GRANVILLE
  CC 05.03 GRANVILLE TERRE ET MER
   
  LA PECHE A LA MORUE   -1/3
         
 

Granville – Déchargement de la morue

 
     
 

Dominique Confolent

Docteur en histoire, C.R.H.Q. - Université de Basse-Normandie

Illustration CPA collection LPM 1900


Rien ne prédisposait Granville à devenir une grande cité maritime avant le XVIe siècle. Ce n’était jusqu’au Moyen Âge qu’un petit village de pêcheurs pratiquant la pêche au poisson frais. Pourtant dès le XVIe siècle, il est attesté que les Granvillais pratiquaient régulièrement la pêche à Terre-Neuve. Dès lors et durant quatre siècles, la cité lia son destin à celui de la grande pêche en jouant un rôle prépondérant dans l’économie halieutique nationale.

 

Une demande adressée au roi en 1564 confirme la pratique de la grande pêche à Terre-Neuve depuis un certain temps déjà. Selon Charles de la Morandière, les Granvillais furent parmi les premiers avec les Basques à se rendre sur cette partie du nouveau monde. La datation de cette présence s’effectue autour de 1520. Les navires malouins et rouennais fréquentent eux aussi ces eaux septentrionales durant ces mêmes années. La flotte morutière au XVIe siècle était de faible importance. Elle comptait entre 12 et 15 terre-neuviers à la fin du règne de Charles IX, vers 1570, et le plus conséquent était de 70 tonneaux. C’est peu comparativement à l’ensemble de la flotte morutière française qui comptait environ 500 navires à cette même époque (1). Cependant Granville participa au formidable mouvement international qui tendait à lancer les pêcheurs vers les eaux terre-neuviennes et, partant, à détrôner le hareng au profit de la morue.

 

La taille des bateaux d’alors, de l’ordre de 60 à 70 tonneaux, comme le Jean armé par Jean Péronne, laisse à penser que les pêcheurs Granvillais, s’ils pratiquaient à la fois la pêche sédentaire et la pêche errante, préféraient cette dernière. Les navires s’adonnant à la pêche sédentaire jaugeaient entre 100 et 200 tonneaux et étaient montés par quelque 50 hommes, alors que l’équipage des bateaux dérivants se composait d’une quinzaine de marins. Au fil du temps, l’armement morutier se développa et, s’il n’avait pas le monopole des courses lointaines, s’affirma comme le fer de lance de l’industrie maritime locale. La croissance du XVIe siècle s’essouffla et s’interrompit. La flottille Granvillaise tourne aux alentours d’une vingtaine d’unité sous le règne de Louis XIII et fluctue entre 7 et 25 bâtiments à la fin

du XVIIe siècle. Les aléas de l’armement Granvillais sont conformes au schéma national. Une série de mauvaises campagnes doublées d’une mévente et d’une forte concurrence anglo-américaine expliquent cette stagnation. Quatorze morutiers en 1676, sept en 1678 puis vingt-cinq en 1686 ; ces chiffres attestent de la fragilité de l’industrie halieutique morutière. Toutefois le tonnage moyen tendit à progresser.

 

Si cette même année 1686 le Sainte-Anne ne jauge que 39 tonneaux, le Saint Luc et le Prophète affichent, quant à eux, une jauge de 150 ton-neaux. Les différents conflits, guerre de la Ligue d’Augsbourg, guerre de la succession d’Espagne, guerre de la succession d’Autriche, guerre d’Indé-pendance américaine, qui émaillent le XVIIIe siècle, obèrent gravement la fréquentation des bancs. Les Granvillais décidèrent alors de se lancer dans la guerre de course à partir de terre-neuviers tels la Reine des Anges ou la Vierge de Grâce armés en guerre, en alternance avec la pêche lointaine. En 1724, Granville arme plus de 50 navires (2), bénéficiant de l’exonération sur les marchandises servant à l’armement et à l’avitaillement des morutiers depuis 1717. Malgré les vicissitudes liées aux guerres, Granville connut un essor important dans l’armement aux pêches lointaines. En 1750, ce sont 95 navires qui partent pour les deux types de pêche à la morue alors pratiqués

 
     
 

Granville – Retour des Terres-Neuvas

 
     
 

