CAROLLES
  CC 04.03 GRANVILLE TERRE & MER
   
  HISTOIRE DE LA CABANE VAUBAN
         
 

Par Marius DUJARDIN

Ancien Directeur Honoraire

du Crédit Lyonnais

 

Les ouvrages géographiques et les guides touristiques enseignent que la Baie du Mont-Saint-Michel est limitée au Nord-Est par la  Pointe de Carolles -», parfois dénommée "Pointe de Saint Gaud" (1) ; on l'appelle : aussi quelquefois «Bec de Champeaux» (2), quoique certains auteurs situent distinctement la Pointe de Carolles et celle de Champeaux ; la confusion s'explique par le fait qu'aucune véritable « pointe » (analogue par exemple à la Pointe du Roc de Granville ou à la Pointe du Grouin de Cancale) n'existe sur cette falaise qui, du Pignon-Butor à St-Jean-le-Thormas, a la forme d'une courbe convexe dans laquelle le "Port du Lude" est la seule anfractuosité digne d'être notée.

 

En fait, la "Pointe de Carolles", difficile à discerner sur le  terrain, nous parait être définie par le point d'intersection des rayons visuels de deux observateurs placés respectivement au Mont-Saint- Michel et à la Pointe du Roc,.et regardant l'extrémité de la côte.

 

...

La cabane Vauban de Carolles

 
       
   
 
         
 

Or, ces deux tangentes se rencontrent précisément au lieu de la falaise où s'élève à Carolles la petite construction communément appelée «Cabane Vauban», à environ 500 mètres. au sud de l'embouchure du Crapot dans. le « port du Lude ».

 

Ce lieu est remarquable par l'étendue de la vue sur la mer ; au sud-est le littoral avranchin et, à environ 12 km., le Mont-Saint-Michel ; au sud et à l'ouest, toute la partie occidentale de la Baie, derrière laquelle se profile le Mont-Dol ; à l'ouest, la pointe de Cancale ; au nord, la mer libre avec, à l'horizon, les Îles Chausey et l'extrémité de la Pointe du Roc.

 

En raison, de cette situation exceptionnelle, il est vraisemblable qu'à toutes les époques, ce point a dû servir d'observatoire naturel pour surveiller le mouvement des embarcations dans la Baie du Mont-Saint-Michel.

 

M. de Gerville a, vers 1821, relevé sur cette falaise les traces des enceintes d'un vaste Camp Romain dont il a publié le plan dans le Bulletin de la Société Royale des Antiquaires de France (3) ; d'après ses constatations, l'entrée présumée de ce camp se trouvait à quelques mètres au sud de la  Cabane Vauban ».

 

Avant les Romains, les Gaulois, et après eux les Saxons, puis les Scandinaves, ont probablement utilisé à dès fins militaires cet emplacement unique. Mais à quelle époque a -été édifié le petit bâtiment que nous voyons actuellement, et ceux similaires, existant sur la falaise à Champeaux, et à St-Jean-le-Thomas ?

 

La question a été discutée à la Société, Archéologique d'Avranches, où Charles le Breton inclinait à penser que ces corps de garde dataient seulement du Consulat on de l'Empire (4).

 

D'autres auteurs attribuent leur construction à Vauban en se fondant sur la tradition populaire ; mais cette tradition est-elle justifiée ?

 

Pour répondre à cette question, nul n'est plus qualifié que Vauban lui-même ; c'est donc lui que nous avons interrogé, non par une évocation de son fantôme au moyen des tables tournantes chères, aux spirites, mais en recherchant dans les Archives du Ministère de la Guerre, tant à Paris qu'au Château de Vincennes, et aux Archives du Génie, à Versailles, les documents susceptibles d'éclairer ce point d'histoire locale.

 
     
 

 
     
 

C'est le résultat de ces recherches que nous vous apportons aujourd'hui.

 

Nous n'avons pas réussi jusqu'à présent à trouver de document précisant la date exacte de la construction de ces bâtiments ; mais les documents ci-après analysés permettent de la fixer aux dernières années du XVIIe siècle, et confirment la véracité de la tradition attribuant leur origine à Vauban.

 

En effet, l'intendant Général de la Marine, de Montmor, chargé en 1670 d'inspecter la côte de Granville à Pontorson, rédigea un procès-verbal détaillé (5) décrivant minutieusement la côte au point de vue militaire ; il n'y est fait aucune mention de corps de garde, ni à Carolles, ni dans les localités voisines, ce qui conduit à penser qu'ils n'existaient pas encore à ce moment.

 

De même, M. de Castines, Commissaire de la Marine à St-Malo, écrivant en mai 1694 au. Ministre de la Marine de Pontchartrain à propos de l'installation de postes de signaux sur ces côtes, estimait qu' « il faudrait faire des ouvrages de maçonneries… A quoi on « ne peut penser présentement (6).

