GRANVILLE
  CC 05.03 GRANVILLE TERRE ET MER
  Granville par J. Baude 1851 -3/3
         
   
         
 

Enfin, les 13 et 14 septembre 1803, les Anglais attaquèrent Granville avec une frégate, deux bricks et cinq bombardes : un grand calme s’étant fait pendant la seconde journée, huit bateaux plats portant du 24 sortirent contre eux à l’aviron et les firent reculer ; la frégate talonna même sur le banc de Tombelaine, et, quand on la vit se pencher, les soldats et les matelots se précipitèrent des quais pour l’enlever à l’abordage : malheureusement, la laisse de basse mer était éloignée, et, pendant qu’on y traînait des canots, la marée et la brise s’élevant remirent la frégate à flot. Les Anglais tirèrent cette fois au-delà de cinq cents bombes : ils tuèrent un homme et en blessèrent trois. C’est le dernier trait de l’histoire militaire de Granville. Les nouvelles attaques que l’avenir peut réserver à la place la trouveront munie de fortifications telles que lui en souhaitait Vauban, et le génie militaire a su, par d’ingénieuses combinaisons, les faire concourir à l’embellissement de la ville en même temps qu’à sa défense.

 

Quant au port, naguère bordé de quais étroits et tortueux, protégé par une jetée telle que pouvaient la construire, il y a quatre cents ans, de simples pêcheurs, il est aujourd’hui couvert par un môle en granit de 584 mètres de longueur, dont la puissance peut défier pendant une longue suite de siècles les fureurs de l’Océan ; les vieux quais disparaissent empâtés dans la masse des nouveaux ; tout l’échouage est approfondi, et un bassin à flot est en construction sur un emplacement qui ne vaut malheureusement pas celui que choisissait Vauban. Ces travaux, entrepris sous la restauration, se sont continués presque sans interruption jusqu’à ce jour. Il restera, pour compléter l’établissement commercial de Granville, à ramener au niveau du port l’entrepôt des marchandises qui, par une singularité que rien n’explique, est sur la crête du roc, à 34 mètres au-dessus de la mer, précisément au point le plus mal choisi pour le recevoir.

 

La population de Granville est, comme celle d’Arles, renommée par la beauté de ses femmes et distincte de toutes celles qui l’avoisinent. Ses caractères physiques, ses mœurs et jusqu’à son simple et gracieux costume, tout révèle en elle une différence d’origine. Les yeux bleus avec des cheveux noirs, le nez droit des Hellènes, traits peu rares à Granville, sembleraient annoncer un mélange de sang méditerranéen, et en effet, de toutes les traditions obscures qui se rapportent à ce sujet, la moins invraisemblable est celle qui fait descendre cette population des Normands de Robert Guiscard et de femmes qu’ils auraient ramenées de la Grande-Grèce et de la Sicile. Ce croisement expliquerait du moins comment la grace du type grec s’allie souvent ici avec la carrure du type normand. L’aisance avec laquelle des Granvillaises sorties des conditions les plus humbles savent prendre possession d’un rang élevé dans la société est assurément un indice de la noblesse de la race, et la manie des archéologues est allée jusqu’à voir dans l’habileté particulière dont toute dame de Granville est douée pour le commerce une trace d’origine grecque.

 

On pourrait demander comment des lieux qui ne sont devenus habitables qu’au XVe siècle sont occupés par une émigration du XIe. Cet étonnement cesse à l’aspect des lieux. Il est, en effet, probable que les aïeux des Granvillais d’aujourd’hui, navigateurs eux-mêmes, s’étaient groupés à trois kilomètres au sud du port actuel, autour de l’anse aujourd’hui comblée de Saint-Pair ; elle devait, avant l’envasement, être un excellent abri. Le village de Saint-Pair, dont l’église au loin vénérée a tous les caractères d’une construction antérieure aux croisades, était sans doute le plus important parmi ces villages, bourgades et hameaux dont Charles VII conviait les habitants à peupler sa ville naissante, et, si cet appel coïncidait avec l’envasement de l’anse, la transmigration a dû être facile.

