LE MONT SAINT MICHEL
  CC 01.04 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICHEL
   
  De Pontorson au Mont-Saint-Michel 2/4
         
 

Mont-Saint-Michel; CPA collection LMP 1900

 
         
 

Sous Louis XIV, une sorte de maison de correction pour les fils de famille dont les écarts troublaient la société fut annexée à l’abbaye, et, si les orages du cœur humain se calment dans la solitude, aucun lieu ne convenait mieux à cette destination que le Mont-Saint-Michel : nulle part les bruits du monde n’arrivent plus affaiblis, nulle part le spectacle des grandeurs de la création ne rappelle plus fortement l’homme vers Dieu. Un décret de 1811 a converti le Mont-Saint-Michel en maison de réclusion. Ce noble édifice, où furent reçus Philippe-le-Bel en 1312, Charles VII en 1422, Louis XI en 1463 et en 1469, François Ier en 1528 et en 1532, Charles IX en 1561, n’ouvre plus ses portes qu’à d’obscurs visiteurs ou à des prisonniers. Il serait permis de s’en plaindre, si cette destination ne l’avait pas sauvé d’une ruine complète, et si notre temps n’en devait pas chercher de tout aussi vulgaires pour des palais jadis dépositaires des splendeurs de notre pays.

 

J’ai souvent eu l’esprit occupé des problèmes posés sur le régime des prisons ; il en est même un dont il m’a été donné de préparer la solution. Au mois de janvier 1831, les jeunes détenus de Paris ont été pour la première fois séparés par mes ordres des détenus adultes, avec lesquels ils étaient confondus, et, grace au zèle intelligent avec lequel je fus secondé, la séparation était faite moins de quarante-huit heures après avoir été résolue. Il existe entre les mesures à prendre sur les prisons et les améliorations à réaliser sur nos côtes un lien dont le premier chaînon devrait peut-être se rattacher au Mont-Saint-Michel : qu’il me soit permis de le faire apercevoir.

 

Dans les dernières années du règne du roi Louis-Philippe, des plaintes s’étaient élevées contre la concurrence faite aux ouvriers libres par les détenus. Mal fondées dans leur généralité, elles méritaient, dans un petit nombre de leurs applications, plus d’attention qu’elles n’en avaient obtenu. L’insignifiance de l’accroissement qu’apportait à la masse des produits du travail national le travail de quelques millier, de condamnés n’empêchait pas certaines industries locales d’être péniblement comprimées par la concurrence des ateliers de prisons voisines. L’administration était armée des moyens de redresser ces griefs on lui demandait d’en user, rien de plus ; mais, avant l’installation de M. Louis Blanc au Luxembourg, personne n’avait proposé le sacrifice du principe même.

 

Malheureusement, la révolution de février venait de ranger les intéressés de la veille parmi les adversaires du travail des prisons. Tous les débouchés se fermaient : le choix des entrepreneurs du service des maisons centrales était facile entre l’alimentation onéreuse de nombreux ateliers et des indemnités à recevoir. Dès qu’il fut fait, les argumens les plus usés devinrent péremptoires ; la commission du Luxembourg s’en empara, les rajeunit par sa découverte du travail honnête, et le gouvernement provisoire, ne se souvenant pas même du code pénal arrêta partout le travail qu’on accusait de ne l’être pas. Ainsi l’organisation des ateliers nationaux et la désorganisation des ateliers des prisons ont été les seules mesures pratiques qu’ait prises la révolution sur le travail et les travailleurs. À la vérité, le décret du 24 mars 1848 a été abrogé par la loi du 9 janvier 1849 ; mais cette loi, qui ordonne et empêche tout à la fois, n’a pas été exécutée et ne saurait l’être sous le régime actuel. M. Louis Blanc, dont l’installation économique au palais du Luxembourg a coûté 68,000 fr., doit bien rire quand il voit cette société contre laquelle il a fait le serment d’Annibal payer déjà quelque sept millions le passe-temps d’une de ses matinées, et peut-être rira-t-il long-temps encore avant que des ministres tiraillés entre sept cent cinquante souverains aient des heures à donner à quelque chose d’aussi peu dramatique que le régime des prisons.

 
         
 

J’ai trouvé les condamnés du Mont-Saint-Michel en possession des loisirs que leur avait faits le gouvernement provisoire. Un ordre parfait régnait dans la prison ; on y sentait une direction intelligente, un commandement respecté. J’ai pourtant rarement eu sous les yeux un spectacle aussi triste que celui de ces bancs où s’alignaient silencieux, sans être recueillis, tant de visages empreints de dégradation. Si l’oisiveté est partout la mère des vices, que peut-elle faire autre chose dans un pareil lieu que de préparer au bagne et à l’échafaud leur proie ! Sans doute parmi ces criminels il en était d’encore susceptibles de retour au bien : le décret leur en a fermé le chemin. Naguère le condamné libéré rentrait dans le monde avec un pécule et des habitudes de travail : il porte aujourd’hui jusqu’au dernier instant de sa peine la marque de son crime conservée fraîche par l’oisiveté ; il est jeté sur le pavé de nos villes, après avoir désappris ce qu’il savait de moyens de gagner sa vie, sans pécule qui lui donne le temps d’atteindre le travail qui le fuit, fatalement voué à la récidive. La suppression du travail des prisons cause à l’état une perte annuelle de plus de deux millions ; mais, si pressant que soit le besoin d’économie, les considérations financières sont ici les dernières à présenter.