 

On ne trouve aucune mention de ces corps de garde sur la Carte gravée du Diocèse de Coutances, publiée en 1689 par Mariette ; mais ils sont indiqués sur une carte manuscrite non datée, due au même Mariette, conservée dans la Collection d'Anville, à la Bibliothèque Nationale.

 

C'est l'ordonnance Royale d'août 1681 sur la Marine qui, dans son Livre IV, a Réorganisé les « capitaineries garde-côtes » chargées de la police des côtes, rades et rivages. Vauban, qui était depuis 1678 Commissaire Général des Fortifications et qui s'employa à entourer la France d'une ceinture de forteresses, ne manqua pas de s'intéresser à la défense des côtes de l'Avranchin ; il visita, le 29 octobre 1699, les défenses de Granville et le lendemain celles du Mont-Saint-Michel ; mais le mémoire manuscrit relatant ses observations sur ces deux places fortes ne contient rien au sujet de la défense du littoral (7).

 

Par contre, nous avons lu, dans un mémoire manuscrit, non signe, mais daté du 11 mars 1734, exposant « en quel état sont les "côtes de Normandie et ce qu'il conviendrait de plus pressé à y "faire pour les mettre en état de défense" (8), les détails que voici :

 

« Les corps de garde n'ayant pas été habités ni conservés pendant les années de paix » - rappelons que le Régent avait signé, en 1717, à La Haye, un traité d'alliance avec l'Angleterre et la Hollande "à l'exception de quelques-uns qui sont, à la charge des fortifications, ont été presque tous détruits, soit par les habitants des villages voisins, ou par l'injure du temps à la mer.

 

... A Bouillon, il y avait. un corps de garde situé sur une éminence, à l'entrée d'une grande anse, lequel est détruit ; il est nécessaire d'en. faire un autre voûté.

 

A Carolles, il y avait un corps de garde qui est entièrement ruiné. il est nécessaire de le rétablir à neuf, étant propre pour les signaux et voisin d'une grande anse.

 

Sur la pointe de Champeaux, qui est élevée, il y a un corps de « garde propre pour les signaux, auquel il est nécessaire d'y faire « quelques réparations.

 

A St-Jean-le-Thomas, corps de garde situé près, du, petit port il est nécessaire d'y faire quelques réparations.

 

A 'Dragey et Genest, corps de garde détruits inutile. de les rétablir, n'étant pas propres à faire des signaux.

 

A St-Léonard, corps de garde ayant besoin de quelques réparations."

 

La Carte de Cassini, éditée en 1760, mentionne les corps de garde de Bouillon, Carolles, Champeaux, Genest (au Bec d'Andennes) Pt St-Léonard, (au Grouin du, Sud).

 
     
 

 
 

Carte de Cassini

 
     
 

Cette même année 1760, l'ingénieur Géographe Héron, dans sa "Description des, Costes de Normandie" dédiée à "très haut" et "très puissant seigneur Monseigneur Charles-François de Montmorency-Luxembourg, duc, pair et maréchal, premier Baron chrétien de, France, chevalier des ordres, du Roy, capitaine des « gardes du corps de Sa Majesté et Gouverneur de la Province de « Normandie " (9), indique que ces corps de garde sont mal entretenus :... à Bouillon, la couverture est en ruines ;... à Carolles, la couverture est aussi en mauvais état à Champeaux, le corps de garde est en mauvais état.

 

L'utilité de ces postes était d'ailleurs contestée par le Chevalier de Bonneval, ingénieur en chef à Granville, qui écrivait dans un rapport de 1762, conservé dans les Manuscrits de la Bibliothèque Nationale (10)

 

"Le corps de garde de .Bouillon, situé sur une falaise escarpée et vis-à-vis d'un sentier difficile qui communique à la mer et n'est praticable ; que pour les gens a pied, a été jugé inutile, d'autant, « qu'on aperçoit de Granville tout ce qui veut aborder à ce rivage.

 

« C'est pourquoi on a supprimé ce poste.

 

" ... Le corps de garde de Carolles à été abandonné avec raison, « parce que tout. ce qui va à cette côte est obligé de passer à la vue  de Granville, ne pouvant venir par la partie sud, qui est un cul-de-sac; ainsi, tous les corps de garde qui sont entre Granville « et Avranches, sont absolument inutiles.

 

« Le commandant de Granville doit savoir et faire observer ce qui se passe pour envoyer des ordres en conséquence de ce qu'il  voit dans toute cette partie et même y faire filer des retranchements si la circonstance l'exigeait, comme quand les ennemis ont  eu des escadres ou une flotte dans la baye, alors les corps de garde doivent être occupés ; c'est pourquoi on doit les entretenir.

