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L'ADDITION
On s'imaginera peut-être que les services de l'hôtellerie de Madame Poulard comprenaient un personnel nombreux et savamment hiérarchisé, couronne par le préposé à la réception et le directeur, en passant par le cuisinier-chef et le caissier. Quelle illusion ! Le chef lui-même ne fut pas toujours adorné du fameux bonnet blanc à trois ponts. A quoi bon ?
Madame Poulard avait tout vu, tout retenu, rien oublié.
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PREVOIR ET POURVOIR
Mais ce laisser-aller n'était qu'apparent. Un ordre parfait régnait dans l'hôtel ; tout était prévu, organisé, surveillé. Tout gaspillage était sévèrement réprimé. Voire ! ... il était impossible, la plupart du temps. Gouverner, c'est prévoir. Monsieur et Madame Poulard savaient prévoir et pourvoir.
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Il n'empêche que la recommandation rituelle n'était pas superflue : "Messieurs et Dames, je vous en prie : économisez l'eau. Elle nous coûte très cher."
Le soir venu, elle présidait à la distribution des lanternes. Parfaitement. Quelle mélancolie, à la seule évocation de cet usage disparu, aboli par l'électricité ! Au voyageur qui devait gagner son gîte à la "Maison Rouge", à la "Maison Blanche", à la "Maison Verte" - annexes de l'hôtel - on remettait une lanterne vénitienne au chiffre de l'établissement Poulard aîné. C'était le clou de la journée. Vous pensez bien qu'avant d'aller au lit, les clients s'épandaient pas petits groupes sur les Remparts, dans la grand-rue, dans les venelles, où l'éclairage était inexistant. C’est excursions joyeuses, à la lueur blafarde et parcimonieuse des lanternes de papier peint, avait un caractère pittoresque, que les ampoules électriques contraignent à regretter d'autant plus.
LA CONCURRENCE
Il y a quelque trente et quarante ans, on pouvait lire, ici et là, sur les murs du Mont Saint Michel, des avis dans ce goût : Ne pas confondre ! L'Hôtel Poulard Aîné n'a rien de commun avec les établissements qui portent le même nom ... "
D'ailleurs, il faut bien comprendre que Madame Poulard ne revendiquera jamais un autre titre. A qui la saluait "Reine des Hôtelières" - style de Gazette - elle avait le bon sens et la charmante modestie d'imposer silence : "Non ! disait-elle. La "Mère Poulard". Rien de plus."
LA RETRAITE
Enfin sonna l'heure de la retraite. Monsieur et Poulard se rendirent compte, à certains indices, qu'il importait de passer à d'autres l'établissement qu'ils avaient créé et conduit à son plein développement, jusqu'à la renommée mondiale. Ils prirent leur décision, à regret, mais avec la joue du devoir accompli. C'est une grande science que de savoir se retirer, ni trop tôt, ni trop tard.
Elle recevait fort peu. Elle aimait pourtant faire un brin de causette avec des personnes particulièrement affectionnées. Mais c'était pour déplorer le laisser-aller des moeurs modernes et les lacunes de nos méthodes d'éducation. Sur ce sujet, elle avait peine à pratiquer l'indulgence et s'en excusait volontiers : "J'ai tort de dire cela ... Je radote..." - Elle ne radotait pas du tout.
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Le bon Monsieur Poulard avait un faible pour les gâteaux, pour la pâtisserie fraîche notamment. Or, sa femme poussa l'abnégation patriotique jusqu'à priver son "bonhomme", comme elle disait, de son dessert favori. Elle réduisit de même, d'un doigt ou deux, la ration de vieux vin qui terminait le repas. Il s'en fallut de peu que le cigare journalier ne fût immolé à son tour sur l'autel de la patrie. Monsieur souffrait sans mot dire ces restrictions. Un jour, pressentant de nouveaux sacrifices, il s'attrista ; une grosse larme perlait à sa paupière. Alors, sa femme l'embrassa et le consola comme un enfant, et lui rendit ses gâteaux et son plein verre de vin. Il les avait bien mérités.