 

Mont-Saint-Michel; CPA collection LMP 1900

 
         
 

C’est être coupable envers le condamné que d’aggraver sa peine par une oisiveté dévorante ; c’est l’être envers la société que de le remettre en circulation après l’avoir systématiquement dépravé. Si le droit au travail existe quelque part, c’est dans les lieux où l’homme est privé de l’exercice de son libre arbitre, et, pour se convaincre de la nécessité du rétablissement du travail dans les prisons, il ne faut que regarder ce qu’elles donnent de récidivistes depuis qu’on l’en a exclu.

 

Si l’état doit occuper le condamné, le condamné doit du travail à l’état. Étranges contradictions ! lorsque l’homme qui n’a point failli mange son pain à la sueur de son front et contribue par l’impôt aux besoins collectifs de la société, celui qui l’a blessée par ses attentats est admis à vivre à ses dépens ! Il lui devait une réparation, et elle le prend à sa charge ! La justice et la politique veulent au contraire que le criminel condamné restitue sous une forme quelconque à l’état les dépenses qu’il lui cause, et dans un pays gouverné cette obligation ne serait pas vaine.

 

Quelque exagérés qu’aient été les reproches adressés au travail des prisons, la difficulté de l’organiser sans froisser non des droits, mais des intérêts respectables, a embarrassé des législateurs plus expérimentés que les nôtres. L’obligation d’occuper sans relâche des ateliers toujours composés en grande partie d’apprentis n’est acceptable qu’à la condition de payer peu le travail, et, quand ce bas prix n’exclue pas les industries libres du marché, il est un sujet de plaintes amères ; mais si, sortant de ce cercle fatal, le travail des condamnés, au lieu de restreindre le travail des ouvriers honnêtes, venait en élargir la base, il obtiendrait autant d’accueil qu’il soulève aujourd’hui d’objections.

 

Tant que le travail des prisons sera purement manufacturier, il excitera dans le commerce libre les plaintes sous lesquelles il a succombé en Angleterre ; d’ailleurs des griefs fondés sur des rivalités d’intérêts n’en sont pas le seul inconvénient. La plupart des travaux de fabrique s’exécutent en commun : y dresser les condamnés, c’est les préparer à une inévitable et fâcheuse immixtion avec les ouvriers honnêtes. D’un autre côté, lorsqu’un paysan a passé plusieurs années à mal apprendre dans une maison de détention le métier de fileur ou de tisserand, il ne retourne guère à la charrue ; il va plutôt augmenter l’encombrement des villes. Les travaux de manufacture, lors même que la pratique en a été pliée aux exigences du régime cellulaire, jettent le condamné libéré qui les exerce dans un monde où les points de contact avec ses pareils, ou ceux qui sont disposés à le devenir, sont trop multipliés pour ne pas réveiller de dangereuses tentations, ou pousser à de funestes alliances. Les travaux de la terre au contraire, fussent-ils accomplis en commun pendant la durée de la peine, se divisent au dehors en tâches la plupart isolées, et ne placent point le libéré dans un milieu qui le convie à de nouvelles fautes. Il y aurait donc pour la société de grands avantages à ce que les condamnés sortis des professions agricoles y fussent rattachés par la nature de leurs travaux. Cette classe de détenus est de toutes la moins propre à d’autres occupations, et pour celles-ci son éducation est toute faite ; elle est autrement disciplinable que les détenus sortis des villes ; enfin le régime cellulaire la prépare mal à revenir à la vie agricole, et, comme l’ont prouvé les expériences faites au Mont-Saint-Michel même, il fait tourner plutôt que d’autres à l’idiotisme des hommes habitués à l’exercice et au grand air. La privation d’espace, de soleil, les abat et les énerve. Une organisation nouvelle serait donc à donner à une partie de la population des maisons centrales de détention. Pour n’être pas applicable à l’universalité des détenus, elle ne devrait pas être repoussée le meilleur régime pénitentiaire serait incontestablement celui qui, par la diversité de ses procédés, s’adapterait le mieux à la diversité des dispositions perverses contre lesquelles doit se défendre la société.

 
         
   
     
   
  LE MONT SAINT MICHEL
  CC 01.04 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICHEL
   
  De Pontorson au Mont-Saint-Michel 4/4
         
 


Mont-Saint-Michel; CPA collection LMP 1900

 
         
 

En avant des digues se montrent à basse mer des grèves qui occupent tout le fond de la baie ; elles s’étendent de la pointe de la Chaîne près Cancale jusqu’à celle de Carolles au nord-nord-ouest du Mont Saint-Michel. Elles ont 3,400 mètres de largeur devant Châteauricheux, 4,500 devant le village du Vivier, 13,000 devant l’embouchure du Couesnon, 20,000 devant celles de la Sélune et de la Sée, et 1,500 devant la pointe de Carolles : la courbe décrite d’une pointe à l’autre par la laisse de basse mer a 21 kilomètres de corde, 28 de développement, et l’étendue laissée à découvert n’a pas moins de 20,000 hectares.

 

S’il fallait en croire une tradition qui a conservé des échos dans des chroniques presque aussi difficiles à concilier entre elles qu’avec la constitution géologique de la côte, les grèves du Mont-Saint-Michel auraient jadis été ombragées par les chênes de la forêt de Scissy. Des pâturages, des terres cultivées se seraient étendus sur la plus grande partie non-seulement de la baie, mais encore des atterrages de Cancale et de Saint-Malo ; l’île de Césambre, l’archipel de Chausey, auraient été des attenances de la côte ; tout ce territoire aurait été englouti par la mer soit en 695, soit en 709, et tant d’écueils dont les têtes chauves se montrent au-dessus des flots seraient les noyaux d’anciennes collines. Il n’est probable ni que tout soit vrai, ni que tout soit faux dans ces traditions, et, si l’on en écarte le merveilleux et les exagérations évidentes, il reste des événemens qui s’expliquent suffisamment par les circonstances naturelles sous l’empire desquelles se forment et se détruisent de nos jours les terrains d’alluvion de la baie. Les projets de Vauban ne sont pas fondés sur autre chose que l’appréciation de ce travail sans repos de la nature, et, pour exposer ce qu’il a voulu faire, il n’est pas nécessaire de remonter au-delà de ce qu’il a lui-même observé.