 

Le corps de garde de Champeaux est inutile pour la raison qu'on vient de dire ; mais comme il est situé sur une pointe à la droite de la baie de Cancale, il y sera placé un signal qui répondra au premier de Bretagne établi sur une pointe nommée "le Grouin. de Cancale ; il en sera éloigné de cinq lieues, ce qui est, trop considérable pour bien distinguer les. couleurs ; l'on pense que, pour mieux assurer la correspondance essentielle des signaux, les distances de l'un à l'autre devraient avoir moins de trois lieues; pour diminuer la distance, il serait. nécessaire de mettre encore un signal à la Pointe de Brion, un autre au «  Mont-Saint-Michel et un troisième à la rive gauche de la Baye, sur quelque Pointe qui corresponde au Mont-Saint-Michel et au « Grouin de Cancale. »

 

Plus réservé dans ses appréciations, l'ingénieur en Chef sur les. Côtes de Normandie, De Caux-l'Aîné, rédigea, en 1775, un mémoire pour faire connaître au Ministre l'utilité et la situation des forts, corps de garde et retranchements répandus sur la côte » (11), dans lequel il expose pourquoi furent bâtis ces corps de garde, en accompagnant ses explications de plans détaillés et cotés, à l'échelle de 4 lignes par toise (soit 1/216e), de chacun des corps de garde, et notamment de la "Cabane Vauban" de Carolles.

 
     
 

La cabane Vauban de Carolles

 
     
 

Nous lisons dans ce manuscrit :

 

"La proximité des isles angloises et de nos côtes de Basse Normandie met ces insulaires dans le cas, non seulement de faire «sur ces parties de grosses et petites entreprises, mais même par des petits partis de nous faire une guerre inquiétante. C'est ce qui a obligé de faire sur cette côte, non seulement des forts ou batteries pour défendre les approches, mais même des petits postes ou corps de, garde pour avertir le pays des maraudeurs qui pourraient se glisser pour tâcher de faire quelques enlèvements.

 

Le premier de ces petits postes que l’on trouve en entrant en Normandie, du coté de la Bretagne, est le corps de garde de Saint-Léonard qui, bâti en argile et couvert de paille, n'à pas subsisté longtemps...

 

A cinq quarts, de lieue du corps de garde de Saint-Léonard étoit situé -celui de Genest, sur la Pointe d'Andenne et sur des dunes de sable que la mer a emportées...

 

« A une lieue et demie de Genest se trouve le corps de garde de «St-Jean-lé-Thomas, situé sur le penchant d'une hauteur... '

 

« Le corps, de garde de Champeaux, qui est auprès du précédent, est placé sur une hauteur d'où il voit assez loin en mer...

 

« A une lieue et demie, de ce dernier est le corps de garde de Carolles, sur la Pointe du même nom ; il est sur une hauteur dont le pied est escarpé et baigné des eaux de la mer à toutes les marée. Il découvre dans toute la Baye, voit très bien et est très «bien vu de Granville et du Mont-Saint-.Michel ; il est très bien «places pour faire passer les signaux de Granville au Mont-Saint-Michel qui peut les donner à. la Bretagne, et réciproquement pour faire passer ceux de Bretagne en Normandie. Il est nécessaire parce que la Pointe sur laquelle il est placé et qui ferme la baye «empêche que Granville ne voye le Mont-Saint-Michel qui d'ailleurs; serait fort éloigné.

 

A trois quarts de lieue de Carolles est le corps de garde de Bouillon, sur le bout d'une falaise fort roide...

 

A une lieue et demie du corps de garde de Bouillon, il y a à la Pointe de la Redoute du Roc de Granville un signal qui est très «bien placé.

 

On y voit par ces divers mémoires que la "Cabane Vauban" de Carolles, était un maillon de la chaîne des corps de garde échelonnés entre Granville et Avranches. Il est intéressant de rappeler à ce propos comment était, au XVIII  siècle, organisée la surveillance des côtes, conformément à l'ordonnance de 1681, dont nous avons parlé ci-dessus.

 

Le littoral était partagé en secteurs constituant chacun une Capitainerie garde-côtes, composée d'un certain nombre de paroisses dont les habitants étaient assujettis au guet de la mer ; le 1 mai de chaque année, les capitaines faisaient "la montre et la revus" de ces habitants, "en présence des officiers de l'amirauté", qui en gardaient contrôle dans, leur greffe. Il y avait, dans chaque capitainerie, un "clerc, du guet",, commis tant pour avertir les habitants sujets au guet de se trouver aux revues et de monter la, garde que pour tenir registre des défaillants qui encouraient une peine de trente sols d'amende la première fois et d'une amende arbitraire ensuite.

