été rapportées les circonstances de cet horrible crime : après un souper auquel il avait convié plusieurs invités et où on avait bu assez largement, Le Marchant se trouva pris de gaîté quand l’heure fut venue de se quitter ; les invités lui dirent qu’on lui en voulait et qu’il était bien exposé, et il répliqua qu’il ne craignait rien, que son chien «Camarade» ne le laisserait pas surprendre, que ses portes et ses armes étaient à toute épreuve et qu’il pourrait, les portes fermées, se défendre seul de vingt hommes armés.

 

Quelques instants après le départ des invités, des voix qu’il crut reconnaître se firent entendre à la porte d’un ton mystérieux : «M. Le Marchant ! il parait se faire bien du mouvement dans le bois. Nous craignons qu’on vienne vous attaquer. Sauvez-vous ! ou bien ouvrez-nous et nous vous aiderons !»

 

Le malheureux ouvre. Aussitôt dix à douze homme déguisés se jettent sur lui, le renversent, le lient, lui bandent les yeux, et, malgré les pleurs de ses deux jeunes filles qui criaient «Grâce pour Papa !», ils le mutilèrent cruellement. Son fils, bien jeune, et une sœur à lui, se sauvèrent par une croisée et s’en allèrent, à travers les prairies de La Bersaudière et les cloaques de ces marais fangeux, à la ferme de Surthar. Le chien fut tué d’un coup de fusil.

 

Il y avait dans cette troupe de brigands des assassins et des voleurs : une cuve pleine de linge mouillé fut vidée, les armoires furent fouillées et pillées.

 

Le Marchant, après avoir été mutilé, les oreilles coupées, fut laissé pour mort ; il fut transporté à Granville où il mourut peu après ».

 

L’abbé Guyot ajoute : «Cet homme n’avait sans doute pas de principes qu’on puisse justifier en tous points, mais on dit qu’il était bon? Qu’il faisait beaucoup de bien en donnant du travail à un grand nombre d’ouvriers qui sans lui auraient souffert, et qu’il fut sincèrement regretté de sa famille et de ses amis et estimé même de ceux qui ne pensaient pas comme lui, tandis que les auteurs présumés de sa mort ont attaché à leur nom une flétrissure qui ne s’effacera qu’avec leur mémoire».

 

Les héritiers de Le Marchant furent saisis vers 1831 d’offres d’une compagnie constituée par LAFFITTE et GAILLARD (entrepreneurs des grands services de diligences qui sillonnaient alors la France) en vue du dessèchement de la Mare ; mais les pourparlers n’aboutirent pas.

 

La famille des Martin de Bouillon racheta la Mare aux descendants de Le Marchant, puis la cédèrent pour 30.000 frs à un armateur de Granville, Leclère, conseiller général, puis député, qui y organisa de grandes parties de pêche sous le Second Empire ; P de GIBON a évoqué comme souvenirs d’enfance «la mémoire de ces journées passées dans le grand canot de la Mare, après une arrivée à toute allure dans les chemins cahoteux de Kairon et le passage à gué du Thar, du halage de la grande senne sous les coteaux de Bouillon et de l’ouverture de la poche regorgeant de brèmes, de gardons et de perches auxquels se mêlaient des brochets de douze à quatorze livres». Depuis un siècle la Mare a été vendue plusieurs fois, et elle continue à être la propriété privée, destinée essentiellement à la pêche et à la chasse du gibier d’eau.

 
   
 

L'église de Bouillon

 
 

 

 
 

L’abbé Guyot conte qu’au milieu du XIXe siècle le fermier de la Mare vendait son poisson à l’année à un marchand qui prenait brochet, carpe, truite, anguille et perche à Fr. 1,20 le kilog de la Toussaint à Pâques et à Fr. 1 le reste de l’année, tandis que gardon et Brême étaient payés de 20 à 40 centimes le kilo.

 

C’était aussi un lieu de chasse très réputé : plus de cinquante espèces d’oiseaux se rencontraient sur ses bords «depuis le butor, ce grand échassier jaune et noir dont le cri ressemble au mugissement du bœuf, jusqu’aux étourneaux qui, les soirs d’hiver, arrivent par milliers se coucher dans ses joncs ; les canards sauvages, qui passent l’été à la Mare, font leurs nids dans les jannières ou les haies des environs et conduisent leurs petits à l’eau sitôt éclos» .

 

Un gentleman écossais, J.F. CAMPBELL, a publié en 1865, à Edimbourg, un récit enthousiaste des magnifiques parties de pêche et de chasse qu’il fit en 1848 à la Mare de Bouillon et sur le littoral pendant son séjour à Carolles .

 

Il y avait autrefois «dans les douves ou rigoles voisines de la Mare une si grande quantité de sangsues que les chevaux en avaient les jambes couvertes et ensanglantées pendant l’été, et que les personnes qui lavaient ou mettaient leur chanvre à rouir se voyaient assaillies par ces bestioles alors utilisées pour des usages médicaux... Mais vers 1850 les sangsues sont devenues rares et chères : 40 à 50 centimes la pièce... Une femme de Bouillon, qui les chasse tout le temps n’en prend en moyenne que 3 à 4 par jour, parfois aucune, quelquefois 8 à 10».

 

Outre les profits de la pêche, le fermier qui exploitait la Mare retirait un petit revenu de la vente annuelle des joncs, des roseaux et des iris ou pavots. «Vers 1825, les joncs se vendirent fort cher aux chaisiers qui en appréciaient l’excellente qualité, mais la vente diminua lorsque vint l’habitude de garnir les chaises de paille. Les roseaux étaient mis en lots et servaient à couvrir des étables ou de petits bâtiments. Quant aux iris jaunes ou pavots, ils étaient vendus par lots à des «pavaudiers» ou fabricants de colliers pour chevaux (paronnes) ; ces artistes, originaires pour la plupart de Bacilly, venaient l’été couper leur récolte en chantant, et le reste du temps colportaient leur marchandise sur les foires et marchés».

 

Signalons que la Mare de Bouillon, qui paraît si paisible, peut parfois être le lieu de véritables tempêtes lorsque soufflent les vents du Nord-Ouest. Les vagues agitent alors ses eaux si fortement que les barques risquent de chavirer, et il y eut parfois des victimes.