 

Les alluvions qui sont encloses depuis le XIe siècle, aussi bien que celles qui couvrent et découvrent à cette heure, ont pour ennemis communs tous les cours d’eau forts ou faibles qui s’épanchent dans la baie. Les masses d’eau que les marées engouffrent dans les embouchures de ces ruisseaux ou de ces rivières en sont vomies, accrues par l’accumulation des eaux intérieures qu’elles ont retenues ; elles roulent par le jusant sur les plans inclinés des grèves plus rapidement que le flot ne les a remontés, et, ravinant à l’aise des plages toujours friables et toujours trempées, elles rejettent à la mer les sables qu’elle vient d’apporter. À la vérité, si, par l’effet des caprices des vents et de leur action sur les courans, quelques parties des grèves demeurent un certain temps en dehors de l’atteinte des érosions, la tangue et les terres dont les flots sont surchargés s’y déposent et s’y accumulent ; des bancs se forment et s’exhaussent. Dès qu’ils sont au-dessus du niveau des marées de morte eau, la christe marine commence à s’y montrer : elle les revêt d’un manteau de sa pâle verdure, et semble prête à les consolider ; mais ils ont beau avoir duré et s’être tassés : tôt ou tard pris à revers ou en écharpe par les courans qui les ont épargnés, ils finissent par être entraînés comme ceux qui datent de la veille ; l’œuvre de longues années est détruite en un jour, en une heure, et l’histoire des alluvions de la baie ne serait que celle de ces sortes de surprises.

 
 

 

La baie reçoit à l’est la Sée et la Sélune ; le Couesnon y descend du sud sous la méridienne du Mont-Saint-Michel, et le volume des autres eaux réunies qui s’y jettent égale à peine celui du moindre des cours d’eau qui viennent d’être nommés. Le Couesnon est le plus puissant, le plus dangereux des trois, et le plus voisin des points vulnérables des territoires menacés : pour peu que les eaux refoulées dans son lit y soient sollicitées par les pentes variables des grèves, elles se précipitent en torrens le long des digues des marais de Dol, en affouillent les fondemens, et augmentent, par la profondeur d’eau qu’elles maintiennent au pied, la violence du choc des lames que soulèvent les tempêtes. On a vu plusieurs fois les digues suspendues sur des ravines de 13 à 20 mètres de profondeur creusées par le Couesnon sous leurs talus et près de s’y abîmer. Elles étaient dans cet état lorsqu’elles se rompirent, en 1792, sous l’effort d’une tempête qui dura du 9 an 12 septembre ; 5,860 hectares des meilleures terres des marais de Dol furent submergés, restèrent improductifs pendant trois ans, et la réparation des travaux détruits exigea une dépense de 311,000 francs. Je cite cet exemple entre beaucoup d’autres, parce que j’en ai les détails officiels sous les yeux.

 

Le 6 mai 1817, les vallées des environs d’Avranches étaient ravagées comme l’avaient été, vingt-cinq ans auparavant, les herbages de Dol. Dans ces circonstances, la culture a repris possession des terres momentanément noyées : il n’en a pas toujours été de même, et, pour savoir ce que peut dévorer cette mer, il n’est pas nécessaire d’évoquer les souvenirs de la forêt de Scissy. Presque de nos jours, des paroisses entières ont été emportées dans la baie.

 

Celle de Tommen était engloutie au XIVe siècle, celle de Bourg-Neuf au XVe. En 1735, un ouragan mettait à découvert, comme des ossemens au fond d’un sépulcre, les fondations de Saint-Étienne de Palluel, détruit en 1630 ; les paroisses de Saint-Louis, de Maulny, de la Feillette, sont restées inscrites jusqu’en 1664 sur les registres synodaux de l’évêché de Dol. De tous ces lieux, il ne reste plus que des noms, et l’on en ignore aujourd’hui jusqu’à la place. Enfin, de 1817 à 1848, plus de 600 hectares de pâturages ou de terres cultivées situées entre la Guintre et le havre de Moidrey ont été rejetés miette à miette à la mer.

 

Ainsi, la mer crée et détruit sans cesse ; les terres que le flux apporta dans la haie, le reflux les remporte, ordinairement au bout d’une heure

   
       
     
         
 

Quelquefois au bout d’une longue suite d’années, et sans qu’on puisse jamais conclure de l’âge des dépôts combien de temps il les épargnera encore ; mais la mer n’anéantit jamais que son propre ouvrage, et l’on peut calculer à l’étendue de ce qu’elle entraîne de quelles richesses elle comblerait le pays, si elle était une fois maîtrisée.

 

Tels étaient les marais et les grèves lorsque Vauban les visita, tels ils sont encore.