 
     
 

 
     
 

"Les habitants des, paroisses surjettes au, guet de la mer" étaient "tenus d'avoir en tout temps, dans leur maison, chacun un mousquet ou fusil, une épée, une demi-livre de poudre et deux livres « de balles, à peine de cent sols d'amende ", et ces armes et munitions étaient insaisissables pour dettes, « même pour deniers royaux ». Mais ces prescriptions légales étaient loin d'être observées en fait, comme nous allons le voir.

 

Le littoral de la Basse-Normandie était divisé en 13 "capitaineries", comprenant chacune 5 ou 6  "compagnies", dont le détail nous est donné par une grande carte manuscrite de 1758 conservée dans la Cartothèque de l'Institut Géographique National (13).

 

La capitainerie d'Avranches s'étendait de l'embouchure de la Sélune à celle du Crapeu, limites respectives, des capitaineries de Pontorson et. de Granville.

 

La capitainerie d'Avranches comprenait 6 compagnies, qui devaient s'assembler respectivement au Val-Sajnt-Pair, à St-Jean-de-la-Haize, à Vains-St-Léonard, à Genest, à Dragey et à Carolles.

 

La compagnie de Carolles comprenait les Paroisses de CaroIles, Champeaux, St-Jean-le-Thomas, St-Michel, Angey et La Rochelle et celle voisine de Dragey comprenait Dragey, Ronthon, Champcey et Sartilly.

 

Nous -avons eu la bonne fortune de trouver, à la, Bibliothèque Historique du Génie (14), un volumineux manuscrit in-folio relatant les "Observations faites par le Comte d'Estrées, en 1756, sur « les capitaineries garde-côtes de Basse-Normandie", dont nous extrayons ce qui suit au. sujet de la "capitainerie d'Avranches"

 

"Cette Coste, depuis le Grouin du Sud jusqu'à Champeaux, n'est susceptible d'aucune descente. Aussi n'y a-t-il point de retranchements ni de batterie dans. les cinq lieues qui composent l'étendue de cette capitainerie, quoique il y ait déjà quatre corps de garde.

 

Il faut encore en construire un et changer de place celui de St-Léonard qui sera placé sur le monticule du Groin du Sud où il y aura un signal. L'autre au Bec-Dandennes, vis-à-vis le château de Brion, où il y aura pareillement un signal. « Le troisième corps de garde est à St-Jean-le-Thomas, le quatrième à Champeaux et le cinquième à Carolles. Il y aura aussi « des signaux à ces deux derniers. Les troupes de la capitainerie d'Avranches, qui doit défendre cette Coste,ont leur quartier d'assemblée à Genest ; elles sont composées de 6 compagnies.

 

La communication en avant est fort facile pour se porter jusqu'à la mer et pour suivre l'estran par la gauche jusqu'au Groin du Sud ; mais s'il était question de porter cette troupe du costè de Carolles on ne peut y aller par le bord de la mer qu'en défilant à cause du passage de St-Jean-le-Thomas ; dans ce -cas, la « capitainerie pourrait, en partant de son quartier d'assemblée, se porter facilement par sa droite sur la hauteur de Champeaux en passant par le milieu des terres.

 

La capitainerie de Granville peut avoir quatre lieues. Elle « commence au corps de garde de Bouillon, où la falaise est extrêmement élevée ; à marée basse, on peut descendre par l'estran qui est extrêmement plat, et il y a du pied de la. côte a Granville « une lieue et demie ; à marée haute, il faut suivre une côte peut élevée, et l'on passe à St-Pair, où il y a un corps de garde..."

 

Ce manuscrit reproduit le procès-verbal de la "Revue"  passée dans chaque capitainerie, mentionnant 'les noms des officiers, le détail des villages composant la capitainerie (groupés par Compagnie, en soulignant ceux dont chaque compagnie porte le nom, où elle dépose ses, armes et où elle doit s'assemblé), le nombre d'hommes de chaque compagnie, et le nombre d' hommes restant dans chaque village (constituant le « Vieux Corps du Guet »), ainsi que des observations sur l'armement et le matériel

 

Voici l'état de la "Revue de la Capitainerie Générale d'Avranches" à la date du 3 avril 1756 : l'Etat-,Major comprenait M. de Bréboeuf, capitaine général ; M. Beaupté, major ; M,. Duhamel, aydemajor ; M. Yger, capitaine de guet ; M. Leschamps, lieutenant de guet ; suivent les noms des officiers de chaque compagnie, qui, pour la compagnie de Carolles, étaient . M.Chabert, capitaine ; M. Milit, lieutenant, et.NI. Poulins, enseigne.

