| Un carnaval né de la mer Extrait Patrimoine Normand N°76 Par Thierry Georges Leprévost n° 76, Hiver 2010-2011 Le carnaval “moderne” remonte au 7 février 1875. C’est en effet cette année-là que pour la première fois un comité d’organisation prend officiellement en mains les festivités. Il s’agit alors surtout d’une fête de bienfaisance : un char dédié à la charité a pour vocation d’aider les pauvres de la ville. Toutefois, la tradition maritime du Carnaval de Granville est avérée depuis le XVIIIe siècle, directement liée à l’activité des terre-neuvas. La fin de l’hiver approche. Avec la perspective du retour des beaux jours se profile un nouveau départ vers les bancs de morue de l’Atlantique nord. Un périple de plusieurs longs mois dans les pires conditions de navigation, de froid et de privations ! Alors, avant de lancer à ceux qu’on aime un dernier au-revoir qu’on espère n’être pas un adieu, on a bien l’intention de profiter de la douceur de l’existence en son port d’attache. | | Photo de 1960 | |
| Ainsi s’établit, aux alentours du Mardi-Gras, la pérennité d’une fête où chacun peut donner libre cours à sa personnalité. Jours de liesse et de permissivité : on ouvre les soupapes de sécurité dans une relative tolérance accordée par les autorités. Modeste village de pêcheurs comme il en existait tant d’autres sur la côte normande, Granville a dû attendre l’époque des “grandes découvertes” pour prendre son essor en tant que port de pêche hauturière. En 1492, un autre continent est découvert (ou plutôt : redécouvert, 5 siècles après les Vikings !), dont les abords se révèlent une extraordinaire réserve de poissons, essentiellement des morues. Dès le XVIe siècle, vers 1520, les bateaux granvillais se rendent déjà sur les bancs de Terre-Neuve pour y exploiter leurs richesses halieutiques. Peuple historiquement maritime, les Normands font alors figure de précurseurs ; ils sont en effet les premiers en France, avec les Basques, à se lancer dans cette aventure économique à hauts risques. C’est le début de quatre siècles de relations étroites entre Granville et l’Atlantique nord. Le nombre de bâtiments, ainsi que leur tonnage, fluctuent au cours des décennies en fonction de la concurrence anglo-américaine, tout comme des aléas de la politique et de la guerre. A tel point qu’au XVIIIe siècle, les nombreux conflits conduisent même les Granvillais à armer en guerre leurs bâtiments de pêche morutière pour se livrer à la course en mer. Les Terre-Neuviers deviennent des corsaires ! Trois ans avant la Révolution, la cité normande possède à elle seule les deux tiers de la flotte française de pêche à la morue. | |
| Un relâchement des moeurs C’est sans doute pendant cet âge d’or que se fait jour la tradition du Carnaval. Depuis le Moyen-Âge, les pouvoirs en place ont compris que l’ordre ne pouvait durablement régner en imposant constamment les mêmes règles à la population. La presse alors n’existe pas, et tout prédicateur improvisé qui prend la parole en public pour exprimer à voix haute les pensées cachées des sujets du roi risque de se retrouver pendu au bout d’une corde. Afin que que les sourdes revendications du peuple n’explosent pas un jour en jacqueries et autres sanglantes insurrections, il faut lui ménager des espaces de liberté pour qu’il exprime ses plaintes dans un cadre défini, autorisé et limité dans l’espace et dans le temps. Aujourd’hui, ce rôle est tenu par la presse satirique, les chansonniers, les “comiques”, les talk-shows à la télévision, les forums sur Internet, voire par la plupart des manifestations syndicales et politiques sur la voie publique, qui influent moins sur les décisions des puissants que sur l’idée que s’en font les participants. C’est ce que l’on appelle un rite d’inversion, parce qu’il retourne l’équilibre social en donnant l’illusion d’un renversement du pouvoir. L’illusion, car si un tel relâchement donne toujours libre cours aux instincts les plus bas qui se transforment parfois en actes de violences, on ne le laissera jamais dégénérer au point de remettre