LE MONT SAINT MICHEL
  CC 01.04 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICEL
   
  LA MERE POULARD 2/2
         
 

L'ADDITION

 

On s'imaginera peut-être que les services de l'hôtellerie de Madame Poulard comprenaient un personnel nombreux et savamment hiérarchisé, couronne par le préposé à la réception et le directeur, en passant par le cuisinier-chef et le caissier. Quelle illusion ! Le chef lui-même ne fut pas toujours adorné du fameux bonnet blanc à trois ponts. A quoi bon ?


Madame Poulard en personne accueillait ses hôtes et leur assignait leurs chambres. C'était si simple ! On n'avait affaire qu'à elle. Et quand on s'en allait, c'était à elle encore que l'on demandait la note.


- Votre note, Monsieur ? D'abord, nous n'en faisons jamais. C'est la vie de famille, chez nous ... Vous êtes pressé, la voiture vous attend ... Mais partez donc. Vous me payerez une autre fois, quand vous reviendrez ...
- Mais, Madame ...
- Vous y tenez. Eh bien ! faites vous-même votre note. Vous savez ce que vous avez pris.
- Oui. Il y a ceci et cela ...
- Est-ce qu'il n'y a pas aussi une bouteille de vin ?
- Ah : oui, c'est vrai, Madame ; j'oublais ...

 

Madame Poulard avait tout vu, tout retenu, rien oublié.


Néanmoins, il était inévitable, avec un tel système, que des gens distraits ou malhonnêtes s'en allassent sans payer. On disait couramment au Mont Saint Michel, que Madame Poulard perdait, bon an mal an, de ce seul chef, plus de deux mille francs, somme assez rondelette pour l'époque. A qui se faisait l'écho complaisant de cette rumeur, elle répliquait victorieusement :


"Oui, je perdait de l'argent et je le savais. Mais réfléchissez donc. Pourme faire payer strictement, il m'aurait fallu une caissière, que j'aurais dû rétribuer, nourrir, loger, supporter ,. et qui ne m'aurait pas secondée. Tout compte fait, je crois que j'avais du bénéfice. Puis beaucoup de braves gens, rentrés chez eux, se rappelaient leur distraction ou avaient du remords de leur vilaine action : ils m'envoyaient un mandat, avec un mot aimable. Tous m'envoyaient leurs amis. J'y gagnais. C'est comme cela que nous avons fait la réputation de la maison"


Dans cette maison, on le voit, nul embarras de comptabilité. "A la fin de la saison, disait Madame Poulard, nous faisions notre caisse. Nous gardions par devers nous les sommes nécessaires pour passer l'hiver et préparer la saison suivante. Le reste, nous le mettions de côté.

 
     
 

 PREVOIR ET POURVOIR

 

 

Mais ce laisser-aller n'était qu'apparent. Un ordre parfait régnait dans l'hôtel ; tout était prévu, organisé, surveillé. Tout gaspillage était sévèrement réprimé. Voire ! ... il était impossible, la plupart du temps. Gouverner, c'est prévoir. Monsieur et Madame Poulard savaient prévoir et pourvoir.


On admirait, à "Ma Campagne" (petite propriété acquise, à l'extrémité de la Digue, à 2 kilomètres du Mont), d'immenses réserves de bois de chauffage. Et, en été, l'arrivage était régulier des gigots et des poulets ... sans oublier les oeufs.


Un grave problème : l'approvisionnement en eau potable. Point de sources au Mont saint Michel ; des citernes seulement, dans lesquelles on emmagasine l'eau de pluie qui tombe sur les toits. Mais l'affluence des voyageurs avait vite fait d'épuiser les réserves. Pour les renouveler, on avait créé le service ... des eaux. Celui-ci consistait en un tonneau de 1200 litres, installé sur un chariot, et qui s'en allait au trot d'un cheval, une fois ou deux par jour, à la source captée à six kilomètres de là.

 

 
         
 

Il n'empêche que la recommandation rituelle n'était pas superflue : "Messieurs et Dames, je vous en prie : économisez l'eau. Elle nous coûte très cher."
C'était dit avec une telle simplicité et une si grande bonhomie, que l'on n'avait pas envie de sourire. Et l'on tenait compte de l'avis, très docilement.


Madame Poulard ne prétendit jamais donner à ses hôtes "tout le confort moderne". Oh ! que nenni ! Elle se défendait de leur offrir autre chose qu'un simple pied-à-terre, une pauvre auberge de village. A ce tournant, encore, son génie pratique la servit bien.

 

Le soir venu, elle présidait à la distribution des lanternes. Parfaitement. Quelle mélancolie, à la seule évocation de cet usage disparu, aboli par l'électricité ! Au voyageur qui devait gagner son gîte à la "Maison Rouge", à la "Maison Blanche", à la "Maison Verte" - annexes de l'hôtel - on remettait une lanterne vénitienne au chiffre de l'établissement Poulard aîné. C'était le clou de la journée. Vous pensez bien qu'avant d'aller au lit, les clients s'épandaient pas petits groupes sur les Remparts, dans la grand-rue, dans les venelles, où l'éclairage était inexistant. C’est excursions joyeuses, à la lueur blafarde et parcimonieuse des lanternes de papier peint, avait un caractère pittoresque, que les ampoules électriques contraignent à regretter d'autant plus.

 

LA CONCURRENCE

 

Il y a quelque trente et quarante ans, on pouvait lire, ici et là, sur les murs du Mont Saint Michel, des avis dans ce goût : Ne pas confondre ! L'Hôtel Poulard Aîné n'a rien de commun avec les établissements qui portent le même nom ... "


Les deux hôtels, tenus par les deux frères, Victor (l'aîné) et Alphonse (le jeune), se faisaient une concurrence acharnée. De cette lutte, nous ne retracerons ni l'origine, ni les phases curieuses ou dramatiques. Ces histoires défrayaient les gazettes du pays. Mais elles n’avaient, en somme, rien de particulièrement intéressant. Sur quelque terrain que ce soit, les rivalités se déroulent avec un cortège toujours pareil à lui-même.