 

Les 21 villages de la capitainerie étaient les suivants, groupées par compagnie

 

Le Val-St-Pair, St-Senier, St-Martin-des-Champs. St-Jean-de-la-Haize, Ponts, Lolif. Vains-St-Léonard, Marcé. Genest, Bacilly, Montviron. Dragé, Ronton, Chancé, Sartilly. Carolles, Champeaux, St-Jean-le-Thomas, St-Michel, Anger, La Rochelle.

 

Chaque compagnie comptait 80 hommes, soit ensemble 480 hommes ; le « Vieux Corps du Guet » comptait au total 1422 hommes (dont 23 à Carolles, 46 à Champeaux, 43 à St-Michel, etc ... ).

 

L'état constate que la capitainerie ne possède aucun fusil du calibre de l'infanterie, que les munitions comprennent "200, livres. de poudre et 400 de balles. Il n'y a pas une caisse qui vaille. Il y a un drapeau ".

 

Le mémoire, du Comte d'Estrées attire l'attention sur les signaux installés près de certains corps de garde. Il est intéressant d'indiquer en quoi consistait ce système de signaux, première ébauche des télécommuni-cations futures.

 

L'Ordonnance de 1681 avait spécifié que « le signal se fera de jour par fumée et de nuit par feu ». Un mémoire manuscrit de l’ingénieur Decombe, en date du 27 juin 1697, conservé à Versailles (15), prescrit pour la côte de l'Avranchin que chaque poste de signaux doit avoir « un pavillon branle et un pavillon rouge d'une bonne grandeur »  ; remarquons en, passant la prudence de cette rédaction qui laisse aux intéressés le soin de déterminer eux-mêmes les dimensions de cette « bonne grandeur » ; « un compas ou boussole, •quarante brasses de grosses lignes pour drisses on hisses, deux horloges de sable d'un demi quart d'heure chacune, un matereau de cinquante pieds de long avec un clan à la teste pour passer les hisses ».

 

Les paroisses voisines des lieux proposés pour faire les signaux doivent fournir des vignes, bruyères et ouvraies pour les feux et fumées, et les capitaines garde-côtes doivent faire faire cette fourniture toutes les fois quels en seront requis par les préposés aux signaux.

 

«Les, signaux s'exécuteront de la manière suivante Le pavillon blanc servira à faire connaître par le poste qui le hissera qu'il n'a aucune connaissance de vaisseaux de guerre ennemis ; le pavillon rouge donnera connaissance des vaisseaux que le poste croira de guerre ennemis ; et pour en faire connaître le nombre, ledit pavillon sera hissé autant de fois qu'il y aura de vaisseaux, depuis un jusqu'à cinq.

 

« S'il arrivait, par l'obscurité du temps, que le pavillon ne put être vu,. il sera fait autant de fumées qu'il paraîtra de vaisseaux ennemis depuis un jusqu'à cinq, lesquelles fumées seront disposées de manière qu'on puisse les compter distinctement.

 

Si c'est à l'entrée de la nuit, que le pavillon et les fumées ne puissent être vus, il sera fait autant de feux qu'il paraîtra de vaisseaux ennemis, depuis un jusqu'à cinq, disposés de la même manière que les fumées.

 

Et pour donner connaissance d'un plus grand nombre de vaisseaux on se servira de fumées, savoir pour le nombre de 6 à 12, une fumée répétée deux fois. de demi-quart d'heure en demi-quart d'heure ; depuis 12 jusqu'à 30 deux fumées répétées aussi deux fois ; et pour l'armée, trois fumées, répétées comme dessus.

 

Si c'est la nuit, la même chose sera observée par des feux.»

 

L'observation à grande distance de signaux passablement compliqués devrait être singulièrement difficile. Aussi Decombe fait-il des recommandations au sujet du personnel chargé de ces observations

 

«Il est nécessaire que ceux qui seront chargés de faire ces signaux soient entendus pour distinguer par les manoeuvres et gabarres des vaisseaux s'ils sont de guerre ennemis, afin de les, faire à propos.

 

Il y a dans une partie des postes à établir (à l'île' de Cézembre. à St-Malo, à la Pointe de Cancale, à Granville...), des canonniers qui ont servi sur les vaisseaux, qui s'acquitteront bien de ce petit emploi ; et dans les endroits où il n'y en a point, y envoyer des maîtres ou pilotes entretenus, ou bien choisir des mêmes lieux les plus habiles maîtres de barques ou matelots à qui on donnera la paye des canonniers. Il est très, à propos que les uns et les autres soient logés dans les maisons les plus voisines des lieux où les signaux se feront afin qu'ils puissent souvent voir ce qui •se passe à la mer; et pendant l'été, qu'il y des officiers de marine d'une partie de ces lieux, ces messieurs pourront tenir la main à l'exécution des signaux.»