en question l’ordre établi, autrement qu’en paroles. Comme le fait remarquer l’universitaire caennais Stéphane Corbin (1), cette inversion se réalise à l’intérieur du système symbolique et rituel qui définit l’ordre social médiéval. Depuis le Moyen-Âge, le phénomène a évolué, et le carnaval de Granville ne prétend justifier, ni toute forme de désordre, ni la légitimité de l’ordre établi. Plus prosaïquement, il participe au maintien de rapports sociaux intenses, non dénués cependant d’écarts de conduite par rapport à la morale généralement admise. Initialement, il s’agit d’un rite de marge, d’une grande fête qui autorisait les marins, ainsi que leurs proches, à se livrer aux dernières licences qui précédaient les longs mois de travail en mer qui supposaient séparation et privations. Toutes proportions gardées, quiconque a assisté aux débordements sexuels de la Fête de la bière de Munich sait de quoi il retourne, quand les participants se livrent impunément à des actes dont le moindre commis le reste de l’année conduirait probablement au divorce. On peut aussi penser à la permissivité du temps des vacances en club ou au bord de la mer, quand d’autres normes sociales prennent le pas sur l’équilibre ordinaire. N’en déduisons pas pour autant que les organisateurs du carnaval de Granville lancent des appels à la débauche ! Ce rôle, marginal, échoit d’une manière naturelle et incontrôlée aux chars indépendants qui se joignent aux chars de quartiers de la cavalcade officielle. Dans un registre incomparablement plus subversif, ils constituent des moyens de manifester des positions plus radicales, que d’aucuns considéreront d’ailleurs comme tout à fait scandaleuses. Le dérèglement, la subversion, voire la dimension orgiaque qui caractérisent les carnavals traditionnels sont essentiellement assurés par ces chars indépendants. Ils sont le plus souvent élaborés par les plus jeunes qui laissent aux personnes plus âgées le soin de confectionner les chars de quartiers, beaucoup plus conventionnels. Nous y voilà, on retrouve ici les sources profondes du carnaval, et son rôle d’exutoire, particulièrement flagrant au cours des “intrigues” : le dernier jour, quand les spectateurs sont partis et que les Granvillais se retrouvent entre eux, ils peuvent déambuler dans les établissements publics et, en déguisant leur voix, faire des plaisanteries et répandre des rumeurs, fondées ou non, sur tel ou tel, voire se livrer à de véritables attaques ad hominem sous couvert de l’anonymat que leur donnent masques et déguisements. Il est significatif que les “intrigues”, à l’instar des chars indépendants, existent en dehors de l’organisation officielle du carnaval. Une façon de laver les querelles et les ressentiments personnels accumulés pendant l’année écoulée qui, une fois verbalisés, peuvent tomber dans l’oubli et permettre à la communauté de continuer à vivre ensemble. | |
| Cet aspect du carnaval a été diversement apprécié au fil du temps. A la fois port de pêche et cité balnéaire depuis la création de la voie ferrée, Granville se partage sur la question depuis plus d’un siècle entre rejet et tolérance. Les touristes, qui jadis boudaient les réjouissances populaires de la Monaco du nord, jugées trop triviales, viennent à présent en masse y assister en spectateurs sans jamais en être partie prenante. Le carnaval de Granville reste l’affaire des Granvillais... sauf pour ceux d’entre eux qui préfèrent s’exiler le temps des festivités, soit qu’ils n’aiment pas la foule, soit qu’ils craignent de faire les frais des humoristes locaux. Un trait de caractère typiquement granvillais ? L’auteur de ces lignes a le souvenir d’un spectacle donné par l’enfant du pays Jacques Gamblin, de retour dans sa ville natale, où le comédien n’a pas hésité à régler en public les vieux comptes de son jeune âge, avec ses voisins, ses instituteurs ou ses commerçants, en livrant leurs noms en pâture à l’assistance qui souvent riait jaune. Du moins l’a-t-il fait sous son identité, sans masque ni déguisement... | | Photo de 1960 | |