 

Le texte du projet de Vauban a été infructueusement cherché depuis deux ans aux archives de la chefferie du génie de Saint-Malo, de la préfecture d’Ille-et-Vilaine, du comité des fortifications. Ce précieux travail avait été remis aux états de Bretagne : il est présumable qu’il a été perdu dans l’incendie qui consuma, en 1726, le tiers de la ville de Rennes et le palais même des états ; mais, à défaut du texte, nous avions la pensée, et cela suffit : elle est, comme le secret de Christophe Colomb, si simple et si naturelle, que, quand on la sait, il semble qu’on l’eût trouvée soi-même ; si sûre et si puissante, qu’elle ne laisse pas dans l’esprit de place au doute sur le succès. Du reste, depuis cent cinquante ans, il ne s’est peut-être pas fait sur les marais de Dol un mémoire d’ingénieur où ne soit rappelé le projet de Vauban ; il n’y est pas survenu un désastre qu’on n’ait remarqué que l’exécution de ses desseins l’eût prévenu, et ses plans ne sont pas nécessaires pour expliquer ce qui ressort de la seule inspection du terrain.

 

La digue d’enceinte des marais de Dol n’est aujourd’hui nulle part à moins de 1 mètre 50 au-dessus du niveau des hautes mers des équinoxes ; les terres en culture adjacentes à la digue sont elles-mêmes presque partout au-dessus de la portée de la mer, mais de 40 à 50 centimètres seulement. Sur la limite intérieure des marais, c’est-à-dire au pied de cette terrasse granitique et schisteuse contre laquelle s’appuient les alluvions, on voit celles-ci s’incliner des deux extrémités du croissant vers le milieu de sa convexité, et le point des marais le plus éloigné de la mer est en même temps le plus bas : c’est le fond de la mare de Saint-Coulban ; il est de 4 mètres 49 au-dessous du niveau des hautes mers de la baie, par conséquent de 6 mètres en contrebas du couronnement des digues. La mare touche presque l’isthme granitique de Châteauneuf, de l’autre côté de laquelle sont des marais salans alimentés par la Rance, et dont le niveau est un peu inférieur à celui de la mare. L’isthme n’a pas 200 mètres de largeur, et sa hauteur est de 9 mètres au-dessus des marais. On voit par cette disposition du terrain que, si les digues qui protègent les marais de Dol sur la baie du Mont-Saint-Michel et ceux de Châteauneuf sur la baie de la Rance étaient renversées, la haute mer viendrait battre les deux flancs de l’isthme, et qu’à basse mer les eaux restées sur les marais de Dol domineraient de près de 13 mètres celles de la Rance.

 

Vauban voulait percer l’isthme, y placer une écluse, des portes de flot, et ouvrir, en remontant vers l’est la ligne de plus bas niveau des marais, un canal de desséchement et de navigation qui, passant par Lillemer, par Dol, par Saint-Broladre, aurait recueilli d’abord toutes les eaux des marais, puis celles du Couesnon, de la Guintre, de la Sélune, de la Sée. Ce grand émissaire recevrait les eaux d’un bassin hydraulique de 350,000 hectares, et la pente nécessaire à l’écoulement serait facile à ménager, puisque l’amplitude des marées dans la Rance, vis-à-vis Châteauneuf, est de 13 mètres, et que la haute mer y est plus basse que dans la baie et beaucoup moins exposée au refoulement causé par les tempêtes.

 

Les dimensions à donner au canal pour le libre épanchement des eaux comporteraient, comme dans les principaux canaux des Flamands et des Hollandais, l’admission des navires. Ainsi le service du desséchement se combinerait avec celui de la grande navigation ; Dol, Pontorson et Antrain par le Couesnon, Ducey par la Sélune, Avranches par la Sée, recevraient les bâtimens entrés dans le canal à Châteauneuf ; la ligne navigable et ses deux principales ramifications offriraient un développement de 70 kilomètres, et le commerce qui prendrait cette voie aurait la Rance maritime tout entière pour rade et pour abri.

 
     
   
         
 

La bouche de granit par laquelle descendraient dans le bassin tranquille de la Rance les eaux qui concourent aujourd’hui à la dévastation des grèves ne serait d’ailleurs exposée à aucun des dangers ou des inconvéniens des issues ouvertes sur la baie ; le cours des émissaires qui n’atteignent les digues de Dol qu’au travers de tranchées profondes et à la charge d’un entretien onéreux serait renversé, et ils deviendraient eux-mêmes des tributaires de la ligne de plus bas niveau des marais, au lieu d’en être des dérivations. Les suintemens des marais suivant, pour s’écouler, la pente naturelle du terrain, des problèmes hydrauliques toujours dispendieux à résoudre cesseraient de se poser : désormais affranchies des corrosions des eaux intérieures vomies avec le jusant et ne présentant plus qu’un front uniforme et compacte, les digues n’auraient plus à supporter que le poids momentané de l’étal des marées de vive eau, et elles auraient peu de peine à résister à l’effort affaibli de la mer. Cette charge elle-même s’allégerait bientôt, et l’enceinte actuelle ne tarderait pas à faire l’office de ces vieilles digues de la Hollande loin desquelles la mer s’est dès long-temps retirée, et qui ne servent plus que de routes aux campagnes pour la défense desquelles elles furent construites. Du moment où le détournement de tous les cours d’eau qui tombent dans la baie ferait cesser l’agitation le long de la laisse de haute mer, où les embouchures du Couesnon, de la Sélune, de la Sée, seraient transformées en gaines abritées, où le fond de grèves cesserait d’être balayé par de violens courans de jusant, les dépôts de tangue et de sable s’accumuleraient sur le pourtour de la baie avec une rapidité dont on se ferait difficilement une idée sans avoir vu quelle épaisseur de vase remontent avec elles les marées des équinoxes, et surtout avec quelle libéralité elles comblent les vides faits par l’exploitation de la tangue. Au havre de Moidrey, par exemple, il suffit souvent d’une lunaison pour remplacer les 3 à 400,000 mètres cubes enlevés sur un étroit espace. Gardant alors les dépôts que leur apporte le flot, les grèves atteindraient ce niveau d’environ 1 mètre 50 au-dessous des plus hautes mers, qui est la condition de leur sûreté aussi bien que celle du succès de la culture, et l’endiguement n’en serait plus qu’un jeu. Les conquêtes les plus vastes et les plus rapides seraient celles des longues plages situées à l’est de la baie :

Fluctibus ambitae fuerant Antissa Pharosque

Et phoenissa Tyros, quarum nunc insula nulla est.