Disons seulement qu'un jour, Monsieur et Madame Victor Poulard durent abandonner l'Hôtel "Saint Michel Tête d'Or" - où le rival s'installa - et bâtir, dans la Cour du Boulevard, en avant et à gauche de la Porte du Roy, ce qui serait désormais l’hôtel Poulard aîné


Celui-ci prit pour enseigne : "A la Renommée de l'omelette". Le concurrent prit pour devise : "A la renommée de l'omelette soufflée". Ce n'était pas plus malin que cela. Au Mont Saint Michel, rarement on se met davantage en frais d'imagination entre concurrents.


Mais on y voit encore saillir, un peu partout, en majuscules bien lisibles, le nom de Poulard. Beaucoup moins que jadis cependant. La commission des Sites et Monuments y a mis le holà. Aux beaux jours de la lutte, apparaissait plus nettement le succès triomphal de l'omelette, puisque tant de gens se vantaient d'en connaître le secret et d'en monnayer la saveur. La gloire et l'honneur de cette vogue inouïe reviennent sans conteste à celle que, dans l'histoire gastronomique, on appellera tout simplement : "La Mère Poulard".

 

D'ailleurs, il faut bien comprendre que Madame Poulard ne revendiquera jamais un autre titre. A qui la saluait "Reine des Hôtelières" - style de Gazette - elle avait le bon sens et la charmante modestie d'imposer silence : "Non ! disait-elle. La "Mère Poulard". Rien de plus."

 

LA RETRAITE

 

Enfin sonna l'heure de la retraite. Monsieur et Poulard se rendirent compte, à certains indices, qu'il importait de passer à d'autres l'établissement qu'ils avaient créé et conduit à son plein développement, jusqu'à la renommée mondiale. Ils prirent leur décision, à regret, mais avec la joue du devoir accompli. C'est une grande science que de savoir se retirer, ni trop tôt, ni trop tard.


La Société Hôtelière des Centres de Tourisme automobile réunit les deux établissements concurrents et abattit le vieil Hôtel de "Saint Michel Tête d'Or" qui menaçait ruine (1906).


Elle fit construire en haut du village, près de la "Maison Verte", une jolie villa, qui fut baptisée "L'Hermitage", et dans laquelle Madame Poulard ont passé en paix les dernières années de leur existence.


Le matin, les deux époux vaquaient aux soins du ménage. Après-midi, on les voyait - beau temps ou mauvais temps - à pied ou dans une petite voiture attelée d'une mule pacifique, se rendre à "Ma Campagne", où ils se livraient aux travaux de culture et d'élevage.


Madame Poulard aurait pu s'offrir le luxe de s'habiller et comporter comme une femme de la bourgeoisie riche. Elle refusa de quitter son tablier et ses manches de lustrine.


La seule coquetterie qu'elle se permit à "L'Hermitage", fut une réduction de la grande cheminée de l'Hôtel, avec son célèbre tourne-broche.

 

Elle recevait fort peu. Elle aimait pourtant faire un brin de causette avec des personnes particulièrement affectionnées. Mais c'était pour déplorer le laisser-aller des moeurs modernes et les lacunes de nos méthodes d'éducation. Sur ce sujet, elle avait peine à pratiquer l'indulgence et s'en excusait volontiers : "J'ai tort de dire cela ... Je radote..." - Elle ne radotait pas du tout.


1914. La guerre éclate. Madame Poulard, dont le patriotisme était l'une des vertus les plus éclatantes, prit la tête de tous les mouvements de charité que fit surgir au Mont Saint Michel l'universel cataclysme. Avec une exemplaire docilité, elle observait les consignes et recevait les suggestions des maîtres de l'heure. - Economisez les denrées alimentaires, disaqit-on ... Et elle économisait le pain, la viande ... - Cultivez, cultivez ! criaient les augures ... Et elle ensemençait de ses propres mains les moindres parcelles de terrain. "C'est autant de moins, disait-elle, que notre pauvre pays devra se procurer à l'étranger."

 
         
 

Le bon Monsieur Poulard avait un faible pour les gâteaux, pour la pâtisserie fraîche notamment. Or, sa femme poussa l'abnégation patriotique jusqu'à priver son "bonhomme", comme elle disait, de son dessert favori. Elle réduisit de même, d'un doigt ou deux, la ration de vieux vin qui terminait le repas. Il s'en fallut de peu que le cigare journalier ne fût immolé à son tour sur l'autel de la patrie. Monsieur souffrait sans mot dire ces restrictions. Un jour, pressentant de nouveaux sacrifices, il s'attrista ; une grosse larme perlait à sa paupière. Alors, sa femme l'embrassa et le consola comme un enfant, et lui rendit ses gâteaux et son plein verre de vin. Il les avait bien mérités.

 

Aussi bien, la victoire était assurée. Nous étions en septembre 1918.
 

En ces mauvais jours, Monsieur Poulard faisait fonctions de maire. Il s'acquit ainsi un titre de plus à la reconnaissance de ces concitoyens. Le 11 novembre 1918, à 13 h. 30, la nouvelle de la signature de l'armistice ayant été confirmée, il fit publier à son de caisse une proclamation qui commençait par ces mots : " Gloire au Tout-Puissant", et qui magnifiait, en excellents termes, l'héroïsme victorieux de nos soldats et de nos marins.

 

Hotel de la mere "Poulard",

collection CPA LPM 1900

 
 

LA VISITE DU "TIGRE

Georges Clemenceau avait été à plusieurs reprises, l'hôte de Madame Poulard. Il aimait prendre, auprès du fils, des nouvelles de sa mère, chaque fois que l'occasion s'en présentait. Il n'y manquait jamais. Or, un certain jour d'après-guerre, il manifesta le désir de revoir celle qui l'avait si aimablement reçu au Mont Saint Michel. Le voyage fut concerté. Le "Tigre" se rendant en Vendée pour ses vacances, quoi de plus facile ? Un simple petit crochet ...