Aussi bien, la victoire était assurée. Nous étions en septembre 1918. En ces mauvais jours, Monsieur Poulard faisait fonctions de maire. Il s'acquit ainsi un titre de plus à la reconnaissance de ces concitoyens. Le 11 novembre 1918, à 13 h. 30, la nouvelle de la signature de l'armistice ayant été confirmée, il fit publier à son de caisse une proclamation qui commençait par ces mots : " Gloire au Tout-Puissant", et qui magnifiait, en excellents termes, l'héroïsme victorieux de nos soldats et de nos marins. |
Hotel de la mere "Poulard", collection CPA LPM 1900 |
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LA VISITE DU "TIGRE Georges Clemenceau avait été à plusieurs reprises, l'hôte de Madame Poulard. Il aimait prendre, auprès du fils, des nouvelles de sa mère, chaque fois que l'occasion s'en présentait. Il n'y manquait jamais. Or, un certain jour d'après-guerre, il manifesta le désir de revoir celle qui l'avait si aimablement reçu au Mont Saint Michel. Le voyage fut concerté. Le "Tigre" se rendant en Vendée pour ses vacances, quoi de plus facile ? Un simple petit crochet ...
L'entrevue fut extrêmement touchante.
- Allez-y, Madame ! C'est bien bon de votre part.
Et la "Mère Poulard" embrassa, sans plus de façons, le vieux "Tigre", qui se laissa faire avec attendrissement.
Puis, on causa :
- Monsieur Clemenceau, je vais vous dire que tant que vous renversiez les Ministères, je ne vous aimais pas. Je trouvais que c'était très mal. Mais je vous aime beaucoup maintenant. - J'accepte le compliment, chère Madame. Mais, vous savez, il ne faut pas m'en vouloir d'avoir renversé les Gouvernements. Plus ça change, plus c'est la même chose. Il ne fallait pas vous inquiéter.
Le "Tigre" s'assit à la table de la "Mère Poulard" et déjeuna d'un bel appétit. Il va de soi que l'omelette figurait au menu - le vrai menu de l'hôtel, remis en honneur pour cette circonstance historique. Et l'omelette fut faite par Madame Poulard elle-même, sous les yeux du "Père la Victoire" |
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LES NOCES D'OR
Le lundi 15 janvier 1923, le Mont Saint Michel était en fête. Les cloches sonnaient à toute volée. Entourés de leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, Monsieur et Madame Victor Poulard célébraient leurs noces d'or.
connaissez la suite ... et comment il advint que l'eau fut changée en vin délectable, au grand ébahissement, voire au scandale de l'ordonnateur du festin, lequel se permit d'admonester assez impertinemment l'époux d'avoir réservé pour la fin "le vin le meilleur".
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Terrasse de la Mére "Poulard" |
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"Votre auréole légendaire est inséparable désormais de la gloire du Mont Saint Michel. On sait pourquoi.
nombre, avec la certitude de rencontrer bon accueil, bon gîte et bonne table. Je n'ai pas ouï dire que le miracle de Cane se soit jamais renouvelé dans votre hostellerie ... sans doute parce que jamais il n'y eut lieu d'y recourir.
"Quand le monde, demain, apprendra que Monsieur et Madame Poulard ont célébré leurs noces d'or, il y aura des exclamations joyeuses et, je m'assure, des prières, qui monteront du coeur aux lèvres de leurs anciens hôtes - dans les deux hémisphères - à l'honneur et en faveur des heureux jubilaires.
Quelques jours après, un journal local disait : "Cette digne et brave femme [Madame Poulard] est-elle décorée ? Elle a rendu certainement plus de services à la France, en augmentant à l'étranger la belle renommée de la cuisine française, que la plupart de ceux qui ont reçu un bout de ruban pour complaisance politique".
Madame Poulard n'était pas décorée ...