Granville  - Départ d'un Terre -Neuvas "L' ECLAIR" 

(le nom inscrit sur le franc-Bord) les Doris sont à poste entassés sur le pont du bateau

 
         
   
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Granville – Départ pour les bancs, l’adieu

 
     
 

La concentration capitalistique s’opéra au fil du temps. Vingt-cinq armateurs sous Louis XIV, une centaine en 1786, vingt-sept pour quarante-neuf bateaux, en 1818, quarante six pour cent dix-huit unités, en 1859, l’importance des armements va croissant. En 1900, on comptait encore dix-huit investisseurs pour une flotte de trente-trois terre-neuvas, et en 1926, les huit morutiers étaient aux mains de deux armateurs : la société des pêcheries de France et M. Chuinard, ce dernier étant également le principal actionnaire de cette société. Plutôt que de parler de recréation de la flottille post bellum, il est plus juste de dire que cette période est celle de la consolidation et de l’extension de

l’entreprise Chuinard. Il faut souligner une caractéristique importante de la classe armatoriale : son évolution sociologique. Globalement, jusqu’au XIXe siècle, les armateurs étaient d’anciens capitaines : Le Mengnonnet, Hautmesnil-Hugon, Couraye-Duparc, Ernouf… après l’Empire ce furent

essentiellement des chefs d’entreprise n’affichant pas un passé maritime mais des qualités de gestionnaires. Par contre, nous sommes dans la période des dynasties et les Chuinard s’inscrivent dans la lignée des Beust ou des Riotteau. La famille Chuinard régna incontestablement sur la pêche morutière de l’entre-deux-guerres. Elle fit preuve d’un dynamisme et d’une faculté d’adaptation incontestables. Face aux performances limitées des voiliers qui par convention embarquent 33 marins, 20 doris, mettant en moyenne un mois pour rallier les bancs, Rémi Chuinard associé à Alfred Vieu n’hésita pas à investir à son tour. Considérant que l’outil de travail classique qu’est le voilier, trois-mâts ou goélette, n’était perfectible qu’à la marge, ces deux armateurs créent en 1926 la société anonyme des Terreneuvas dont l’objet est la construction et l’exploitation de deux chalutiers gémellaires, éponymes de leurs initiateurs. C’est ainsi qu’en 1927 sont construits et lancés à La Ciotat le Rémi Chuinard et l’Alfred Vieu, deux chalutiers en acier de 65 mètres de long, dotés d’une machine propulsive de 1 000 chevaux-vapeur, leur autorisant une vitesse moyenne de 10 noeuds. Leur jauge qui dépassait les 1 000 tonneaux les plaçait non seulement au sein des 40 chalutiers français de plus de 500 tonneaux mais aussi parmi les plus grands chalutiers du monde. Il faut en effet rappeler que le Marcella puis le Jutland lancés tous les deux en 1934, étaient classés avec 70 mètres de longueur, comme les plus grands navires de pêche au monde.

 

L’investissement se révéla judicieux puisque durant la campagne de 1928 le Rémi Chuinard ramena près de cinq fois plus de morues que le voilier l’Essor, le chalutier pouvant assurer deux pêches alors que le voilier faisait une campagne classique. Malgré le bien-fondé de l’innovation, l’armement abandonna dans les années trente le chalutage au profit du cabotage international. Le protectionnisme de l’Islande, le fort développement de la flotte norvégienne, la concurrence exercée par la Grande-Bretagne et la Norvège qui s’imposaient sur les marchés grecs et espagnols, déstabilisèrent l’armement morutier. La transformation industrielle d’une sécherie par Rémi Chuinard et le versement de primes pour la pêche et l’exportation des gadidés ne suffirent pas à la reconquête d’un commerce qui se fermait aux Français. Enfin les changements alimentaires jouèrent un rôle important dans la baisse de la consommation de la morue. La morue tout comme le hareng et la sardine, était désormais concurrencée par le poisson frais dans l’assiette française. Le développement du chemin de fer, de la route, ainsi que les progrès constants de la cryogénie permettaient aux mareyeurs d’approvisionner toutes les régions de France en trois jours maximum. Le merlan, la raie, voire la sole, supplantèrent les poissons traditionnels. Il s’agit d’un phénomène national enregistré dans les années trente qui concourut à la chute de l’armement à la grande pêche. Pour Granville, cette fin est rédhibitoire et ponctuée d’un accident tragique.