 

L’amour-propre masculin dût-il en souffrir, il faut reconnaître qu’à Granville le beau sexe l’emporte de beaucoup par l’intelligence et la volonté sur le nôtre. Aussi, peu soucieuses des préceptes de l’apôtre saint Paul et des prescriptions du code civil [7], les femmes ne s’y contentent pas comme ailleurs de régner, elles gouvernent ; mais elles ne se conduisent point en reines fainéantes : cet empire est le prix d’une sollicitude, d’une activité dont peu d’hommes sont capables, et il s’exerce au très grand profit du ménage. Il en est du reste ainsi, mais rarement au même degré qu’à Granville, chez toutes les populations de marins et de pêcheurs. Tandis que les hommes sont à la mer, les femmes administrent la maison, conduisent la famille ; la charge de prévoir et de pourvoir pèse sur elles seules ; elles placent le produit de la pêche, font les recouvremens, préparent les agrès et les approvisionnemens ; le fil des affaires communes est dans leurs mains, et d’autres n’y toucheraient que pour l’affaiblir ou le briser.

 

La pêche de la morue, celle des huîtres et du poisson frais, sont les principales occupations de la marine de Granville ; mais de toutes les branches de son commerce, la plus susceptible aujourd’hui d’extension est l’exportation de denrées vendues à l’Angleterre. Chaque jour de marché, plusieurs cotres se chargent dans le port de grains, de légumes, de fruits, de volailles, de bestiaux ; navires et cargaisons y viennent à heures fixes à la rencontre les uns des autres, et le développement simultané des besoins de la population britannique et de nos cultures doit étendre à d’autres points de la côte une régularité de relations qui est une condition essentielle d’abondance et de bon marché.

 

De toutes les terres en friche de la côte ; les plus avantageuses à mettre en culture sont sans contredit les plus voisines de Granville ; elles sont en contact avec le marché le mieux achalandé et, ce qui n’importe pas moins, avec le plus riche dépôt d’engrais du pays. Le flot qui remplit le port se compose de deux ondes : l’une, assez claire, arrive directement de l’ouest ; l’autre, surchargée de tangue, fait le tour de la baie du Mont-Saint-Michel, et le calme que produisent les nouvelles jetées, en arrière desquelles elle est reçue, la sollicite à y déposer son fardeau. Déjà l’on se demande avec quelque inquiétude combien il faudra de temps à ces envasements pour combler le port et les parcs d’huîtres adjacents. Ce serait donc une opération doublement heureuse que celle qui fonderait sur la fécondation d’une vaste étendue de terres le dévasement journalier du port [8]. La ville proprement dite ne gagnerait pas moins à se purger par cette voie des immondices qui l’infectent. En Flandre, par exemple, la moindre parcelle d’engrais produite dans les villes est immédiatement enlevée par l’agriculture ; il sort annuellement de Dunkerque 40,000 tonneaux d’engrais composés avec la vase du port et des canaux, les immondices des rues et les vidanges des maisons ; la campagne est fertilisée par l’assainissement de la ville. Si, mettant chaque chose à sa place, les habitants de Granville portaient sur leurs mielles ce qui est de trop dans leurs rues, leur commerce de denrées avec l’Angleterre en serait peut-être doublé ; mais, on ne saurait assez le redire, de semblables miracles ne s’opèrent dans les watteringues du département du Nord que depuis que la perfection des communications y a réduit aux plus bas prix le transport des engrais et des récoltes. Granville n’a ni les canaux, ni les chemins qui rayonnent autour de Dunkerque ; les mielles touchent presque à son port, mais on n’aplanit pas le peu d’obstacles qui les en sépare : qu’elles y soient rattachées par des chemins non-seulement praticables, mais excellent, et la culture s’y propagera d’elle-même. L’étendue à conquérir vaut la peine qu’on s’en occupe : les mielles des cantons de Granville, de Bréhal et de Sartilly forment aux portes de la ville deux groupes, l’un de 1108 hectares au nord, l’autre de 776 au sud. Les Hollandais et les Flamands ont, dans des circonstances moins favorables, fait mieux que de tracer des chemins : ils ont ouvert des canaux, et s’en sont bien trouvés.