LES DERNIERES ANNEES
Ces sortes de fêtes jubilaires sont vouées le plus souvent, hélas ! à précéder de près le glas funèbre. Ce fut le cas pour M. Victor Poulard, qui mourut le 10 octobre 1924, âgé de 76 ans.
Même plusieurs années avant sa mort, Madame Poulard a pu lire dans un livre, exposé à la vitrine des marchands de souvenirs ... qu'elle était "décédée depuis longtemps, après fortune faite", et non sans avoir laissé son nom à "cinq ou six restaurants dans la cour du Boulevard"
! ? C'est ainsi que l'on écrit l'histoire.
LA MORT
A la vérité, les jambes n'étaient plus très bonnes ; l'amaigrissement progressait assez rapidement.
vous voulez qu'on s'agenouille à d'autres ... C'est tout naturel. Il faut qu'on vous obéisse. Vous devez l'exiger."
Elle avait à ce point l'amour de la l'ordre et de la discipline.
29 mars 1931.
A la sortie, elle se déclarait vaincue par le mal. "Ca ne va pas !" disait-elle. De fait, elle souffrait terriblement.
Ce fut ainsi, cinq semaines durant. Avec une patience et une résignation admirable, elle supporta ses douleurs. Mais soucieuse - toujours - de sa dignité et de son indépendance, elle se refusa à recevoir aucune visite, en dehors du cercle restreint de ses vieilles amitiés. Elle était, d'ailleurs, entourée des soins les plus affectueux et les plus dévoués de ses enfants.
Spontanément, elle demanda - elle commanda plutôt - à son curé de lui donner les derniers sacrements.
Enfin, le 7 mai 1931, elle rendit son âme à Dieu.
LA FEMME FORTE
Madame Poulard, nous l'avons dit, regrettait de ne pouvoir écrire ses Mémoires. non point, certes, par un sentiment de vaine ostentation, inconnu à cette brave femme, mais par le désir sincère et très vif de livrer aux nouvelles générations les leçons de sa vie.
Oui, on en trouvera plus d'un
"La femme forte, qui à bien plus de prix que les perles ... Le coeur de son mari a confiance en elle et les profits ne lui feront pas défaut. Elle lui fait du bien et non du mal, tous les jours de sa vie.
"Elle met la main à la quenouille et ses doigts prennent le fuseau. Elle tend la main au malheureux, elle ouvre la main à l'indigent. Elle ne craint pas la neige pour sa maison...
"Elle surveille les sentiers de sa maison. Ses fils se lèvent et la proclament heureuse, son époux se lève et lui donne des éloges ...
Au petit cimetière du Mont Saint Michel ... sur la pierre de granit qui recouvre leur dépouille mortelle, on lira désormais :
Ici reposent
Victor et Annette POULARD Daigne le Seigneur les accueillir |
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La mére " Poulard " Par E. COUILLARD 1932 Curé du Mont-Saint-Michel
Les journaux des deux mondes ont signalé la mort de Madame Poulard, avec un empressement et en ensemble qui attestent d'emblée le renom universel de la célèbre hôtelière.
A lire ces entrefilets, on dirait que tous les publicistes ont mangé l'Omelette au Mont Saint Michel. Après tout, c'est bien possible.
E. C. Juin 1931 |
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ANNETTE BOUTIAUT
Annette Boutiaut était entrée, en qualité de femme de chambre, au service de M. Edouard Corroyer, architecte en chef des Monuments historiques, auquel le Gouvernement allait confier la charge de restaurer l'Abbaye du Mont Saint Michel (1872).
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Madame Poulard, collection CPA LPM 1900 |
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C'est au cour d'un de ces voyage qu'Annette Boutiaut fit la connaissance d'un brave garçon du pays : Victor Poulard, fils aîné du boulanger. Elle avait alors 21 ans.
L'instruction n'avait pas été poussée très loin, car il fallait vivre, et les enfants devaient travailler manuellement dès le jeune âge. Devenue hôtelière, Annette prendra des leçons d'orthographe et de calcul près de la Religieuse institutrice du Mont Saint Michel : elle se montrera d'ailleurs excellente élève.