 
     
 

Granville – Le quatre mats « essor »  partant pour Terre Neuve

 
     
 

Granville départ d'un Terre –Neuvas L’"ESPOIR"

le nom inscrit à l'arrière  et sur le drapeau  en tête de mât

 
 

Le 11 avril 1933, la Thérésa fut abordée dans le sas en sortant du bassin à flot par le vapeur des Ponts et Chaussées, l’Augustin Fresnel. L’accident est unique et de fait pour le moins curieux. Le capitaine de l’Augustin Fresnel, pressé par la marée descendante croit pouvoir franchir l’écluse en même temps que le terre-neuvas et s’engage alors que le morutier est déjà dans la passe. Les deux navires se trouvent naturellement bloqués et la pression s’accentue au fur et à mesure que la mer baisse. Chargé de sel, puisque appareillant pour les bancs, le terre-neuvas s’avère trop lourd pour être halé et s’écrase entre la coque métallique du baliseur et le quai en granit. Il faut attendre le retour de la marée haute en fin de journée pour que les bateaux puissent être enfin dégagés. Irréparable, la Thérésa finit sa carrière au cimetière marin de la Houle près de Saint-Malo. Sa pitoyable fin met un terme à quatre siècles de grande pêche. L’histoire de la pêche morutière à Granville est bien sûr particulière et originale, mais s’inscrit des origines au XXe siècle dans un processus national.

 

NOTES:


(1) Michel MOLLAT, Histoire des pêches maritimes en France, Bibliothèque historique Privat, Paris 1987, p.134-140 Décembre 2005 2 La Revue Maritime N° 474

(2) A.N Marine, C5, n°19.

(3)A.N Marine, D2, 51.

(4) A.N Colonies, C12.

(5) Ibidem.

(6) Flétans, anons, églefins.

Décembre 2005 3 La Revue Maritime N° 474

 
     
 

Granville départ d'un Terre -Neuvas "L'AIGLON"

le nom inscrit sur le  franc-bord à l’avant, les Doris sont à poste entassés sur le pont du bateau

 
     
 

Granville départ d'un Terre –Neuvas "Le PRECURSEUR"

le nom inscrit sur le  franc-bord à l'arrière les Doris sont à poste entassés sur le pont du bateau

 
 
 
   
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Granville – Déchargement de la morue

 
     
 

Ces bâtiments qui totalisent un tonnage de 11 350 tonneaux, emploient 3 441 marins (3). Aux différen-tes gênes occasionnées par les hostilités, il convient d’ajouter celles générées par les traités de paix. En l’occurrence le traité de Paris qui ne laissa aux pêcheurs français que le French shore, la France devant abandonner ses possessions de l’île Royale et du Canada.

 

La concurrence devint de plus en plus forte et les heurts avec les Anglais très fréquents. Toutes ces difficultés n’empêchent pas la grande pêche de reprendre et l’armement de se développer à nouveau. En 1770, Granville envoie 43 navires dans l’Atlantique nord, tandis que Saint-Malo en arme 34 et Honfleur 21 (4). L’importance de l’armement morutier fluctua considérablement en fonction de la situation internationale, mais en 1786, avec 105 navires, Granville représente les deux tiers de l’armement morutier français (5) ! La Révolution puis l’Empire et son cortège de guerres stoppèrent cette industrie halieutique à Granville comme ailleurs. Il fallut attendre 1819 pour que le port normand reprenne une activité de quelque importance avec 55 navires expédiés à Terre-Neuve. La vie maritime fut prospère, mais le déclin s’amorça au cours des années 1860 malgré la tentative de rechercher d’autres zones de pêche, en l’occurrence l’Islande, que des primes étatiques encouragent à fréquenter. C’est durant ce même XIXe siècle que les pêcheurs Granvillais, conscients de la décadence de la pêche à la côte, développent la pêche errante. Dès lors, les marins ne pêchent plus à partir du bastingage,

mais posent des lignes de fond à partir de lourdes chaloupes qui furent rapidement suppléées par les doris américains légers et facilement empilables sur le pont. La pêche en Islande, spécialité de Paimpol ou de Dunkerque, ne fit pas recette à Granville et cessa en 1882 pour ne reprendre timidement que dans les années 1920. Le déclin de la pêche morutière enregistré à Granville ne fut pas propre à ce port. Il s’inscrit dans un processus économique national et, quoiqu’il fut largement commenté, l’abandon du French Shore en 1904, ne fut qu’un épiphénomène en la matière.