 

L'entrevue fut extrêmement touchante.


- Ah ! Monsieur Clemenceau, permettez-moi de vous embrasser, pour vous remercier d'abord d'avoir sauvé mon pays.

- Allez-y, Madame ! C'est bien bon de votre part.

 

Et la "Mère Poulard" embrassa, sans plus de façons, le vieux "Tigre", qui se laissa faire  avec attendrissement.

 

Puis, on causa :

 

- Monsieur Clemenceau, je vais vous dire que tant que vous renversiez les Ministères, je ne vous aimais pas. Je trouvais que c'était très mal. Mais je vous aime beaucoup maintenant.

- J'accepte le compliment, chère Madame. Mais, vous savez, il ne faut pas m'en vouloir d'avoir renversé les Gouvernements. Plus ça change, plus c'est la même chose. Il ne fallait pas vous inquiéter.

 

Le "Tigre" s'assit à la table de la "Mère Poulard" et déjeuna d'un bel appétit. Il va de soi que l'omelette figurait au menu - le vrai menu de l'hôtel, remis en honneur pour cette circonstance historique. Et l'omelette fut faite par Madame Poulard elle-même, sous les yeux du "Père la Victoire"

 
         
  LES NOCES D'OR

Le lundi 15 janvier 1923, le Mont Saint Michel était en fête. Les cloches sonnaient à toute volée. Entourés de leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, Monsieur et Madame Victor Poulard célébraient leurs noces d'or.


A l'Evangile de la messe d'action de grâces, le Curé du Mont Saint Michel prit la parole. Il commenta le récit évangélique des noces de Cana, ces noces où l'imprévoyance des jeunes époux faillit provoquer ... une catastrophe que prévint et empêcha fort heureusement la Mère de Jésus ... qui "était là !"


" ... Ils n'ont plus de vin ! murmura-t-elle à l'oreille de son Fils.

connaissez la suite ... et comment il advint que l'eau fut changée en vin délectable, au grand ébahissement, voire au scandale de l'ordonnateur du festin, lequel se permit d'admonester assez impertinemment l'époux d'avoir réservé pour la fin "le vin le meilleur".


"Vous avez été jeunes - et jeunes époux - cher Monsieur et chère Madame Poulard. Mais je ne crois pas que l'histoire vous taxe jamais de pareille imprévoyance. Autrement, vous ne jouiriez pas de cette renommée mondiale, que vous avez si bien méritée : d'hospitalité simple, cordiale, souriante; empressée ... parfaite, pour tout dire.

 

Terrasse de la Mére "Poulard"

 
         
 

"Votre auréole légendaire est inséparable désormais de la gloire du Mont Saint Michel. On sait pourquoi.


"A cane, il y avait pléthores d'invités, ce qui fut cause que manquèrent les provisions. Dans certaines hostellerie que nous connaissons, semblable mésaventure se produisit-elle ? Nous ne le supposons pas. Bien au contraire, vos hôtes témoignent à l'envi qu'ils pouvaient frapper à votre porte, humbres ou grands, sujets ou princes, à toute heure et en tout

nombre, avec la certitude de rencontrer bon accueil, bon gîte et bonne table. Je n'ai pas ouï dire que le miracle de Cane se soit jamais renouvelé dans votre hostellerie ... sans doute parce que jamais il n'y eut lieu d'y recourir.

 

"Quand le monde, demain, apprendra que Monsieur et Madame Poulard ont célébré leurs noces d'or, il y aura des exclamations joyeuses et, je m'assure, des prières, qui monteront du coeur aux lèvres de leurs anciens hôtes - dans les deux hémisphères - à l'honneur et en faveur des heureux jubilaires.


"Avec vous, nous rendons grâces à Dieu pour ces cinquante années de labeur probe, consciencieux, acharné ; pour les bénédictions célestes qui leur assurèrent bonheur et fécondité ! ... "


En terminant son allocution, le Curé du Mont Saint Michel déposait dans la corbeille des jubilaires, la faveur appréciée de la Bénédiction apostolique, envoyée par le Souverain Pontife.

 

Quelques jours après, un journal local disait : "Cette digne et brave femme [Madame Poulard] est-elle décorée ? Elle a rendu certainement plus de services à la France, en augmentant à l'étranger la belle renommée de la cuisine française, que la plupart de ceux qui ont reçu un bout de ruban pour complaisance politique".

 

Madame Poulard n'était pas décorée ...

 

LES DERNIERES ANNEES

 

Ces sortes de fêtes jubilaires sont vouées le plus souvent, hélas ! à précéder de près le glas funèbre. Ce fut le cas pour M. Victor Poulard, qui mourut le 10 octobre 1924, âgé de 76 ans.
La séparation fut extrêmement douloureuse au coeur de celle qui restait : "Nous étions si unis, aimait-elle répéter. Songez donc !" Et c'était vrai.


Monsieur Poulard professait pour sa femme un véritable culte. Son sentiment était amplement justifié, on le sait, par les qualités maîtresses qui avaient mis de bonne heure, au front de la petite Nivernaise, comme une auréole de gloire. Du moins, Monsieur Poulard eut le mérite de les distinguer et la sagesse de s'effacer, tout en gardant dans les domaines divers - quoique plus humbles - qu'il se réservait, une parfaite indépendance. Il eut en outre la vertu de ne pas se soustraire à l'empire du coeur, quand pour le préserver d'un petit défaut mignon, trop répandu dans ce milieu de marins-pêcheurs, Madame Poulard faisait appel à l'affection de son mari.