 

On en dirait bientôt autant du Mont-Saint-Michel et de Tombelaine. Les parties moins larges des grèves qui gisent à l’ouest s’exhausseraient un peu moins vite, à cause du remous formé par le raz du grouin de Cancale ; mais de ce côté même, suivant l’expression des Hollandais, de futurs polders approchent de la maturité.

 

C’est, je crois, rester fort au-dessous des espérances permises que de compter pour égale à l’étendue des marais de Dol celle des conquêtes à faire sur la baie du Mont-Saint-Michel qu’assurerait l’exécution du projet de Vauban. La valeur territoriale des marais atteint aujourd’hui 40 millions. Pour en donner une pareille aux grèves, il faudrait sans doute que le travail de l’homme ajoutât beaucoup à celui de la nature ; mais ce travail serait largement récompensé, et la part qui reviendrait à l’état dans cette création le dédommagerait avec usure des avances que lui aurait coûtées l’emploi des bras des condamnés.

 

Les frais de la défense et du desséchement des marais de Dol réduits des trois quarts ;

Ce riche territoire à jamais préservé des invasions de la mer ;

Une navigation intérieure ouverte et rattachée à la navigation maritime ;

Sept lieues carrées du sol le plus fécond tirées du sein des eaux ;

Un puissant essor imprimé aux exportations de denrées auxquelles concourent l’agriculture et la marine ;

Et tout cela obtenu par l’extension d’une des plus grandes améliorations qui se soient jusqu’à présent introduites dans le régime pénitentiaire, voilà certes de grands avantages. — Mais ne les achèterait-on pas aux dépens d’intérêts recommandables par leur antériorité ? Cette question se pose d’elle-même dans un pays où les objections sont ce que les esprits accueillent d’habitude le plus volontiers, et, quand on pourrait l’éluder, il ne le faudrait pas.

 

Les intérêts engagés dans le débat seraient ceux des salines, des pêcheries, du port du Vivier et de l’exploitation de la tangue.

 

L’exhaussement du sol des grèves ne détruirait ni les salines ignigènes de l’arrondissement d'Avranches, ni les pêcheries dormantes des cantons de Dol et de Cancale ; il ne ferait que les déplacer. Les salines n’ont qu’un matériel d’une très faible importance, facile à transporter, et que les laisses de haute mer soient un peu plus près ou un peu plus loin, il ne s’y trouvera pas moins de sable imprégné de sel à lessiver. Le dommage éprouvé ne serait pas plus grand pour les pêcheries. Celles-ci consistent en clayonnages établis en zigzag à 3 ou 4 kilomètres du rivage : le poisson monté avec le flot reste engagé, quand il redescend, dans les angles rentrans des clayonnages, et on l’y prend à la main. La quantité de poisson que peut fournir la baie ne serait point affectée par le progrès des atterrissemens, et la pêche à pied sec, moins digne d’être encouragée que celle qui se fait au large, ne serait pas perdue pour être obligée de descendre un peu.

 

Le petit échouage du Vivier doit son existence au chenal qu’entretiennent au travers des grèves les eaux du Bief-Guyoul, principal émissaire des marais de Dol ; il la perdrait par le percement de l’isthme de Châteauneuf. À sec pendant les marées de quartier, d’un abord toujours difficile et souvent dangereux dans les marées de vive eau, il n’admet que des bâtimens du plus faible tonnage ; le produit des douanes y atteint rarement 300 francs ; le mouvement de la navigation y est d’environ 1,000 tonneaux par an, et cet échouage n’est alimenté que par le marché de Dol ; or, le percement de l’isthme de Châteauneuf transporterait sous les murs mêmes de Dol un port excellent. Le Vivier ne perdrait d’ailleurs son atterrage que pour devenir tête de navigation par la conversion du Bief-Guyoul en affluent du canal de Châteauneuf, et ce changement ne lui serait point nuisible.

 

Les avantages agricoles fondés dans le bassin territorial de la baie du Mont-Saint-Michel sur l’emploi de la tangue sont d’une importance telle que, s’ils devaient être compromis par l’exécution des projets de Vauban, il faudrait renoncer à celle-ci sans hésitation. Heureusement, la transformation des grèves n’est inconciliable qu’avec le maintien du mode actuel d’extraction de la tangue, et, loin de restreindre l’extraction même, elle la rendrait plus économique et plus étendue. La diffusion de cette richesse est surtout une affaire de transport ; elle gagnerait à la substitution d’une bonne navigation à un roulage pénible sur la plus grande partie des distances à parcourir. Sous le nouveau régime, les entrepôts, qui sont aujourd’hui sur la laisse de haute mer remonteraient dans l’intérieur des terres ; les canaux porteraient de tous côtés la tangue à la rencontre des cultivateurs, et l’aire qui en est alimentée par la baie s’élargirait en raison du prolongement de la navigation. Quant à l’enlèvement même de la tangue, rien ne serait plus facile que d’en approprier les procédés aux nouvelles conditions dans lesquelles il devrait s’opérer. La direction des courans de flot les plus chargés de cette substance est connue ; de vastes espaces ouverts à leur épanchement sur les grèves assureraient à jamais le renouvellement des dépôts. Ces tanguières resteraient accessibles aux voitures de l’agriculture, et les bateaux y pénétreraient par des écluses de garde qui empêcheraient les eaux du canal principal de se déverser dans la baie. La ténacité routinière des habitans des campagnes ne serait sans doute pas désarmée par ces précautions ; mais ces nouveautés auraient un puissant auxiliaire dans la suppression du droit de 15 centimes par charge de cheval que s’arrogent, contre tout droit, les riverains de la baie sur l’enlèvement de la tangue devant leurs propriétés.