 
     
 

 
     
 

Malgré ces recommandations, ce système de signaux par fumées devait être fort imparfait; dans sa correspondance avec son Ministre, dont nous avons déjà parlé (16), 11. (le Gastines relate, le 2 juin 1694, les résultats d'une expérience qu'il a fait faire le 31 mai, « à l'heure du midi précise. », avec des « fumées » , et constate que « l'épreuve est tort incertaine parce que quand il vente un peu fort le vent rabat la fumée à terre et empêche qu'elle ne s’élève on manque souvent à les voir ».

 

Un siècle plus tard, le Capitaine du Génie Tasson, chargé de la mise en état de défense des batteries établies sur la partie de la côte dépendant de Granville, écrivait le 1er Frimaire an III (17)

 

« Les avantages. des batteries de côte se réduiraient à bien peu de chose sans les signaux qui avertissent les capitaines des bâtiments et les gardes des batteries des mouvements qui se font en mer... Les signaux, par les avis qu'ils donnent à chaque instant du; jour de ce qui se passe à la mer, sont non seulement très utiles à la navigation côtière qu'elle assure en tenant en éveil les hommes chargés des batteries, mais encore pour axer tir toutes les classes de citoyens batteries, se tenir prêts à marcher de tel ou tel côté ; on peut donc dire que les signaux, tenant essentiellement à la défense des côtes, soit contre de grandes entreprises, soit contre des petites, doivent être parfaitement entretenus.»

 

En conclusion, le capitaine Tasson proposait des dépenses évaluées â 17.128 livres pour l'entretien des baraques des « garde pavillons et du matériel (mâts, gaules, taquet, jambes de force, « drisses, longue vue, etc...) des vigies du Mont-Libre, de Champeaux, de Granville, etc... »

 

Le service des garde-côtes .était lourd pour les populations des villages de la côte, et le cahier de doléance.,. présenté aux Etats Généraux de 1789 par le Baillage du Cotentin fait ressortir à ce sujet les chiffres suivants. : les 48 paroisses « bordantes » du baillage secondaire d'Avranches fournissaient chaque année 160 hommes qui faisaient trois ans de service : il y avait alors. dans chacune des capitaineries de Pontorson et d'Avranches, 4 compagnies de 50, hommes chacune ; la compagnie de Sartilly dépendait de la capitainerie de Granville (18).

 

Dans un rapport daté du 20 juin 1793 (19), le chef de brigade Aug. Jube, inspecteur général des côtes, ne fait pas mention du corps de garde de Bouillon, suggère qu'on en établisse un au Pignon-Butor, et précise qu'il y a un corps de garde à Carolles « vers le milieu de la falaise » et un autre, avec signal, au Bec de Champeaux ; il mentionne aussi les corps de garde de St-Jean-le Thomas (« peu important »), de Dragey, de Genest (détruit) et de Léonard.

 

Les luttes du Consulat et de l'Empire contre l'Angleterre eurent pour conséquence un renforcement de la défense des côtes ; il est probable qu'à cette époque les corps de garde furent restaurés (20).

 

Le 30 Pluviôse an XIII les Anglais firent débarquer une centaine d'hommes sur la côte entre St Jean le Thonas et Genest ; « les « vigies du rocher de Tombelaine et de Champeaux ne virent pas « les embarca-tions s'approcher de terre à l'abri d'une épaisse « brume, mais donnèrent l'alarme au premier coup de feu ; le « sous-préfet d'Avranches réunit la Garde Nationale qui montra le « plus grand enthousiasme mais n'avait pas de munitions ; le maire « de Granville, alerté, envoya un détachement de chasseurs à « cheval et mit sur l'un des chevaux un sas de cartouches à l'intersection de la Garde Nationale d'Avranches ; las troupes se concentrèrent à Bacilly ; l'inspecteur des douanes, Clerget, se porta  vers l'ennemi avec trente hommes de la brigade des douanes.  Mais .quand ils arrivèrent à la ferme de Braqueman, à Poterel,  où étaient allés les Anglais., ils apprirent que ceux-ci s'étaient rembarqués trois quarts d'heure après leur arrivée, sans autre méfait que le vol de 5 oies et 4 canards (21). On chercha en vain le motif de ce raid rapide ; il s'agissait probablement d'embarquer ou de débarquer un émigré ou de la correspondance, mais l'enquête n'aboutit pas.