La mort ne brisa les liens qu'en apparence. Sans y manquer un seul jour, la veuve s'imposa d'aller, chaque soir, sur la tombe de son "pauvre bonhomme". On la voyait donc, à la brune, gravir l'escalier qui mène au petit cimetière des concessions. Là, elle s'attardait dans une contemplation muette ; puis ses lèvres remuaient. Elle faisait "avec lui", comme jadis, sa prière. Elle disait enfin affection inaltérable et son espoir de rejoindre là-haut celui qui l'y avait précédée.


Depuis longtemps déjà - on ne se sait pas trop pourquoi - une légende s'était formée. Les étrangers étaient convaincus que Madame Poulard était morte ; ils cherchaient sa tombe parmi celles qui avoisinent l'église paroissiale. On avait peine à les détromper.

 

Même plusieurs années avant sa mort, Madame Poulard a pu lire dans un livre, exposé à la vitrine des marchands de souvenirs ... qu'elle était "décédée depuis longtemps, après fortune faite", et non sans avoir laissé son nom à "cinq ou six restaurants dans la cour du Boulevard"

 

! ? C'est ainsi que l'on écrit l'histoire.

 

LA MORT

 

A la vérité, les jambes n'étaient plus très bonnes ; l'amaigrissement progressait assez rapidement.


Bientôt, il fallut renoncer à la promenade quotidienne à "Ma Campagne". On ne vit plus Madame Poulard, hors de chez elle, que les dimanches, à l'église, pour la messe qu'elle suivait avec grande application, et en donnant autour d'elle l'exemple de la bonne tenue.

 
"Vous demandez qu'on se lève à certains moments, disait-elle à son curé,

 vous voulez qu'on s'agenouille à d'autres ... C'est tout naturel.

 Il faut qu'on vous obéisse. Vous devez l'exiger."

 

Elle avait à ce point l'amour de la l'ordre et de la discipline.


Pour la dernière fois, elle assista à la grand messe, le dimanche des Rameaux

29 mars 1931.

 

A la sortie, elle se déclarait vaincue par le mal. "Ca ne va pas !" disait-elle. De fait, elle souffrait terriblement.

 

Ce fut ainsi, cinq semaines durant. Avec une patience et une résignation admirable, elle supporta ses douleurs. Mais soucieuse - toujours - de sa dignité et de son indépendance, elle se refusa à recevoir aucune visite, en dehors du cercle restreint de ses vieilles amitiés. Elle était, d'ailleurs, entourée des soins les plus affectueux et les plus dévoués de ses enfants.


Jusqu'au bout, elle conserva sa merveilleuse lucidité et sa mémoire impeccable et le sens aigu de la droiture et de la correction.

 

Spontanément, elle demanda - elle commanda plutôt - à son curé de lui donner les derniers sacrements.

 

Enfin, le 7 mai 1931, elle rendit son âme à Dieu.

 

LA FEMME FORTE

 

Madame Poulard, nous l'avons dit, regrettait de ne pouvoir écrire ses Mémoires. non point, certes, par un sentiment de vaine ostentation, inconnu à cette brave femme, mais par le désir sincère et très vif de livrer aux nouvelles générations les leçons de sa vie.


Effectivement, il y a à retirer de cette existence, si simple pourtant, de très belle leçons, que le lecteur aura dégagées sans peine.


Du magnifique portrait que la Bible trace de la "femme forte", n'y a-t-il pas plus d'un trait que l'on pourrait, sans exagérations aucunes, appliquer à la "Mère Poulard" ?

 

Oui, on en trouvera plus d'un

 

"La femme forte, qui à bien plus de prix que les perles ... Le coeur de son mari a confiance en elle et les profits ne lui feront pas défaut. Elle lui fait du bien et non du mal, tous les jours de sa vie.


"Elle recherche de la laine et du lin, et travaille de sa main joyeuse ... Elle se lève lorsqu'il est encore nuit, et elle donne la nourriture à sa maison, et la tâche à ses servantes.
"Elle pense à un champ, et elle l'achète : du fruit de ses mains, elle plante une vigne. Elle ceint de force de ses reins, et elle affermit ses bras. Elle sent que son gain est bon ; sa lampe ne s'étaint pas pendant la nuit.

 

"Elle met la main à la quenouille et ses doigts prennent le fuseau. Elle tend la main au malheureux, elle ouvre la main à l'indigent. Elle ne craint pas la neige pour sa maison...
"Son époux est bien connu aux portes de la ville, lorsqu'il siège avec les anciens du pays ...
"La force et la grâce sont sa parure, et elle se rit de l'avenir. Elle ouvre sa bouche avec sagesse, et les bonnes paroles sont sur sa langue.

 

"Elle surveille les sentiers de sa maison. Ses fils se lèvent et la proclament heureuse, son époux se lève et lui donne des éloges ...


"Donnez-lui du fruit de ses mains, et que ses oeuvres disent sa louange aux portes de la ville"

 

Au petit cimetière du Mont Saint Michel ... sur la pierre de granit qui recouvre leur dépouille mortelle, on lira désormais :

 

Ici reposent

 

Victor et Annette POULARD
Bons époux - Bons hôteliers

Daigne le Seigneur les accueillir
Comme ils reçurent leurs hôtes

 
         
   

 

 

 

 

 

  LE MONT SAINT MICHEL
  CC 01.04 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICEL
   
  LA MERE POULARD 1/2
         
 

 
         
 

La mére " Poulard "

Par E. COUILLARD 1932

Curé du Mont-Saint-Michel

 

Les journaux des deux mondes ont signalé la mort de Madame Poulard, avec un empressement et en ensemble qui attestent d'emblée le renom universel de la célèbre hôtelière.


Chacun y est allé de ses souvenirs.

A lire ces entrefilets, on dirait que tous les publicistes ont mangé l'Omelette au Mont Saint Michel.

Après tout, c'est bien possible.


Néanmoins, quantité de commentaires ont paru assez pauvres, et les anecdotes n'ont pas été d'une extraordinaire opulence. Puis, à côté des choses exactes et correctes que d'erreurs ou de platitudes !
La "Mère Poulard" méritait mieux.


Nous l'avons pensé.