 

La petite culture est celle qui convient le mieux au sol des mielles, et, si elle se les appropriait, un douloureux problème serait résolu. Vouée par la nature de ses travaux à des intermittences d’oisiveté, la population maritime de Granville est périodiquement affligée des plus cuisantes misères. — C’est alors que l’énergie et le dévouement des femmes se manifestent dans leur touchante grandeur : elles ne reculent devant aucun labeur, si rude qu’il soit ; c’est du fruit de leurs sueurs que vivent les familles ; elles mettent un tendre et fol orgueil à épargner de serviles travaux à des mains accoutumées à manier la voile, l’aviron, la drague et les filets. La culture des mielles occuperait les journées passées à terre, et notamment les quatre mois pendant lesquels est interdite la pêche des huîtres ; les familles pourraient toujours alors compter autant de bras occupés que de bouches à nourrir, et la prévoyance serait stimulée par l’attrait d’une nature de propriété accessible aux plus modestes économies.

 

Jusqu’à présent, les cotres rapides qui se chargent à Granville de tant de denrées appartiennent exclusivement aux îles de Jersey et de Guernesey : ils vont et viennent sous les yeux des marins du port sans exciter ni envie ni émulation, et, ce qui ajoute à la singularité de cette inertie, c’est que la plupart sont frétés par des femmes de Granville, qui forment elles-mêmes leurs pacotilles dans les campagnes environnantes, les accompagnent à la mer et vont les débiter sur les marchés de Saint-Hélier et de Saint-Aubin. Il est clair que, si les hommes avaient à Granville autant de savoir-faire et de volonté que les femmes, cette navigation si importante par le nombre de marins qu’elle familiarise avec les dangers de ces parages nous reviendrait bientôt.

 
         
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  GRANVILLE
  CC 05.03 GRANVILLE TERRE ET MER
  Granville par J. Baude 1851 -2/3
         
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En 1688, toutes nos forces étant occupées en Allemagne, en Irlande et en Espagne, Louis XIV craignit que les Anglais ne s’emparassent de Granville, qu’on ne se croyait pas en état de défendre, et en fit démolir les fortifications. Vauban fut étranger à cette résolution. « Je ne parlerai de Granville, dit-il dans une lettre datée du 30 novembre 1694, que pour dire que, si le dessein que j’en avais fait avait été suivi, elle serait devenue en peu de temps la meilleure place du royaume, de la moindre garde, et n’aurait pas coûté 400,000 liv. Elle est de bon commerce et a un port assez bon pour tous bâtimens qui peuvent échouer. Elle est fort éloignée de toutes autres places et située sur un lieu des plus reculés du royaume et qui mérite considération de toutes les manières. Mais, au lieu d’exécuter le dessein qui en avait été approuvé par le roi, on a rasé ce qu’elle avait de meilleur au commencement de cette guerre, en quoi sa majesté a été mal servie et même trompée, car le rocher isolé sur lequel elle est assise et qui fait sa principale force ne se peut raser ; d’où s’ensuit que le premier occupant trouvera toujours beaucoup de facilité à s’y établir avantageusement. »

 

L’année suivante, les Anglais lancèrent contre la ville désarmée quatre à cinq cents bombes ; quelques-unes à peine l’atteignirent [5] ; mais cet avertissement ne fut pas perdu, et l’on y répondit, dès qu’on le put, par le rétablissement des fortifications.