Les qualités de l'esprit et du coeur suppléaient aux lacunes de l'instruction.
Le 14 janvier 1873, à Saint Philippe-Du-Roule (Paris), fut célébré le mariage de Victor Poulard et d'Annette Boutiait. M. Corroyer était le témoin de la mariée. Or, le jeune ménage avait prit à bail l'auberge de "Saint Michel Tête d'Or", située dans la Grande-rue du Mont Saint Michel, en face du "Logis de l'Arcade", à l'endroit où se trouve actuellement un magasin de souvenirs : "Au Paradis des Touristes"
SAINT MICHEL TETE D'OR
En ce temps-là, trois pauvres auberges se partageaient la clientèle du Mont Saint Michel. Clientèle très réduite encore. La suppression de la Maison Centrale, devenue effective en 1865, avait jeté le désarroi dans la petite ville. Plus de prisonniers, plus de garnison, plus de familles venant visiter les détenus politiques ou autres, très peu d'amateurs d'art - l'Abbaye était un chaos - très peu de pèlerins, car la chrétienté était déshabituée du sanctuaire fameux par soixante-dix années de désaffectation. Enfin, la Digue insubmersible n'existant pas, l'accès du Mont, de tout temps réputé périlleux, l'était tout particulièrement depuis les récentes incursions de la Sélune au sud de la Baie.
Sous les auspices de Madame Poulard, l'auberge de "Saint Michel Tête d'Or" débuta donc plutôt modestement. Mais bientôt le mouvement des pèlerinages prit une grande extension. On sait qu'à la suite de la guerre de 1870-1871, Lourdes, Paray-Le-Monial et le Mont Saint Michel, pour ne citer que ces sanctuaires, furent le théâtre d'imposantes manifestations religieuses. Le 3 juillet 1877, la statue de saint Michel fut couronnée solennellement, au nom du Pape Pie IX, par le Cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, en présence de vingt-mille pèlerins. La Chaîne était renouée.
L'OMELETTE DE LA MERE POULARD
Annette Boutiaut était une femme intelligente et perspicace, douée d'un remarquable esprit de discernement et de décision. Pour découvrir le secret de son étonnante fortune, elle n'eut, semble-t-il, qu'à observer.
De fait, les voyageurs arrivaient affamés, la plupart du temps ; ils suppliaient qu'on les servît sans aucun retard. Mais le moyen de leur donner satisfaction ? L'incertitude de l'heure et du nombre n'était-elle pas un obstacle invincible à une préparation éloignée ? Il fallait improviser quelque chose.
Madame Poulard comprit que l'omelette seule, pouvait résoudre le problème. Pendant que le client prenait place à table, on cassait les oeufs, on les battait ; un grand feu de bois - de bois très sec toujours - flambait dans l'être. En un tour de main d'une suprême élégance, Madame Poulard avait confectionné une omelette rosée, baveuse, savoureuse à souhait, et qu'elle offrait elle-même à ses hôtes : "Voilà Messieurs !Vous n'aurez pas attendu trop longtemps. Ne craignez pas, on vous prépare une seconde omelette." Et en effet, on repassait le plat, au grand étonnement et à la grande joie des convives. Autour de l'omelette de la "Mère Poulard", c'est un cycle de légendes qui s'est formé. Tous les maîtres queux du monde ont émis la prétention d'en révéler le secret. Tel livre de cuisine nous apprendra, par exemple, que Madame Poulard écartait une partie des blancs d'oeufs, dans la proportion de un sur trois, et versait dans la poêle, au cours de l'opération, un verre à bordeaux de crème fraîche. Erreur.