Ces pages, écrites de bonne foi et en connaissance de cause, n'ont d'autre prétention que d'apporter un humble témoignage à une femme de grande simplicité et de réel mérite.


E. C. Juin 1931

 
         
  ANNETTE BOUTIAUT

 

Annette Boutiaut était entrée, en qualité de femme de chambre, au service de M. Edouard Corroyer, architecte en chef des Monuments historiques, auquel le Gouvernement allait confier la charge de restaurer l'Abbaye du Mont Saint Michel (1872).


Entreprise considérable, à l'estime de quiconque a connu l'état d'universel délabrement de la Merveille de l'Occident à cette époque. Ce n'est pas ici le lieu de décrire cette immense détresse : tout était à refaire.


Il est vrai, Monseigneur Bravard, évêque de Coutances, et les Missionnaires qui occupaient les Logis abbatiaux à titre précaire s'étaient employés de leur mieux à déblayer et consolider les salles monastiques, souillées et dévastées par la Révolution et cinquante années d'affectations régulière aux services pénitentiaires. Mais leurs maigres ressources ne leur avaient pas permis aucun travail vraiment sérieux. Il faut convenir que pour restaurer le Mont Saint Michel, il était indispensable de faire appel à l'Etat. Pour étudier à fond le monument, dresser un plan de restauration et diriger les travaux les plus urgent, M. Corroyer dut faire des séjours fréquents et prolongés au Mont Saint Michel. Il emmenait sa femme, sa fille et sa servante.

 

Madame Poulard, collection CPA LPM 1900

 
         
 

C'est au cour d'un de ces voyage qu'Annette Boutiaut fit la connaissance d'un brave garçon du pays : Victor Poulard, fils aîné du boulanger. Elle avait alors 21 ans.


Annette était née à Nevers, le 15 avril 1851. De condition modeste, mais d'une parfaite honnêteté et d'une fermeté exemplaire dans le travail et dans l'ordonnance de leur foyer, ses parents lui avaient inculqué de très bonne heure ces grandes vertus naturelles, qui donnent à une âme un relief puissant et impriment à la vie sa direction essentielle.

 

L'instruction n'avait pas été poussée très loin, car il fallait vivre, et les enfants devaient travailler manuellement dès le jeune âge. Devenue hôtelière, Annette prendra des leçons d'orthographe et de calcul près de la Religieuse institutrice du Mont Saint Michel : elle se montrera d'ailleurs excellente élève.

 

Les qualités de l'esprit et du coeur suppléaient aux lacunes de l'instruction.

 

Le 14 janvier 1873, à Saint Philippe-Du-Roule (Paris), fut célébré le mariage de Victor Poulard et d'Annette Boutiait. M. Corroyer était le témoin de la mariée.

Or, le jeune ménage avait prit à bail l'auberge de "Saint Michel Tête d'Or", située dans la Grande-rue du Mont Saint Michel, en face du "Logis de l'Arcade", à l'endroit où se trouve actuellement un magasin de souvenirs : "Au Paradis des Touristes"

 

SAINT MICHEL TETE D'OR

 

En ce temps-là, trois pauvres auberges se partageaient la clientèle du Mont Saint Michel. Clientèle très réduite encore. La suppression de la Maison Centrale, devenue effective en 1865, avait jeté le désarroi dans la petite ville. Plus de prisonniers, plus de garnison, plus de familles venant visiter les détenus politiques ou autres, très peu d'amateurs d'art - l'Abbaye était un chaos - très peu de pèlerins, car la chrétienté était déshabituée du sanctuaire fameux par soixante-dix années de désaffectation. Enfin, la Digue insubmersible n'existant pas, l'accès du Mont, de tout temps réputé périlleux, l'était tout particulièrement depuis les récentes incursions de la Sélune au sud de la Baie.

 

Sous les auspices de Madame Poulard, l'auberge de "Saint Michel Tête d'Or" débuta donc plutôt modestement. Mais bientôt le mouvement des pèlerinages prit une grande extension. On sait qu'à la suite de la guerre de 1870-1871, Lourdes, Paray-Le-Monial et le Mont Saint Michel, pour ne citer que ces sanctuaires, furent le théâtre d'imposantes manifestations religieuses. Le 3 juillet 1877, la statue de saint Michel fut couronnée solennellement, au nom du Pape Pie IX, par le Cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, en présence de vingt-mille pèlerins. La Chaîne était renouée.


De leur côté, les touristes reprenaient peu à peu les chemins "montois". Et l'on pensera sans doute que, dans le monde des artistes, le patronage discret de l'architecte en chef n'était pas pour nuire à l'hôtellerie de "Saint Michel Tête d'Or".


C'est alors que Madame Poulard inventa ... l'Omelette.

 

L'OMELETTE DE LA MERE POULARD

 

Annette Boutiaut était une femme intelligente et perspicace, douée d'un remarquable esprit de discernement et de décision. Pour découvrir le secret de son étonnante fortune, elle n'eut, semble-t-il, qu'à observer.


Elle vit que les voitures publiques - les pataches de la Mère Lemoine - arrivaient au Mont ... quand elles pouvaient, tantôt à une heure et tantôt à une autre, selon les marées et l'état de la grève. Les servantes des hôtels en surveillaient l'approche du haut des Remparts. A l'aide de longues-vues marines, elles en évaluaient le contenu.


Au débarcadère, devant la porte de la ville - témoin quatre fois séculaire des exploits des goglus (1) de toutes les belles époques - c'était un tumulte indescriptible. A grand renfort de cris, d'appels, de protestations, de renchérissement, on se partageait les voyageurs ahuris, empoignés, tiraillés, finalement résignés et amusés. Tout au long des âges, ce fut ainsi. Le visiteur se laissait conduire docilement à l'auberge qui avait l'heur de posséder les rabatteurs les plus audacieux ou les plus persuasifs.