 

La ville courut en 1793 des dangers plus sérieux. La Vendée, victorieuse dans ses foyers, crut pouvoir déborder impunément au dehors, et, comme au XVIe siècle, il fallait à la guerre civile un port fortifié toujours ouvert aux Anglais et à leurs subsides. Or, la place de Granville est à douze lieues de Jersey, et, trop imparfaitement fortifiée pour opposer une longue résistance, elle pouvait, dès qu’on en serait maître, être à peu de frais rendue inexpugnable. Cela était parfaitement compris à Londres, et, dès les premières ouvertures, on y comparait avec complaisance le roc de Granville à celui de Gibraltar. Une armée anglaise fut donc réunie à Jersey, et, le 13 novembre, vingt mille Vendéens commandés par Henri de Laroche Jaquelein marchèrent d’Avranches sur Granville. Dès leur arrivée à Fougères, leurs projets avaient été devinés, et une commission de défense s’était formée dans la place menacée. La garnison de celle-ci se composait d’un détachement de la 31e demi-brigade et de deux bataillons de volontaires, l’un de la Côte-d’Or, l’autre de la tanche, qui n’avaient pas encore, vu le feu ; il s’y joignit cinq cents gardes nationaux ou canonniers marins de la ville. Le conventionnel Lecarpentier organisa avec une vigueur digne d’une cause si sainte des moyens de défense dont l’emploi fut dirigé par le général Peyre et l’adjudant-général Vachot.

 

On commença par désarmer, en dehors du faubourg, le fort de Roche-Gauthier, qui, presque impossible à défendre du côté de la terre, aurait, une fois pris, servi à foudroyer le port et la ville. Cependant l’armée vendéenne arrivait par la route d’Avranches et par le bord de la mer ; la moitié de la garnison sortit à sa rencontre, mais, refoulée par la supériorité du nombre et chassée du faubourg, elle eut peine à rentrer précipitamment dans la ville. Alors s’engagea un combat d’un acharnement inoui. Le faubourg descend vers le port et le commande ; chaque maison y devint entre les mains de l’ennemi un épaulement d’où partait une fusillade meurtrière appuyée par le feu de pièces de canon dont plusieurs furent montées aux étages supérieurs. La place et les bâtimens embossés sous le brise-lame leur ripostaient avec une égale vivacité. Les Vendéens dirigèrent une attaque furieuse contre la porte de fer qui du côté de l’isthme ferme le roc ; ils tentèrent dix fois de suite l’escalade des remparts et ne lâchèrent prise qu’après avoir laissé six cents des leurs sur le carreau. La garnison et la population luttaient à qui ferait mieux son devoir : les canonniers marins tiraient avec une justesse admirable ; les femmes leur apportaient des gargousses, distribuaient des cartouches aux soldats ; plusieurs tombèrent sous les balles des Vendéens, sans que l’ardeur de leurs compagnes en fût un instant ralentie ; les canonniers tués sur leurs pièces étaient immédiatement remplacés. On s’attendait à voir paraître à l’horizon les voiles anglaises, et la force de la position prise par l’ennemi mettait à chaque instant en évidence l’impossibilité de sauver la ville par des moyens ordinaires. Une seule chance restait : c’était de brûler le faubourg occupé par les Vendéens. À une heure du matin, on se mit à y jeter des obus et à le battre à boulets rouges ; ces moyens ne suffisant pas, l’adjudant-général Vachot sortit avec un détachement armé et douze hommes portant chacun un fagot et une torche ; il s’avança sous le feu de la mousqueterie de l’ennemi, et en quelques instans tout le faubourg fut en feu ; mais bientôt le vent tourna de l’ouest à l’est, et dans sa violence il emportait des flammèches jusque sur les maisons de la ville : celle-ci périssait sans le courage et l’intelligence avec lesquels les femmes couraient partout où l’incendie se manifestait. Les canonniers granvillais criblaient eux-mêmes de leurs boulets leurs maisons enflammées ; les Vendéens, chassés de leurs réduits, se ruaient sur le rempart et tentaient encore, à ces lueurs sinistres, de l’escalader, mais la bravoure des assiégés pourvut à tout. Ainsi se passa cette nuit de sang et de flammes. Les premières lueurs du jour montrèrent par quel immense glacis la canonnade et l’incendie avaient remplacé le faubourg : le roc désormais ne pouvait plus être attaqué qu’à découvert. Assiégés et assaillans comprirent qu’en cet état il était imprenable. Les Vendéens commencèrent donc sans hésitation leur mouvement de retraite, et, après vingt-huit heures de combat, la garnison put pousser au dehors des reconnaissances : les ruines du faubourg, jonchées de cadavres à demi consumés, brûlaient silencieusement, et une traînée de morts marquait jusqu’au Calvaire la route des assiégeans [6]. Cette journée coûta 3,000 hommes à la Vendée. Quant aux Anglais, comme ils s’étaient réservé de n’intervenir activement qu’en cas de succès de leurs alliés, ils furent dispensés de se déranger.

