GRANVILLE
  CC 05.03 GRANVILLE TERRE ET MER
   
  CHAUSEY
         
 

Chausey CPA collection LPM 1900

 
 

GEORGE MANCEL.1880

 

A quatre lieues de Granville se trouve l'archipel de Chausey. Il se compose, dans un espace de cinq milles de long sur deux de large, de cinquante-deux ilôts que la mer ne couvre pas, et de plusieurs roches submersibles qui paraissent ou disparaissent, suivant la hauteur des marées; car dans cette partie de la Manche la mer monte à une très-grande hauteur. De loin ces îles n'ont que peu d'.apparence : la plupart même ne sont que des rochers abruptes et noirâtres que les fortes vagues battent incessamment ; mais à mesure que l'on approche quelques-unes acquièrent une certaine importance. Deux surtout dépassent de beaucoup les autres en étendue: Tune d'elles peut avoir au moins deux kilomètres de tour. Cest la seule habitée et habitable; car, outre un peu de terre arable et quelques prairies , elle possède une fontaine d'eau potable. On rappelle la Grande-Ile ou proprement Chausey. Sur la pointe de cette île, on a construit, de 1839 à 1847, un phare remarquable par le beau granit qu'on y a employé: il est lenticulaire; sa portée est de quinze milles, et la lumière en est variée, de quatre en quatre minutes, par des éclats de couleur rouge. Il contient d'assez beaux logements pour les Ingénieurs. M. Dufaure, ministre de la marine, le fit élever en apprenant que les Anglais avaient des prétentions sur un poste avance aussi avantageux. C'était une manière simple et digne de prendre possession.

 

De ce point, on jouit d'un coup-d'œil magique, qui embrasse presque tout l'archipel, les c6tes de la Manche, le Mont-Saint-Michel, semblable à un navire perdu dans l'espace, puis la baie de Cancale et les côtes de Bretagne, l'ile entière avec ses quelques maisons formant corps de ferme, la petite église nouvellement bâtie au sommet d'un mamelon; plus loin, les huttes données en franchse aux pécheurs du continent, qui viennent exercer dans ces parages leur pénible et dangereux métier.

 

Si le regard s'arrête un instant sur ce triste et imposant spectacle, l'observateur se demande quelle puissance a remué ces masses de granit et les a bouleversées les unes sur les autres ? dans quel monde, dans quel pays il vient d'aborder ? Le feu, l'eau ont-ils causé ce bouleversement ? L'un et l'autre, peut-être. Et, au milieu de tout cela, des cases qui ressemblent plutôt à des tanières de sauvages qu'à des habitations d'hommes civilisés. Quelques blocs de granit posés à propos par la nature quelques pierres ou de la terre entassées autour, du gazon pour couverture, voilà ce qui compose l'habitation d'un ménage entier. Aussi les habitants de ce coin de terre sont-ils encore presque barbares, ou plutôt ils sont primitif comme le sol déshérité qu'ils animent ; disons toutefois que les ménages qui logent dans ces maisons — ils les nomment ainsi ! — sont rares : les célibataires plus nombreux habitent des bâtiments plus importants qui forment la seule agglomération.

 

On a trouvé à Chausey des haches celtiques, mais la première-mention historique qui en soit faite date du commencement du XIeme siècle, c’est dans son prieuré que se retira en 1089 Bernard d'Abbeville, fondateur de l'abbaye de Tiron; Trigan ,. dans son Histoire ecclésiastique de Normandie , raconte mir ce solitaire de Chausey un intéressant miracle :

 

« Il y étoit seul, vivant on ne sait comment, sans maison, sans pain, sans feu, lorsque trois barques de pirates bretons, qui venotent de prendre deux vaisseaux abordèrent avec leur prise  cette ilé. Le saint homme vit ce spectacle de misère dans les uua« d'injustice dans les autres ; ses paroles furent sans effet; les pirates reprirent la mer sans lui laisser la satisfaction d'avoir ni consolé ni converti personne. Cependant, le saint se mit en oraison et y passa la nuit. Les pirates touchoient au port où ils tendoient, lorsqu'ils furent rejetés en mer par une épouvantable tempête. A deux doigts du naufrage, ils délièrent leurs prisonniers et leur demandèrent pardon. Aussitôt l'impétuosité de la tempête les reporta sur l'île avee une telle violence, qu'ils furent jetés à sec sur le rivage et que ieuis navires furent brisés. Us cherchèrent le bon ermite, lui racontèrent avec transport ce qui venoit de se passer, lui demandèrent pardon du mépris qu'ils avoient fait de lui, confessèrent leurs péchés et reçurent pénitence. »