A "Saint Michel Tête d'Or", il était salué par le plus gracieux sourire de l'hôtesse, en tablier et manches de lustrine. Ah ! le sourire de Madame Poulard ! Combien éloigné du sourire commercial ! Il donnait aux étrangers l'impression très nette qu'ils franchissaient le seuil de la maison familiale.


C'est une mère qui reçoit ses enfants, avec un empressement sans feinte, une simplicité sans détours : "Avez-vous fait un bon voyage ? ... Passez vite à table, car vous devez être mort de faim ... Madame, donnez moi ce manteau, que je le fasse sécher ... Soyez tranquille, on vous le rendra repassé pour la visite du château (2). Prenez cette écharpe en attendant ... Et cet enfant, n'a-t-il pas eu peur ? ... Maintenant, remettez-vous. Prenez votre temps. Mangez bien. Et quand vous aurez fini, on vous montrera le chemin."

 

De fait, les voyageurs arrivaient affamés, la plupart du temps ; ils suppliaient qu'on les servît sans aucun retard. Mais le moyen de leur donner satisfaction ? L'incertitude de l'heure et du nombre n'était-elle pas un obstacle invincible à une préparation éloignée ? Il fallait improviser quelque chose.

 

Madame Poulard comprit que l'omelette seule, pouvait résoudre le problème. Pendant que le client prenait place à table, on cassait les oeufs, on les battait ; un grand feu de bois - de bois très sec toujours - flambait dans l'être. En un tour de main d'une suprême élégance, Madame Poulard avait confectionné une omelette rosée, baveuse, savoureuse à souhait, et qu'elle offrait elle-même à ses hôtes : "Voilà Messieurs !Vous n'aurez pas attendu trop longtemps. Ne craignez pas, on vous prépare une seconde omelette."

Et en effet, on repassait le plat, au grand étonnement et à la grande joie des convives. Autour de l'omelette de la "Mère Poulard", c'est un cycle de légendes qui s'est formé.  Tous les maîtres queux du monde ont émis la prétention d'en révéler le secret. Tel livre de cuisine nous apprendra, par exemple, que Madame Poulard écartait une partie des blancs d'oeufs, dans la proportion de un sur trois, et versait dans la poêle, au cours de l'opération, un verre à bordeaux de crème fraîche. Erreur.

 

Le 6 juin 1922, répondant à Monsieur Robert Viel, bibliothécaire de l'Académie des Gastronomes, qui lui avait demandé sa recette, Madame Poulard déclarait textuellement :

 
         
 

"Voici le recette de l'omelette : je casse de bons oeufs dans une terrine, je les bats bien, je mets un bon morceau de très bon beurre dans la poêle, j'y jette les oeufs et je remus constamment" (3)


Et la tradition s'est établie. Aujourd'hui

 

Tournez. Roulez. Déposez sur le plat. Servez chaud."

 

pas un visiteur - pour peu qu'il soit teinté de snobisme - n'osera se soustraire au rite – car c'en est un - qui l'oblige à manger, au Mont Saint Michel, l'omelette de la Mère Poulard. Il s'estimerait déshonorer d'y avoir contrevenu. Aussi bien, l'omelette figure-t-elle désormais invariablement sur l'invariable menu de tous les restaurant montois. Et voilà comment le nom du Mont sAint Michel est lié à celui de la prestigieuse omelette de Madame Poulard. Il y a quelque quinze ans, un missionnaire français, né aux confins de la Baie du Mont Saint Michel, se trouvait dans un compartiment de chemin de fer, au Japon. D'une oreille distraite, il suivait les propos de ses deux compagnons de route, un Américain et un Japonais, qui causaient voyages.

 

Collection CPA LPM 1900

 
 

- Etes-vous allé en Europe ?
- Certainement.
- Vous êtes allé en France ?
- J'ai commencé par elle.

- Oh ! Les châteaux de la Loire, la Bretagne ...
- Avez-vous vu le Mont Saint Michel ?
- Quelle merveille !
- Avez-vous mangé l'omelette de la Mère Poulard ?
- quelles délices !


Le missionnaire ferma les yeux. En rêve, il revoyait la silhouette aimée du Mont, qu'il avait contemplée si souvent, aux jours lointains de son enfance ... Mais pour ces deux étrangers qui parlaient, le Mont Saint Michel et l'omelette étaient associés indissolublement.

 

- Vous avez vu Paris ?
- Evidemment.
- Et quoi encore ?

 

(1) Goglus, pisteurs, rabatteurs, à la solde des hôtels. Mot d'origine incertaine, selon Littré, mais dans lequel Diez incline à voir un radical gog, qui a le sens de tromper, dans le celtique. - Dans ses Curieuses Recherches du Mont Saint Michel, I. page 342, Dom Thomas Le Roy rapporte une ordonnance de l'archidiacre, prieur de l'abbaye, en date du 26 mai 1646, et qui a pour objet la répression de faits graves commis par les goglus de ce temps, au détriment des pèlerins.

 

(2) Il y a quelque cinquante ans, les vieux montois appelaient "Château" l'Abbaye

 

(3) Ainsi donc, la formule de l'Omelette de la Mère Poulard serait la suivante : "Battez des oeufs très frais. Mettez dans la poêle un bon morceau de beurre frais. Ne laissez pas roussir. Jetez les oeufs dans la poêle. Remuez constamment. Ne laissez pas trop cuire l'omelette.

 

LE MENU TRADITIONNEL

 

Au Mont Saint Michel, il serait parfaitement vain de se mettre martel en tête pour établir des menus savants et compliqués pour tous les jours de l’année. Ce sont les clients qui changent. A quoi bon varier les menus ?


Chez Madame Poulard, l'omelette ouvrait la voie à un joli cortège de plats appétissants.