 

 

Enfin, les 13 et 14 septembre 1803, les Anglais attaquèrent Granville avec une frégate, deux bricks et cinq bombardes : un grand calme s’étant fait pendant la seconde journée, huit bateaux plats portant du 24 sortirent contre eux à l’aviron et les firent reculer ; la frégate talonna même sur le banc de Tombelaine, et, quand on la vit se pencher, les soldats et les matelots se précipitèrent des quais pour l’enlever à l’abordage : malheureusement, la laisse de basse mer était éloignée, et, pendant qu’on y traînait des canots, la marée et la brise s’élevant remirent la frégate à flot. Les Anglais tirèrent cette fois au-delà de cinq cents bombes : ils tuèrent un homme et en blessèrent trois. C’est le dernier trait de l’histoire militaire de Granville. Les nouvelles attaques que l’avenir peut réserver à la place la trouveront munie de fortifications telles que lui en souhaitait Vauban, et le génie militaire a su, par d’ingénieuses combinaisons, les faire concourir à l’embellissement de la ville en même temps qu’à sa défense.

 

Quant au port, naguère bordé de quais étroits et tortueux, protégé par une jetée telle que pouvaient la construire, il y a quatre cents ans, de simples pêcheurs, il est aujourd’hui couvert par un môle en granit de 584 mètres de longueur, dont la puissance peut défier pendant une longue suite de siècles les fureurs de l’Océan ; les vieux quais disparaissent empâtés dans la masse des nouveaux ; tout l’échouage est approfondi, et un bassin à flot est en construction sur un emplacement qui ne vaut malheureusement pas celui que choisissait Vauban. Ces travaux, entrepris sous la restauration, se sont continués presque sans interruption jusqu’à ce jour. Il restera, pour compléter l’établissement commercial de Granville, à ramener au niveau du port l’entrepôt des marchandises qui, par une singularité que rien n’explique, est sur la crête du roc, à 34 mètres au-dessus de la mer, précisément au point le plus mal choisi pour le recevoir.

 

La population de Granville est, comme celle d’Arles, renommée par la beauté de ses femmes et distincte de toutes celles qui l’avoisinent. Ses caractères physiques, ses mœurs et jusqu’à son simple et gracieux costume, tout révèle en elle une différence d’origine. Les yeux bleus avec des cheveux noirs, le nez droit des Hellènes, traits peu rares à Granville, sembleraient annoncer un mélange de sang méditerranéen, et en effet, de toutes les traditions obscures qui se rapportent à ce sujet, la moins invraisemblable est celle qui fait descendre cette population des Normands de Robert Guiscard et de femmes qu’ils auraient ramenées de la Grande-Grèce et de la Sicile. Ce croisement expliquerait du moins comment la grace du type grec s’allie souvent ici avec la carrure du type normand. L’aisance avec laquelle des Granvillaises sorties des conditions les plus humbles savent prendre possession d’un rang élevé dans la société est assurément un indice de la noblesse de la race, et la manie des archéologues est allée jusqu’à voir dans l’habileté particulière dont toute dame de Granville est douée pour le commerce une trace d’origine grecque.