Les nations ne vivent pas de beau langage, à plus forte raison de mauvais, et la nôtre est peut-être pour long-temps encore réduite à ce régime. Tant qu’il durera, ou pourra rappeler les projets de Vauban, faire des vœux pour la réforme du système pénitentiaire, réclamer l’allégement des charges qu’impose aux contribuables l’oisiveté des détenus, recommander la transformation de la prison du Mont-Saint-Michel en une maison spéciale où les bras des condamnés seraient employés à la création de nouveaux ports et de nouveaux territoires ; mais il serait peu raisonnable d’espérer voir l’action prendre la place de la parole. Il ne faut pourtant pas considérer comme tout-à-fait perdues les heures employées à ces sortes de recherches ; d’autres les reprendront un jour avec plus d’avantage, et, dans ce temps d’amoindrissement des hommes et des choses, il ne manque pas de tâches plus ingrates que celle d’interroger le passé, et de semer les souvenirs de quelques conceptions utiles sur la route d’un avenir incertain.

J.-J. Baude.

 
         
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  LE MONT SAINT MICHEL
  CC 01.04 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICHEL
   
  De Pontorson au Mont-Saint-Michel 1/4
         
 

Les Côtes de France J.-J. Baude

Revue des Deux Mondes

- 1851 - tome 11

 

De Pontorson au Mont-Saint-Michel, la distance n’est que de 10 kilomètres ; on en franchit les trois quarts sur une route départementale construite pour le transport de la tangue, et l’on n’a qu’un court trajet à faire sur ces grèves sinistres, auxquelles le goût des voyageurs pour le merveilleux et les frayeurs intéressées des guides ont fait une si menaçante renommée.

 

On peut admirer la baie du Mont-Saint-Michel, on peut la maudire, mais non pas prétendre avoir rien vu de semblable. Les œuvres des hommes aussi bien que celles de la nature ont ici un caractère de sauvage grandeur qui défie tous les souvenirs et toutes les comparaisons. Aux équinoxes, l’amplitude des marées atteint, indépendamment du refoulement des eaux de l’Océan sous la pression des tempêtes du nord-ouest, une hauteur verticale de 15 mètres. La mer se retire alors à 12 kilomètres du Mont, puis elle revient, l’enveloppe de ses eaux, et inonde à 12 autres kilomètres en arrière les baies de la Sée et de la Sélune.

 

À mer basse, cet immense espace, encadré dans des coteaux verdoyans, a l’aspect d’un lit de cendres blanchâtres.

 

Mont-Saint-Michel

 maison de Duguesclin

CPA collection LMP 1900

 
         
 

Au milieu se dresse le noir rocher du Mont-Saint-Michel, immnsi tremor Oceani, disent les vieilles chroniques, abrupt et vertical au nord et à l’ouest, garni jusqu’à mi-hauteur, du côté du midi, de cabanes plaquées comme des nids d’hirondelles à ses flancs, et couronné d’une des plus étonnantes constructions qui soient sorties de la main de l’homme. Il occupe dans la grève un espace planimétrique de 6 hectares 25, et le pied de l’échelle du télégraphe qui s’élève au sommet est à 121 mètres 60 au-dessus du niveau de la mer moyenne. À 2,500 mètres au nord surgit le rocher de Tombelaine, granitique comme celui de Saint-Michel, presque aussi étendu, beaucoup moins haut, mais inhabité depuis que Louis XIV a fait démolir les fortifications dont il était garni. Que la mer recouvre les grèves ou qu’elle s’en retire, la même solitude règne autour de ces deux roches : l’eau y fût-elle assez profonde, elle n’y reste jamais assez pour permettre aux embarcations de s’y hasarder, et ses retours sont trop fréquens pour laisser au parcours territorial le temps de se régulariser. Il ne faut néanmoins pas croire qu’entre le Mont-Saint-Michel et la terre ferme, les grèves ouvrent sous les pas du voyageur ces dédales de fondrières qu’on accuse d’attirer et d’engloutir tout ce qui les côtoie. Les fondrières ne se rencontrent guère que du côté du large, et, à moins de descendre très loin vers la laisse de basse mer, il en est peu dont on ne puisse se tirer en se jetant à plat ventre aussitôt qu’on se sent enfoncer, et en regagnant ainsi le terrain solide. Des dangers plus réels viennent des brouillards qui se précipitent à l’improviste sur les grèves : en quelques minutes, la brume se forme, s’épaissit et couvre la terre de ténèbres visibles ; plongé dans leur mystérieuse profondeur, le voyageur éperdu se fourvoie, s’égare ; une inexprimable angoisse s’empare de ses sens ; il tourne au lieu d’avancer, ou marche vers la mer en croyant se diriger vers la terre ; cependant la marée montante le presse, le pousse, le gagne de vitesse, l’enveloppe ; ses cris sont couverts par le bruit des vagues ; il périt sans qu’une oreille l’entende, sans qu’un œil humain l’aperçoive, et le jusant remporte silencieusement un cadavre dans la baie. C’est surtout aux jours des syzygies, lorsque l’on considère des hautes terrasses du Mont-Saint-Michel la marche de la mer montante, qu’on se sent pris d’une mortelle pitié pour les malheureux engagés dans cette lutte désespérée. La marée entre comme feraient d’immenses reptiles dans les chenaux sinueux qui serpentent au travers des grèves ; elle s’y allonge, souvent avec la vitesse d’un cheval au galop, et grossit en poussant toujours devant elle de nouvelles ramifications ; celles-ci se rapprochent, se rejoignent, changent en îles les langues de terre qui les ont un moment séparées ; les îles à leur tour se rétrécissent et disparaissent submergées, jusqu’à ce qu’enfin l’Océan ait repris possession de tout son domaine. Aussitôt que la brume se montre et tant qu’elle dure, on sonne la grosse cloche du Mont-Saint-Michel, mais trop souvent ses tintemens n’ont été que le glas funèbre des infortunés auxquels ils devaient servir de guides. Toutefois, hâtons-nous de le dire, ces dangers n’atteignent guère que ceux qui se font un jeu de les braver : on les évite en ne s’aventurant jamais sans boussole sur les grèves, et surtout en calculant ses courses de manière à ne pas risquer d’être gagné par l’heure du flot.