 

A la suite de cet incident, on s'avisa que 'l'organisation de la défense de la côte avranchine devrait être améliorée ; une note (non signée) adressée au Ministère de la Guerre et accompagnée d'un plan schématique de la côte de Bouillon à Poterel, préconisait l'installation d'une batterie sur le Pignon-Butor, dans les termes suivants, dont nous respectons scrupuleusement la savoureuse orthographe et le style  La Vallée Bouvet connue aujourd'hui sous le nom de Valion des peintres est un Point très important à surveiller par  rapport Qu'elle n'est éloignée de la Pointe de Carolles que (le Cent toises au plus et Lorsque Les Vents sont de la partie dû  N.E. jusqu'en S.E., la Mer est très calme à cette pointe et permet Par Conséquent à des petites embarcations d'y mettre des hommes à terre qui peuvent filer le long de la dite vallée où il y a déjà un chemin qui conduit dans les terres sans que les cinq « hommes de la deuxième compagnie qui sont de garde à Carolles « puissent les empêcher, n'étant pas assez nombreux et avant à « ce défier les habitants des Villages de Bouillon, Carolles et « Champeaux à qui il reste toujours un germe de la Vendée.

 

Il serait Bien à désirer qu'une Batterie Vente Etablie sur la « Pointe de Carolles Pour Deux Raisons : 1 ° tout Bâtiment venant « de Saint-Malo à Granville s'il a le malheur d'être Pour suivit « par l'ennemi il ne peut se sauver de ces mains (s'il n'a pas la « marche .supérieure) , quand venant se mettre auplain de cette Pointe et par ce naufrage éviter Le malheur d'être pris ; 2 ° ; t « que Lorsque la Belle saison est venue Les An ;lois sont tous Les « jours a roder le long de cette côte avec leurs Péniches pour pour voir communiquer avec la terre et qu'elles due Fois ils n’attende « pas cette saison, car dans le mois De Ventose an 13 ils sont venus débarquer entre St-Jean-le-Thomas et Poterel et ont étés ;i ce « dernier Village au nombre de Trente hommes Chez le nommé « Bracqueman. » (22).

 

Aucune suite ne fut donnée, par le gouvernement impérial à cette suggestion (qui fut cependant réalisée Far les Allemands en 1943 !), et un mémoire anonyme, datant probablement d'environ 181 (23), récapitulait. comme suit l'état des défenses. dé la côte

 

« ...La facilité qu'auraient les troupes d'Avranches. de communiquer avec celles de Granville fait qu'on peut être rassuré sur la « défense des côtes renfermées entre ces deux ville et que leur «I garde se réduit à très peu de choses.

 

« ...Lé premier de ces corps de garde était placé sur la Pointe de. « St-Léonard. Comme il n'était construit qu'en terre et en paille, il« a été détruit par le temps ; on peut se dispenser de le rétablir.

 

« ...Le corps de garde de Genet, placé sur une Pointe de dunes avancées dans la mer, a été enlevé par la mer, et il n'est pas nécessaire de le rétabli)‑.

 

« ...Sur le revers au sud de la Pointe de Champeaux, proche le « fond de l'anse de St-Jean-le-Thomas, ‑est élevé un petit corps de « garde qui ressemble  à une baraque de berger ; comme il est « couvert par une montagne, il ne peut correspondre avec lui  « corps de garde sur sa droite et il n'a d'autre objet que de .dé« couvrir ce qui peut arriver sur sa gauche.

 

« Sur la Pointe de Champeaux, qui forme une falaise avancée « dans la mer, est placé le corps de garde de ce nom qui découvre « bien, et est aperçu de très loin. C'est dans ce corps de barde que « doit être installé un gardien pour le signal qui répondra sur sa « droite à celui de Granville et par sa gauche au Grouin de Cancale et au signal intermédiaire qu'on pourrait établir à la Pointe du Château Richeux ou au Mont-Dol. A un quart de lieue en avant, sur le haut d'une falaise « également escarpée, on trouve le corps de garde de Carolles au « de St Michel (24); il est un peu plus bas que le précédent et aune « découverte très étendue, principalement sur sa droite. A trois quarts de lieue du corps de garde de Carolles .est situé celui de Bouillon, sur le penchant droit de la montagne qui forme le côté gauche du vallon dans lequel coule le Thar ; il est avancé dans les terres et adossé à la montagne. Il n'a d'autre objet ,que de voir dans le susdit vallon et sur les miellés qui règnent depuis cette montagne Jusqu’à Granville ; comme de cette ville on découvre parfaitement tout ce qui peut l'approcher, il peut être regardé comme peu utile, et on peut en supprimer la garde. »

 

La carte d'État Major, établie en 1839, ne mentionne aucun de ces corps de garde ; ils ont tous été désaffectés au XIXe siècle, ont servi plus ou moins d'abris pour les douaniers, puis ont été aliénés par les Communes à qui ils appartenaient.

 
     
 

Douaniers vers 1910

 
     
 

Aujourd'hui, le corps de garde de Bouillon est en ruines ; seule subsiste sa façade occidentale ;que l'on voit au flanc de la falaise près de l'endroit où aboutit la nouvelle route montant d'Edenville vers la Névouerie.