Qu'on en juge :

 

Déjeuner

 

OMELETTE AVEC JAMBON
COTELETTES PRE-SALE
POMMES SAUTEES AU BEURRE
POULET ROTI
SALADE
DESSERT

 

Dîner

 

POT-AU-FEU
BOEUF BOUILLI
POISSON
ROUELLE DE VEAU A LA CASSROLE
GIGOT ROTI
SALADE
DESSERT

 

Prix : (cidre compris) : Déjeuner : 2 fr. 50 - Dîner : 3 fr.

         

 

On conviendra que le client pouvait être content. Il l'était et ne ménageait pas ses éloges. Mais on retiendra, en passant, cette haute leçon de morale : à ce compte, il a fallu à Monsieur et Madame Poulard trente ans et plus d'une vie de labeur et de probité pour réaliser une fortune, que l'on estimerait médiocre aujourd'hui et qui l'est en effet. C'est un exemple qu'il importerait à plusieurs de méditer.


"Et encore, aimait dire la bonne Madame Poulard en ses vieux jours, nous avons eu de la chance, beaucoup de chance. Nous avons été des privilégiés. Dieu a été bon pour nous ... "


Elle ajoutait : "Ah ! si je le pouvais j'écrirais mes Mémoires, pour montrer à tous ces gens d'après-guerre, qu'ils ont tort de vouloir faire fortune en quelques années. Ce n'est pas permis. On ne peut pas être heureux sans travailler, quand on peut encore travailler. Nous avons quitté notre hôtel, seulement quand nous ne pouvions plus en supporter la fatigue. Nos pauvres jambes n'en voulaient plus. Mais nous avons su nous occuper toujours dans notre retraite ... Ce que je voudrais dire, c'est qu'une petite fille, partie de rien, a pu faire ce que j'ai fait en restant honnête et digne ... Y at-til plus heureux que nous, dîtes-moi ? Que j'ai de reconnaissance au bon Dieu et à tous ceux qui nous ont servis ou qui nous ont témoigné de l'affection !"


Tout cela était exprimé avec un accent de conviction qui ne trompe pas

 

LES GUIDES - LES SERVITEURS

 

Curieuse physionomie que celle de l'hôtellerie de la "Mère Poulard" ! Nous avons parlé de l'accueil. Or, pendant que passait et repassait l'omelette dans la salle à manger, on pouvait voir, devant le brasier de la grande cheminée, tourner lentement, avec une imposante majesté, les broches garnies de poulets dodus et de gigots fondants, ruisselants, dorés grésillants.


Et l'on n'était pas peu surpris de voir la bonne hôtesse - "la toute gracieuse, toute belle" disaient à l'envi les journaux - insister pour que Monsieur acceptât cette côtelette et Madame cette aile de poulet ... ou cette tranche de gigot. C'était de l'inédit.


Au sortir de table, les voyageurs trouvaient à leur disposition des guides complaisants, empressés : petits garçons alertes, au parler savoureux, braves femmes du pays, coiffées du bonnet de lingerie. Femmes et garçonnets portaient manteaux et parapluies et montraient, chemin faisant, les curiosités du Mont. Le boniment était bien agrémenté de quelques erreurs historiques ou archéologiques, les anachronismes fourmillaient. Mais on pardonnait volontiers, en considération de la bonne grâce et du pittoresque. Puis, on entendait de si belles légendes, contées avec un air ingénu et des tournures imprévues !


On rencontrait aussi, à l'angle d'une courtine, dans l'ombre d'une venelle, inévitablement, soit Jean de Tombelaine, soit le grand Lebrec, ou d'autres, ... pieds nus, jambes nues, le pantalon retroussé à bloc, le béret en combat, mais le geste large, la bouche épanouie et la voix formidable.

 
     
   

Jean, "marquis de Tombelaine", était un pauvre hère, hirsute, semi-idiot, une brute - mais une belle brute - aux allures mystérieuses, venu on ne sait d'où - ou plutôt, on le savait trop bien - et qui vivait de sa pêche, quand il pêchait, couchant où il pouvait, mangeant et buvant de même. Au demeurant, inoffensif et olympien. Les étrangers étaient frappés par cette figure énigmatique. La légende du Marquis de Tombelaine s'élaborait. Plus tard, on l'exploita.

 

Le grand Lebrec rivalisait avec le Marquis. Après boire ... la rivalité chevaleresque tournait au vinaigre. Lebrec empruntait au romantisme échevelé des prisonniers politiques - avec lesquels, lui, détenu de droit commun, il avait voisiné dans la geôle de là-haut - une emphase qui n'était pas pour déplaire à ses contemporains.

 

Conduisant un groupe de dames, qui admiraient les ravenelles, ornement printanier des vieux murs, il enfourchait prestement le parapet et se penchait dans le vide. "Mesdames ... pour vous servir !" Une dame se pamait de frayeur : "Oh ! Monsieur, de grâce !" Mais le héros avait repris son équilibre : une fleur à la main, il se précipitait aux genoux de la dame : "Madame, mourir en cueillant pour vous cette fleur, ç'eut été le plus beau jour de la vie." On devine que le pourboire répondait au geste.

 

Jean, "marquis de Tombelaine"

 
         
 

 Les mauvaises langues - Il y en a partout - disaient bien que Lebrec arrachait, à l'aube, toutes les ravenelles qui étaient à portée de la main, pour se donner la gloire ... et l'avantage de cueillir les autres, devant témoins, au péril de sa vie. Mais c'étaient de mauvaises langues.  

 

Que d'autres aventures mi-plaisantes, mi-tragiques, à son actif ! Tel Anglais s'en souviendrait, que Lebrec feignit de sauver d'un enlisement, savement préparé et agrémenté d'une mise en scène, qui dénotait de la part de son auteur, un réel talent. Ah ! les bonnes histoires de ce temps-la !


Un jour, dans le costume que nous avons décrit, Lebrec introduisait à l'église de la paroisse, un certain nombre de visiteurs. Le curé crut de son devoir de faire observer au guide l'inconvenance de sa tenue dans le lieu saint. Mais lui, sans se déconcerter, montra le grand crucifix de bois : "Celui-là pourtant mon père, était nu sur sa croix ..." Le curé dut s'incliner.