 
     
 

 
         
 

Entrons au Mont-Saint-Michel. Il n’est abordable que par le sud ; l’accès en est défendu par une muraille fondée par saint Louis, reconstruite par Louis XI, réparée par Louis XIV, et qui, lorsque le Mont avait un rôle actif dans les guerres entre la France, l’Angleterre, la Bretagne et la Normandie, en constituait la principale défense. Une étroite place d’armes précède le village et est décorée de deux énormes bouches à feu nommées les Michelettes qu’abandonnèrent les Anglais, après leur attaque infructueuse de 1423. Ces canons à la Paixhans d’un temps de barbarie se sont arrêtés ici, tandis que ceux de notre contenu porcin ont déjà fait le tour du monde. Le village peut compter trois cents habitans. Cette population descend de celle qu’alimentaient autrefois les charités, les besoins et les fantaisies des moines du Mont ; elle cultive dans les creux du rocher quelques lambeaux de jardins, ramasse et débite des coques, petits coquillages particuliers à la baie, tend sur les grèves, entre deux marées, des filets où le jusant laisse des soles, des mulets et des saumons ; enfin elle vit du service de la prison et des deux compagnies d’infanterie qui la gardent. L’aspect des habitations est misérable. On monte à l’ancienne abbaye par des ruelles obscures ou par un majestueux escalier qui sert de bordure au précipice : ce bel ouvrage date du règne de Louis XIV, et l’abbaye qui l’exécuta possédait 150,000 livres de rente. Qui doit l’entretenir, de la pauvre commune du Mont-Saint-Michel, dont les habitans l’évitent comme s’ils s’y croyaient déplacés, ou de l’état, qui a hérité de l’abbaye ? Personne, à ce qu’il paraît, et quelque jour on l’entendra s’écrouler dans l’abîme. Les approvisionnemens nécessaires à la maison centrale y sont remontés sur un plan incliné dont la manœuvre est faite par les condamnés. Faut-il chercher à décrire la sombre solennité de l’entrée de l’abbaye, -la longue muraille appelée la Merveille, qui brave depuis près de neuf siècles l’abîme au-dessus duquel elle se dresse, — les terrasses d’où la vue erre des grèves aux côtes de Bretagne et à la pleine mer, — le cloître avec ses péristyles à colonnettes, — la célèbre salle des chevaliers, — la savante disposition de l’église souterraine ou les gracieuses proportions de l’église gothique qui s’élance de la cime de ce pic de granit vers le ciel ?… Non ; le dessin peut seul donner une idée de la hardiesse et de l’imposante bizarrerie de ces constructions, où la puissance de la foi de nos pères se manifeste encore plus vivement que celle de l’art. Les détails y sont en harmonie avec l’ensemble. Dans le caveau le plus obscur, dans le recoin le plus abandonné se découvrent à l’improviste des sculptures dignes du grand jour, ou des effets de lumière tels que savait les rendre Rembrandt.

 

L’histoire du Mont est en harmonie avec la singularité de son architecture et la sauvage grandeur des alentours. L’an de Notre-Seigneur 708, l’archange Michel apparut à saint Aubert, évêque d'Avranches, et lui ordonna de fonder une chapelle sur le mont de la baie ; le saint négligea l’avertissement, et l’archange, en le lui renouvelant pour la troisième fois, lui marqua le front d’un trou de la dimension du doigt. Aubert n’hésita plus, et, pour mieux assurer le service de la chapelle placée sous l’invocation de l’archange, il se retira lui-même sur le Mont, avec douze de ses chanoines. Les ducs de Bretagne et de Normandie, les rois de France et d’Angleterre, ne tardèrent pas à combler à l’envi l’église de leurs dons. Dans le courant du Xe siècle, le Mont se couvrait de constructions majestueuses, dont la plupart portent encore aujourd’hui un défi à l’art moderne. Depuis la fondation de saint Aubert jusqu’au règne de Louis XIV, l’histoire du Mont-Saint-Michel est aussi militaire qu’ecclésiastique, et de tous les faits d’armes dont il a été témoin, le plus brillant est sans contredit la belle défense de 1423 de cent dix-neuf gentilshommes bretons et normands contre toute une armée anglaise.