 

On pourrait demander comment des lieux qui ne sont devenus habitables qu’au XVe siècle sont occupés par une émigration du XIe. Cet étonnement cesse à l’aspect des lieux. Il est, en effet, probable que les aïeux des Granvillais d’aujourd’hui, navigateurs eux-mêmes, s’étaient groupés à trois kilomètres au sud du port actuel, autour de l’anse aujourd’hui comblée de Saint-Pair ; elle devait, avant l’envasement, être un excellent abri. Le village de Saint-Pair, dont l’église au loin vénérée a tous les caractères d’une construction antérieure aux croisades, était sans doute le plus important parmi ces villages, bourgades et hameaux dont Charles VII conviait les habitants à peupler sa ville naissante, et, si cet appel coïncidait avec l’envasement de l’anse, la transmigration a dû être facile.

 

L’amour-propre masculin dût-il en souffrir, il faut reconnaître qu’à Granville le beau sexe l’emporte de beaucoup par l’intelligence et la volonté sur le nôtre. Aussi, peu soucieuses des préceptes de l’apôtre saint Paul et des prescriptions du code civil [7], les femmes ne s’y contentent pas comme ailleurs de régner, elles gouvernent ; mais elles ne se conduisent point en reines fainéantes : cet empire est le prix d’une sollicitude, d’une activité dont peu d’hommes sont capables, et il s’exerce au très grand profit du ménage. Il en est du reste ainsi, mais rarement au même degré qu’à Granville, chez toutes les populations de marins et de pêcheurs. Tandis que les hommes sont à la mer, les femmes administrent la maison, conduisent la famille ; la charge de prévoir et de pourvoir pèse sur elles seules ; elles placent le produit de la pêche, font les recouvremens, préparent les agrès et les approvisionnemens ; le fil des affaires communes est dans leurs mains, et d’autres n’y toucheraient que pour l’affaiblir ou le briser.

 

La pêche de la morue, celle des huîtres et du poisson frais, sont les principales occupations de la marine de Granville ; mais de toutes les branches de son commerce, la plus susceptible aujourd’hui d’extension est l’exportation de denrées vendues à l’Angleterre. Chaque jour de marché, plusieurs cotres se chargent dans le port de grains, de légumes, de fruits, de volailles, de bestiaux ; navires et cargaisons y viennent à heures fixes à la rencontre les uns des autres, et le développement simultané des besoins de la population britannique et de nos cultures doit étendre à d’autres points de la côte une régularité de relations qui est une condition essentielle d’abondance et de bon marché.

 

De toutes les terres en friche de la côte ; les plus avantageuses à mettre en culture sont sans contredit les plus voisines de Granville ; elles sont en contact avec le marché le mieux achalandé et, ce qui n’importe pas moins, avec le plus riche dépôt d’engrais du pays. Le flot qui remplit le port se compose de deux ondes : l’une, assez claire, arrive directement de l’ouest ; l’autre, surchargée de tangue, fait le tour de la baie du Mont-Saint-Michel, et le calme que produisent les nouvelles jetées, en arrière desquelles elle est reçue, la sollicite à y déposer son fardeau. Déjà l’on se demande avec quelque inquiétude combien il faudra de temps à ces envasements pour combler le port et les parcs d’huîtres adjacents. Ce serait donc une opération doublement heureuse que celle qui fonderait sur la fécondation d’une vaste étendue de terres le dévasement journalier du port [8]. La ville proprement dite ne gagnerait pas moins à se purger par cette voie des immondices qui l’infectent. En Flandre, par exemple, la moindre parcelle d’engrais produite dans les villes est immédiatement enlevée par l’agriculture ; il sort annuellement de Dunkerque 40,000 tonneaux d’engrais composés avec la vase du port et des canaux, les immondices des rues et les vidanges des maisons ; la campagne est fertilisée par l’assainissement de la ville. Si, mettant chaque chose à sa place, les habitants de Granville portaient sur leurs mielles ce qui est de trop dans leurs rues, leur commerce de denrées avec l’Angleterre en serait peut-être doublé ; mais, on ne saurait assez le redire, de semblables miracles ne s’opèrent dans les watteringues du département du Nord que depuis que la perfection des communications y a réduit aux plus bas prix le transport des engrais et des récoltes. Granville n’a ni les canaux, ni les chemins qui rayonnent autour de Dunkerque ; les mielles touchent presque à son port, mais on n’aplanit pas le peu d’obstacles qui les en sépare : qu’elles y soient rattachées par des chemins non-seulement praticables, mais excellent, et la culture s’y propagera d’elle-même. L’étendue à conquérir vaut la peine qu’on s’en occupe : les mielles des cantons de Granville, de Bréhal et de Sartilly forment aux portes de la ville deux groupes, l’un de 1108 hectares au nord, l’autre de 776 au sud. Les Hollandais et les Flamands ont, dans des circonstances moins favorables, fait mieux que de tracer des chemins : ils ont ouvert des canaux, et s’en sont bien trouvés.