Le 6 juin 1922, répondant à Monsieur Robert Viel, bibliothécaire de l'Académie des Gastronomes, qui lui avait demandé sa recette, Madame Poulard déclarait textuellement : |
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"Voici le recette de l'omelette : je casse de bons oeufs dans une terrine, je les bats bien, je mets un bon morceau de très bon beurre dans la poêle, j'y jette les oeufs et je remus constamment" (3)
Tournez. Roulez. Déposez sur le plat. Servez chaud."
pas un visiteur - pour peu qu'il soit teinté de snobisme - n'osera se soustraire au rite – car c'en est un - qui l'oblige à manger, au Mont Saint Michel, l'omelette de la Mère Poulard. Il s'estimerait déshonorer d'y avoir contrevenu. Aussi bien, l'omelette figure-t-elle désormais invariablement sur l'invariable menu de tous les restaurant montois. Et voilà comment le nom du Mont sAint Michel est lié à celui de la prestigieuse omelette de Madame Poulard. Il y a quelque quinze ans, un missionnaire français, né aux confins de la Baie du Mont Saint Michel, se trouvait dans un compartiment de chemin de fer, au Japon. D'une oreille distraite, il suivait les propos de ses deux compagnons de route, un Américain et un Japonais, qui causaient voyages. |
Collection CPA LPM 1900 |
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- Etes-vous allé en Europe ? - Oh ! Les châteaux de la Loire, la Bretagne ...
- Vous avez vu Paris ?
(1) Goglus, pisteurs, rabatteurs, à la solde des hôtels. Mot d'origine incertaine, selon Littré, mais dans lequel Diez incline à voir un radical gog, qui a le sens de tromper, dans le celtique. - Dans ses Curieuses Recherches du Mont Saint Michel, I. page 342, Dom Thomas Le Roy rapporte une ordonnance de l'archidiacre, prieur de l'abbaye, en date du 26 mai 1646, et qui a pour objet la répression de faits graves commis par les goglus de ce temps, au détriment des pèlerins.
(2) Il y a quelque cinquante ans, les vieux montois appelaient "Château" l'Abbaye
(3) Ainsi donc, la formule de l'Omelette de la Mère Poulard serait la suivante : "Battez des oeufs très frais. Mettez dans la poêle un bon morceau de beurre frais. Ne laissez pas roussir. Jetez les oeufs dans la poêle. Remuez constamment. Ne laissez pas trop cuire l'omelette.
LE MENU TRADITIONNEL
Au Mont Saint Michel, il serait parfaitement vain de se mettre martel en tête pour établir des menus savants et compliqués pour tous les jours de l’année. Ce sont les clients qui changent. A quoi bon varier les menus ?
Qu'on en juge :
On conviendra que le client pouvait être content. Il l'était et ne ménageait pas ses éloges. Mais on retiendra, en passant, cette haute leçon de morale : à ce compte, il a fallu à Monsieur et Madame Poulard trente ans et plus d'une vie de labeur et de probité pour réaliser une fortune, que l'on estimerait médiocre aujourd'hui et qui l'est en effet. C'est un exemple qu'il importerait à plusieurs de méditer.
LES GUIDES - LES SERVITEURS
Curieuse physionomie que celle de l'hôtellerie de la "Mère Poulard" ! Nous avons parlé de l'accueil. Or, pendant que passait et repassait l'omelette dans la salle à manger, on pouvait voir, devant le brasier de la grande cheminée, tourner lentement, avec une imposante majesté, les broches garnies de poulets dodus et de gigots fondants, ruisselants, dorés grésillants.
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Jean, "marquis de Tombelaine", était un pauvre hère, hirsute, semi-idiot, une brute - mais une belle brute - aux allures mystérieuses, venu on ne sait d'où - ou plutôt, on le savait trop bien - et qui vivait de sa pêche, quand il pêchait, couchant où il pouvait, mangeant et buvant de même. Au demeurant, inoffensif et olympien. Les étrangers étaient frappés par cette figure énigmatique. La légende du Marquis de Tombelaine s'élaborait. Plus tard, on l'exploita.
Le grand Lebrec rivalisait avec le Marquis. Après boire ... la rivalité chevaleresque tournait au vinaigre. Lebrec empruntait au romantisme échevelé des prisonniers politiques - avec lesquels, lui, détenu de droit commun, il avait voisiné dans la geôle de là-haut - une emphase qui n'était pas pour déplaire à ses contemporains.