 

Pourtant des tentatives essayèrent d’enrayer cette régression de la grande pêche. L’armateur Beust, en associa-tion avec des Arcachonnais, reprit l’idée de lancer un chalutier à vapeur, voulant de la sorte apporter un élément de modernité à une flottille jusqu’ici exclusivement constituée de bricks et de trois-mâts carrés. Ce chalutier baptisé la Jeanne, ne donna pas satisfaction. Bien que l’armateur dirigeât lui-même la pêche, les résultats furent décevants : les filets furent très souvent déchirés et les prises de « faux poissons » (6), trop nombreuses, voire supérieures à celles des morues ! L’initiative audacieuse se révéla être un échec financier. La famille Beust abandonna son idée et revint à l’armement classique.

 
     
 

Granville – Bateau morutier rentrant au port

 
     
 

L’armement ne cessa de décliner et à la veille de la première guerre mondiale, Granville n’expédiait plus que 20 navires sur les bancs, ce qui représente 8 % de la flotte morutière nationale . La guerre asséna un coup fatal à la flottille locale décadente. Neuf des vingt morutiers sont coulés par les sous-marins allemands. En 1919, seul le trois-mâts Normandie est armé pour les bancs.

 

La reprise d’après guerre ne s’opéra qu’en 1921 et culmina au milieu des années vingt avec une dizaine d’uni-tés. L’importance de la flotte morutière put apparaître bien faible. Toute-fois bien que distancé par Fécamp et surtout Saint-Malo, Granville figurait toujours parmi les dix ports morutiers français. Il se situait même au troisième rang dans les années vingt quant au nombre de voiliers armés. La flottille d’après guerre perdit en nombre, mais progressa en taille. En effet, en 1900 le tonnage moyen des terre-neuvas est de 156 tonneaux, alors que le plus petit morutier de l’entre-deux-guerres affiche une jauge supérieure à 218 tonneaux. L’outil de travail devint plus conséquent, mieux adapté à la concurrence, ce qui signifiait que la guerre n’avait pas annihilé les espé-rances des armateurs. La longueur des bâtiments s’échelonnait entre 30 et 50 mètres. Ils déployaient une voilure de l’ordre de 400 m2, voire beaucoup plus pour les plus grosses unités. Dès 1919, la totalité des navires était dotée de la TSF. Outre l’aspect sécuritaire, la radio se révéla être un excellent auxiliaire, précieux en matière de négociations commerciales. L’armateur put suivre les fluctuations du marché, être informé de l’importance de la pêche et influer sur le déroule-ment de celle-ci en allongeant la campagne, en l’écourtant ou en regroupant ses navires sur une même zone.

 

Cette flotte morutière granvillaise, hormis ses deux chalutiers, ne comportait aucun bateau neuf. Les armateurs ne se hasardaient pas à commander de mise en chantier pour deux raisons qui furent le prix de revient et la durée de construction. Il fallait en effet un an pour lancer un morutier or l’armement a besoin, surtout en cette période de reprise et malgré toutes les incertitudes, de navires immédiatement opérationnels ayant déjà fait leurs preuves. Ceci explique que les bateaux, souvent récents, soient achetés  d’occasion. En 1926, la moyenne d’âge des terre-neuvas était de 10 ans, le plus récent avait cinq ans d’âge. Quant au prix, il était estimé pour un navire d’une dizaine d’années, à 300 000 francs, auxquels il convenait d’ajouter environ 30 000 francs de remise en état. Hors fortune de mer, la durée moyenne de vie d’un morutier dépassait les 20 ans. Il était donc logique que la rotation des navires de l’entre-deux-guerres fut quasiment nulle. Et, de fait lorsqu’elle existait, elle était le fait d’un seul armateur qui agrandissait ou modernisait sa flotte.

 
     
 

Granville – Morutier dans le port

 
     
 

Granville – Départ de « La Thérèse » pour Terre Neuve