 

La petite culture est celle qui convient le mieux au sol des mielles, et, si elle se les appropriait, un douloureux problème serait résolu. Vouée par la nature de ses travaux à des intermittences d’oisiveté, la population maritime de Granville est périodiquement affligée des plus cuisantes misères. — C’est alors que l’énergie et le dévouement des femmes se manifestent dans leur touchante grandeur : elles ne reculent devant aucun labeur, si rude qu’il soit ; c’est du fruit de leurs sueurs que vivent les familles ; elles mettent un tendre et fol orgueil à épargner de serviles travaux à des mains accoutumées à manier la voile, l’aviron, la drague et les filets. La culture des mielles occuperait les journées passées à terre, et notamment les quatre mois pendant lesquels est interdite la pêche des huîtres ; les familles pourraient toujours alors compter autant de bras occupés que de bouches à nourrir, et la prévoyance serait stimulée par l’attrait d’une nature de propriété accessible aux plus modestes économies.

 

Jusqu’à présent, les cotres rapides qui se chargent à Granville de tant de denrées appartiennent exclusivement aux îles de Jersey et de Guernesey : ils vont et viennent sous les yeux des marins du port sans exciter ni envie ni émulation, et, ce qui ajoute à la singularité de cette inertie, c’est que la plupart sont frétés par des femmes de Granville, qui forment elles-mêmes leurs pacotilles dans les campagnes environnantes, les accompagnent à la mer et vont les débiter sur les marchés de Saint-Hélier et de Saint-Aubin. Il est clair que, si les hommes avaient à Granville autant de savoir-faire et de volonté que les femmes, cette navigation si importante par le nombre de marins qu’elle familiarise avec les dangers de ces parages nous reviendrait bientôt.

 
         
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  GRANVILLE
  CC 05.03 GRANVILLE TERRE ET MER
  Granville par J. Baude 1851 -1/3
         
 

Les Côtes de la Manche

Les Côtes de France J.-J. Baude

Revue des Deux Mondes

1851 - tome 11

 

Au nord de la baie du Mont-Saint-Michel, la roche tertiaire qui constitue la côte s’avance brusquement comme un bastion de deux kilomètres de saillie, et de la pointe se détache dans la direction de l’ouest-sud-ouest une étroite et haute presqu’île de 1300 mètres de longueur, opposant au nord une escarpe verticale.

 

Granville occupe la croupe et la pente méridionale de cette roche ; les faubourgs sont étagés à l’est en regard de la ville ; le port, défendu du large par un puissant môle coudé, semble être l’arène de ce cirque élevé par la nature.