 

Les trois corps de garde de St-Jean-le-Thomas, de Champeaux et de Carolles, connus localement sous le nom de « Cabane Vauban..», sont en bon état de conservation ; ce sont de petits bâtiments en pierres, avec une toiture également en pierres, édifiés au bord de la falaise ; de forme rectangulaire, ils ne comportent qu'une seule pièce avec une porte, une cheminée, une fenêtre et un créneau.

 

Celui de St-Jean-le-Thomas, qui est plus. petit que les autres, est assez difficile d'accès ; il est situé à mi-hauteur du coteau à l'ouest de l'ancienne route de St-Jean à Champeaux.

 

Celui de Champeaux,situé sur le bord de la falaise, à cinquante mètres au nord du chemin descendant au Solroc, a été vendu vers 1875 au prix de 42 francs, .plus les frais (25).

 

Quant à la Cabane Vauban de Carolles, qui porte au cadastre le N° B. 446 et y est inscrite pour une superficie de 18 centiares et un revenu cadastral de quatre centimes (26), elle a été vendue par la Commune de Carolles en 1857, revendue en 1874, puis en 1912, puis en 1914, et appartient depuis cette date à un fonctionnaire de l'Administration des Finances qui en autorise le libre accès, sans formalités ni frais, ce dont habitants, estivants et touristes, doivent lui être reconnaissants.

 

En juillet 1915, on eut la surprise de constater que la façade ouest et une partie de la façade nord de la Cabane avaient été badigeonnées de peinture blanche tandis qu'un léger échafaudage en bois avait été édifié sur la toiture, non .sans quelque dommage. Enquête faite, il apparut que ces fâcheuses mutilations du petit monument historique avaient pour objet de faciliter les travaux des services d'études de la grande usine marémotrice. projetée pour utiliser l'énergie des eaux de la Baie du Mont-Saint-Michel.

 

Ainsi, les vestiges d'un Passé guerrier servent .aujourd'hui à préparer un Avenir que l'on veut espérer pacifique...

 
     
 

 

 Notes

 

(1) Cartes gravées de Charles Pène (1693); de F de Witt, de Joachim Ottens, et-du DéPôt de la Marine (1760). Carte manuscrite de Mazin (1750).

(2) Cartes gravées de Mariette (1689) et de Jaillot. Cartès manuscrites du Comte d'Estrées (1756) et de Héron (1760).

(3) Tome Vll(1826-), page 190.

(4) Carolles, les promenades et les pêches du littoral, par Charles Le Breton. 1876.

(5) Archives  du Génie,'à Versailles, carton 1 (44-x), n- 4.

(6) Archives  Nationales, Marine, B3, 82, fol. 117.

(7) Archives  du Génie, carton 1 (44--@, n, 17 bis.

(8) Archives  de la Guerre, à Vincennes, carton 1085, n, 44.

(9) Arch. du Ministère de la Guerre, à Vincennes, volume n. 989.

(10) B.N. Manuscrits, Fonds français, Nouvelles acquisitions, n 1204.

(11) Bibliothèque de l'inspection générale du Génie, à Paris. Volume manuscrit n 71.

(12) Recueil des anciennes loi-, françaises, tome XIX, page 347 - (13) I.G.N., cartothèque, n 2216, placard 11, rayon 4.

(14) Bibliothèque du Génie, à Paris. Manuscrit in-folio n 210.

(15) Archives. du Génie, à Versailles, carton 1 (44-x)  n 15.

(16) Archives Nationales, Marine, B.3, 82, fol. 117.

(17) Archives du Génie, à Versailles, carton 4 (47‑xirr), n° 47.

(18) Bridrey Cahier des états généraux de 1789 tome III p 692

(21) Revue de l'Avranchin, tome XXXII (1942), page 337. Article de M. Hunger

(23) Arch. du Ministère de la guerre, à Vincennes, carton 1942 (E6), N°23 .

(24) Cette dénomination de « corps ‑de garde de St-Michel », appliquée au corps de garde de Carolles, dénomination qu'on, retrouve sous la plume de certains auteurs (notamment. Le Héricher, en 1845), est une allusion au fait que les terrains situés sur la falaise où il est édifié, désignés collectivement sous le nom de « Trait de Néron », appartenaient, sous l'Ancien Régime, à l'Abbaye du Mont-St-Michel ; ils furent au début du XIXe siècle l'objet de revendications de la cure, puis de la commune. de Saint-Michel-des-Loups, mais une ordonnance royale du 26 février 1828 a incorporé ces terrains au territoire de la commune de Carolles.

(25) Mémoires de la Société d'Archéologie d'Avranches, tome X, p. 257.

(26) Archives de la Mairie de Carolles.