Conduisant un groupe de dames, qui admiraient les ravenelles, ornement printanier des vieux murs, il enfourchait prestement le parapet et se penchait dans le vide. "Mesdames ... pour vous servir !" Une dame se pamait de frayeur : "Oh ! Monsieur, de grâce !" Mais le héros avait repris son équilibre : une fleur à la main, il se précipitait aux genoux de la dame : "Madame, mourir en cueillant pour vous cette fleur, ç'eut été le plus beau jour de la vie." On devine que le pourboire répondait au geste. |
Jean, "marquis de Tombelaine" |
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Les mauvaises langues - Il y en a partout - disaient bien que Lebrec arrachait, à l'aube, toutes les ravenelles qui étaient à portée de la main, pour se donner la gloire ... et l'avantage de cueillir les autres, devant témoins, au péril de sa vie. Mais c'étaient de mauvaises langues.
Que d'autres aventures mi-plaisantes, mi-tragiques, à son actif ! Tel Anglais s'en souviendrait, que Lebrec feignit de sauver d'un enlisement, savement préparé et agrémenté d'une mise en scène, qui dénotait de la part de son auteur, un réel talent. Ah ! les bonnes histoires de ce temps-la !
ARTISTES ET HOTES DE MARQUE
Comme bien on pense, l'hôtellerie de la "Mère Poulard" devint de très bonne heure le rendez-vous des artistes et des archéologues. Accueil charmant, séjour paisible ... en un site enchanteur, riche de grands souvenirs ... que fallait-il de plus pour retenir les uns et les autres ? Ils usaient donc très largement de l'hospitalité qui leur était offerte. Je dis "offerte". Car ni les artistes ni les archéologues - gens peu fortuné d'ordinaire - n'avaient à se soucier à l'excès de payer leur écot.
"Tenez : aujourd'hui, il pleut ... Vérifiez donc nos factures." Stratagème d'une délicatesse émouvante, inventé par cette femme au coeur d'or, pour éviter au pensionnaire l'aveu pénible de sa détresse pécuniaire, qu'elle sentait profonde, incurable. Au départ, elle dirait avec un détachement magnifique : "Votre note ? ... Mais vous m'avez rendu des services. Nous sommes quittes." Parmi les archéologues auxquels la bonne hôtesse manifesta le plus respectueux intérêt, il sera permis de citer l'abbé Louis Bosseboeuf, président de la Société Archéologique de Touraine. On lui réservait une chambrette dans cette maison blanche, qui est tombée sous la pioche des démolisseurs, dans les jours où Madame Poulard était en proie aux derniers assauts du mal qui l'emporta. C'est ainsi que l'abbé Bosseboeuf a pu étudier à loisir le Mont Saint Michel et mener à bien des fouilles importantes sur le rocher de Tombelaine, avec le concours payé de son terrassier, Jean la Pipe - encore un type, celui-là !
Le Livre d'or de l'Hôtel Poulard est un document du plus haut intérêt, et qui méritera d'être versé, quelque jour, aux archives nationales.
Certain jour d'été, on vit un grand diable d'homme qui interpellait sans façon les servantes, en pleine rue :
- Dites à Madame Poulard que je veux que l'on me serve à déjeuner ici, sur le trottoir.
On rapporte à Madame Poulard les propos du grand touriste original qui veut manger dehors
- Dites-lui qu'on ne le servira pas dans la rue. Qu'il monte à la salle.
La commission est faite. Le grand monsieur se fâche tout rouge :
"Je suis Léopold, roi des Belges, et j'entends que l'on me serve ici."
Tremblante, la servante court à la cuisine.
où il ira à côté.
Léopold II obéit et ne garda pas rancune. Au contraire. C'était un homme d'esprit.
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La cheminée de la mére "poulard" vers 1920, Collection CPA LPM 1900 |
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La cheminée de la mére "poulard" vers 1960, Collection CPA LPM 1960 |
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