 

En 1343, le Mont-Saint-Michel fonda à Chausey un couvent de Cordeliers: des ruines et un grand nombre de tombeaux attestent encore.de leur présence. S'il faut en croire la tradition, ces religieux étaient loin de mener une vie en harmonie avec leur caractère sacré. Les naufrages formaient la principale branche de leurs revenus, et, non contents de piller les navires que le hasard ou la tempête jetait sur les écueils, ils allumaient des fanaux sur les points les plus dangereux de leurs îles, afin d'entraîner à une perte certaine les navigateurs trop confiants. On ajoute que les malheureux échappés au naufrage trouvaient immédiatement la mort sur cette plage inhospitalière : les femmes seules étaient épargnées ; et lorsqu'elles refusaient de se prêter aux désirs des moines, on les précipitait dans un souterrain communiquant avec la mer, pour qu'elles fussent étouffées parla marée montante.

 

Dans les ruines de l'ancien couvent, on montre une fosse carrée à demi comblée de pierres, et qu'on, assure avoir servi d'orifice au puits qui conduisait à ces terribles oubliettes.

 

Des pirates anglais ayant chassé on 1543 les Cordeliers de leur retraite, la grande île de Chausey devint, vers la fin des guerres de la Ligue, un poste militaire où l'on bâtit un château qui plus tard fut donné â la famille de Matignon et forma un gouvernement. En 1756, les Anglais s'emparèrent de l'archipel et y établirent une station destinée â surveiller les ports de Saint-Malo et de Granville.

 

Rulecourt, dans son audacieuse expédition sur Jersey, en 1780, relâcha à Chausey où il exerça sa petite troupe. Il y donna des preuves d'une sévérité cruelle : un soldat avait murmuré contre la qualité du pain, il le fit mettre sur un tlot submersible, et là, devant tous les yeux, le malheureux vit monter peu à peu la mer qui finit par l'engloutir. Le même chef fendit d'un coup de sabre la tête d'un autre soldat qui, ayant les pieds gelés, osait se plaindre du froid.

 

Les iles de Chausey, ayant été vendues à un particulier quelque temps avant la Révolution, elles sont restées aux héritiers de l'acquéreur primitif. De nul rapport dans l'origine, elles sont maintenant loin d'être une propriété sans valeur. Le possesseur suzerain s'en fait même un assez beau revenu : c'est lui qui fait fabriquer la soude, tailler le granit et récolter les foins. Il est agriculteur, fabricant, marchand, il loue assez cher les pauvres demeures aux pauvres habitants ; il leur vend leurs denrées, et quiconque voudrait s'approvisionner ailleurs risquerait fort de se faire expulser. Il tient auberge, vend à boire et à manger, le tout à un taux assez élevé. Aussi, bien que les salaires soient plus forts que sur le continent, les hommes y sont misérables et endettés : chacun a un compte ouvert et dépense sans payer, facilité qui pousse la plupart des ouvriers à la paresse et à l'Ivrognerie.

 

La population de la Grande-Ile peut être en moyenne de deux cents âmes ; elle a été parfois plus élevée. La taille de la pierre en emploie le plus grand nombre, la pêche et la fabrication de la soude occupent les autres, à part quelques taillandiers. Les femmes pèchent le coquillage et surtout la crevette, qui figure au premier rang sur les étalages des marchands de la capitale.

 

Chausey dépend, en vertu d'un décret du 11 octobre 1793, de la commune de Granville. Bien qu'il possède une église desservie par un prêtre, il n'a point de cimetière, et l'on transporte les morts à la métropole avec laquelle, du reste, les communications sont peu fréquentes.