Pour compléter la galerie des guides, qui gravitaient - sans lui appartenir strictement - autour de l'hôtel Poulard, il faudrait crayonner le portrait du Père Paul et de la Paulesse, sa digne épouse ; de Céline, la sourde-muette ; des petites Dumoussel et de combien d'autres.


Il faudrait également évoquer le souvenir des serviteurs et des servantes qui ont contribué pour leur part - sous la direction avisée et ferme de Madame Poulard - à établir la renommée mondiale de son hôtel. Citons, du moins, le cuisinier Le Dézert, auquel l'hôtesse confia longtemps la charge de faire les omelettes, quand elle-même fatiguée ou appelée à d'autres devoirs, devait se contenter de paraître de loin en loin devant l'âtre, pour le plus grand bonheur des touristes, avides de la contempler dans l'exercice de ses fonctions.


Citons encore Pierre Ponceau, le garçon de café aux cheveux admirablement bouclés ; et sa femme, Marie Avril, la petite femme de chambre en bonnet blanc, que maints habitués de l'hôtel se rappellent toujours.

 

ARTISTES ET HOTES DE MARQUE

 

Comme bien on pense, l'hôtellerie de la "Mère Poulard" devint de très bonne heure le rendez-vous des artistes et des archéologues. Accueil charmant, séjour paisible ... en un site enchanteur, riche de grands souvenirs ... que fallait-il de plus pour retenir les uns et les autres ? Ils usaient donc très largement de l'hospitalité qui leur était offerte. Je dis "offerte". Car ni les artistes ni les archéologues - gens peu fortuné d'ordinaire - n'avaient à se soucier à l'excès de payer leur écot.


Madame Poulard tenait essentiellement à leur ôter jusqu'à l'anxiété du règlement de la pension à fin de mois. Souvent, elle accepta - et avec bonne humeur - en guise de paiement, une aquarelle, un crayon, une pochade quelconque. Mais, dans la dédicace de l'oeuvre, passait le coeur de l'artiste.


A "l'Hermitage", où elle vécut les dernières années de sa vie, on a réuni une jolie collection de tableautins qui - en dehors de son incontestable valeur intrinsèque - a la saveur exquise d'un referendum spontané.


Mais l'hôtesse laborieuse avait quelque peine à comprendre, qu'avant de produire, l'artiste doit rêver. Elle ne pénétrait pas davantage la flânerie de l'archéologue. Le premier surtout, qui attend, jour après jour, l'inspiration et recherche ensuite les conditions atmosphériques les plus favorables, s'attirait des remontrances sévères, réitérées : "Mais travaillez-donc, Monsieur, faites quelque chose ... n'importe quoi, mais quelque chose." Hélas ! le conseil demeurait sans résultats.


Alors, Madame Poulard y allait d'une petite requête, comme d'un service à lui rendre :

 

 "Tenez : aujourd'hui, il pleut ... Vérifiez donc nos factures." Stratagème d'une délicatesse émouvante, inventé par cette femme au coeur d'or, pour éviter au pensionnaire l'aveu pénible de sa détresse pécuniaire, qu'elle sentait profonde, incurable. Au départ, elle dirait avec un détachement magnifique : "Votre note ? ... Mais vous m'avez rendu des services. Nous sommes quittes."

Parmi les archéologues auxquels la bonne hôtesse manifesta le plus respectueux intérêt, il sera permis de citer l'abbé Louis Bosseboeuf, président de la Société Archéologique de Touraine. On lui réservait une chambrette dans cette maison blanche, qui est tombée sous la pioche des démolisseurs, dans les jours où Madame Poulard était en proie aux derniers assauts du mal qui l'emporta. C'est ainsi que l'abbé Bosseboeuf a pu étudier à loisir le Mont Saint Michel et mener à bien des fouilles importantes sur le rocher de Tombelaine, avec le concours payé de son terrassier, Jean la Pipe - encore un type, celui-là !
Mais voici que, sur la grisaille des visiteurs anonymes, tranchent les hôtes illustres : princes et rois, diplomates et savants, hommes politiques et vedettes ...

 

Le Livre d'or de l'Hôtel Poulard est un document du plus haut intérêt, et qui méritera d'être versé, quelque jour, aux archives nationales.

 

Certain jour d'été, on vit un grand diable d'homme qui interpellait sans façon les servantes, en pleine rue :

 

- Dites à Madame Poulard que je veux que l'on me serve à déjeuner ici, sur le trottoir.
- Mais, Monsieur, cela ne se fait pas. Donnez-vous la peine de monter au premier.
- Vous me servirez dans la rue
.

 

On rapporte à Madame Poulard les propos du grand touriste original qui veut manger dehors

 

- Dites-lui qu'on ne le servira pas dans la rue. Qu'il monte à la salle.

 

La commission est faite. Le grand monsieur se fâche tout rouge :

 

"Je suis Léopold, roi des Belges, et j'entends que l'on me serve ici."

 

Tremblante, la servante court à la cuisine.


- Madame, c'est le roi des Belges.
- Tout roi des Belges qu'il est, il montera à la salle et déjeunera comme tout le monde ...

 où il ira à côté.


A côté, c'était l'établissement rival.

 

Léopold II obéit et ne garda pas rancune. Au contraire. C'était un homme d'esprit.


La parfaite honorabilité et la dignité admirable - dont elle ne se départit jamais - permettaient à Madame Poulard d'user de son ascendant, en toute occasion. Et Dieu sait si les occasions se présentèrent. C'est encore une leçon que, dans sa vieillesse elle désirait donner à la génération qui monte. On dira qu'elle en avait le droit et qu'elle était, pour ce faire, particulièrement qualifiée.

 
     
 

La cheminée de la mére "poulard" vers 1920, Collection CPA LPM 1900

 
     
 

La cheminée de la mére "poulard" vers 1960, Collection CPA LPM 1960