 

Au commencement du XVe siècle, ce « rocher presque tout environné de mer n’avait aucun édifice ou habitation, pour seulement une église paroissiale très dévote, fondée en l’honneur et révérence de Notre-Dame, où advenaient souvent beaux et appartins miracles, » et la population était répartie entre « plusieurs villages, bourgades et hameaux appartenant à la dicte paroisse. »

   
         
 

Depuis la bataille d’Azincourt (1415), « nos anciens ennemis et adversaires les Anglais détenaient et occupaient grande partie de notre pays et duché de Normandie. » Thomas Scales, l’un des capitaines de Henri VI, s’établit et se fortifia en 1437 sur le roc de Granville, « comme en la plus forte et adventaigeuse place et clef du payz par mer et par terre que l’on put choisir afin de tenir ledict payz de Normandie et les marches voisines en sujeccion ; » on lui attribue la coupure encore nommée tranchée aux Anglais de l’isthme rocheuse par laquelle la presqu’île se rattache à la terre ferme. Cependant Louis d’Estouteville, gouverneur du Mont Saint-Michel, avait a Granville des amis qui l’introduisirent en 1441 dans la place, et il en chassa les Anglais. « A ce que noz ennemiz ne trouvassent manière par puissance, par emblée ne aultrement de la mettre hors noz mains et pour obvier aux dommaiges et inconvéniens qui pourraient ensuir au royaulme, Charles VII fit emparer et fortiffier la dicte place, et icelle feit pourvoir de gens de guerre, de vivres, d’artillerie et aultres choses propices. » Ce n’était point assez : « Jehan de Lorraine, capitaine de la dicte place, les gens de guerre formant la garnison, les manans et habitans feirent remontrance au roy que Grantville avoit petit nombre de marchans et gelas de mestier, et que pour la garde et seureté d’icelle étoit expédient et nécessaire y en tenir et avoir plus grant quantité ; que aultrement ne pourroit la dicte place longuement estre et demourer en son obéissance ; » qu’il fallait y appeler le plus de monde possible, et que « par ce moyen Grantville seroit en plus grant seureté et au temps à venir pourroit entre cause du recouvrement de nostre payz de Normandie. »

 

Sur ces considérations, le roi Charles VII exempta de toutes tailles et redevances quelconques ceux qui viendraient demeurer à Granville, leur fit délivrer gratuitement des emplacements pour bâtir, et fonda un marché du samedi qui, depuis quatre cents ans, n’a pas cessé d’être un des plus fréquentés de la province. C’est ainsi que fut fondé Granville. Cette possession ne servit point, comme l’avait espéré Charles VII, à la délivrance de la Normandie ; mais, si elle était restée entre des mains ennemies, les conséquences de la bataille de Formigny (1450) auraient risqué d’être moins complètes, et les Anglais auraient pu garder longtemps encore un pied sur notre territoire.

 

Pendant le siècle suivant, les réformés prétendirent établir à Granville le foyer de leurs intelligences avec les Anglais. Le siège qu’ils en firent infructueusement en 1562 et le point de ralliement qu’y trouvèrent nos forces lors de la descente de 1574 en firent de nouveau ressortir l’importance stratégique.

 

Vauban visita Granville en 1681 et en 1685. Fidèle à la pensée de fonder la puissance des villes maritimes sur le développement du commerce et de la navigation aussi bien que sur l’établissement de travaux directs de défense, il proposa de creuser jusqu’au niveau de la mer moyenne la coupure de l’isthme et de jeter un pont au-dessus, de creuser un bassin à flot en arrière du port d’échouage, au débouché de la vallée de la Bosq, et de construire un brise-lame extérieur. Ce dernier ouvrage aujourd’hui empâté dans le nouveau môle, fut seul exécuté, et il est très regrettable que le reste du projet ne l’ait point été. À l’avantage militaire d’un isolement facultatif complet, la ville haute eût joint celui d’une communication facile avec la terre ferme ; le bassin, abrité dans une gorge profonde, aurait été enveloppé par la ville commerçante, et le roc avec ses dépendances lui aurait servi de bouclier du côté de la mer.