 
         
   
 

Mont-Saint-Michel; les michelette CPA collection LMP 1900

 
         
   
  LE MONT SAINT MICHEL
  CC 01.04 AVRANCHES - MONT-SAINT-MICHEL
   
  De Pontorson au Mont-Saint-Michel 3/4
         
 


Mont-Saint-Michel; CPA collection LMP 1900

 
         
 

D’après les Statistiques de la justice criminelle, les campagnes fournissent aux maisons centrales un peu plus du tiers de leur population. À ce compte, environ 4,500 adultes et 400 jeunes garçons auxquels on pourrait sans doute ajouter un ou deux milliers de condamnés pris dans d’autres catégories, seraient disponibles pour la formation d’ateliers de pionniers. Cette dénomination fait à elle seule connaître quelle en serait la destination. Ces pionniers devraient surtout s’attaquer aux rivages de la mer. Sous une direction intelligente et ferme, leurs cohortes cureraient nos ports, creuseraient nos bassins, dessécheraient nos marais ; elles encloraient de digues, sillonneraient de chemins et de canaux les relais de mer appartenant à l’état ; elles planteraient les dunes ou les nivelleraient et les revêtiraient de couches de sol arable. L’utilité publique des ouvrages des condamnés ou la valeur donnée aux terres sorties de leurs mains pour entrer dans le commerce paierait avec usure à l’état les charges qu’il s’imposerait pour eux, et leurs conquêtes seraient autant de champs nouveaux ouverts aux ouvriers libres

 

Si des doutes s’élevaient sur la possibilité d’employer avec sûreté les condamnés à de pareils travaux, il ne faudrait pour les dissiper que montrer le port d’Alger ou le canal de Marans à La Rochelle. Les condamnés militaires qui les ont exécutés ne sont pas des plus faciles à conduire, et la discipline n’est ni moins sévère ni moins bien observée dans leurs ateliers que dans ceux des prisons civiles. Il y a plus : l’état moral des esprits n’est dans aucun établissement pénitentiaire si satisfaisant que dans les premiers. C’est que le travail de la terre adoucit et fortifie l’homme ; la fatigue corporelle qui l’accompagne chasse les mauvaises pensées, et parmi les cœurs les plus dépravés il en est peu où ce genre d’occupation ne ranime quelque bon germe engourdi. Des entreprises au grand soleil, où chaque journée est un pas fait vers l’accomplissement d’une pensée d’utilité publique, excitent, même dans une population flétrie, d’autres sentimens que ne fait une participation machinale à la production d’un mouchoir ou d’un soulier. L’importance de l’œuvre commune, dont l’ensemble est saisi de tous, grandit aux yeux de chacun l’humilité du concours par lequel il y est associé ; on s’affectionne à la création à laquelle on prend part, et c’est une demi-réhabilitation qu’une expiation dans laquelle on apprend à bien mériter de son pays.

 

Il reste maintenant à chercher quel champ ouvrirait la baie du Mont-Saint-Michel à l’application d’un régime qui, grace à l’expérience qu’en a faite le département de la guerre, a le mérite de ne plus être une nouveauté. Les grèves du Mont-Saint-Michel, qui, pour employer une expression de Pline, n’appartiennent tout-à-fait ni à la terre, ni à la mer, sont adjacentes à un territoire d’une rare fertilité, qui conserve de sa condition passée le nom de marais de Dol. Ces marais ont été dans l’état où sont encore les grèves, et les grèves seront un jour dans l’état où nous voyons les marais. La perspective d’une si belle conquête a excité bien des ambitions, inspiré bien des projets. Seul entre tous, Vauban a su trouver dans la grandeur et la simplicité de ses conceptions les conditions d’un succès infaillible. La réalisation de son projet serait peut-être l’œuvre la plus féconde à laquelle pût s’appliquer en France le travail des condamnés

 
 

 

Pour expliquer la transformation à laquelle se prêtent les grèves, il est nécessaire d’exposer à quels terrains elles se rattachent. Les combinaisons par lesquelles Vauban entendait en exhausser le niveau et les livrer à la culture sembleront ressortir d’elles-mêmes de la disposition naturelle des lieux.

 

Le terrain primitif sur lequel sont bâtis Cancale et Saint-Malo forme, entre la Rance maritime, la Manche et les marais de Dol, un quadrilatère irrégulier, élevé, sur la plus grande partie d’une étendue de 92,000 hectares, de 15 à 20 mètres au-dessus du niveau de la haute mer [20] ; il se rattache, par l’isthme étroit de Châteauneuf, aux schistes et aux granits qui constituent presque exclusivement le territoire de la Bretagne. Ces terrains d’ancienne formation décrivent, en regard de la baie du Mont-Saint-Michel, une courbe concave dont les extrémités servent, à Châteauricheux et à l’embouchure du Couesnon, de points d’appui à une digue de 29 kilomètres de long. Les marais de Dol sont compris entre cette digue et les terrains anciens qui les dominent comme une terrasse ; la forme de ces marais est celle d’un croissant, et l’étendue est de 11,220 hectares. Quoique le dessèchement n’en soit pas encore parfait, ce territoire est le plus fertile de la Bretagne.

   
         
 

Il abonde en fourrages, en grains, en légumes ; les arbres y plient sous le poids des fruits ; le tabac elle chanvre y réussissent à souhait ; il n’est pas de production appropriée au climat qui n’y prospérât. Il est, pour la culture et surtout pour le régime hydraulique, de plus d’un siècle en arrière des watteringues de Dunkerque ; mais la fécondité naturelle du sol compense largement cette infériorité.

 

La rente de l’hectare cultivé n’est presque nulle part au-dessous de 100 fr. ; elle en atteint 180 dans les bonnes parties, et si le marais était percé de chemins, sillonné de canaux et de rigoles de desséchement et d’irrigation, comme le sont les watteringues, le produit brut en serait doublé. Malheureusement, le caractère breton se plie moins aisément que le caractère flamand aux règles salutaires de l’association ; ennemi de la nouveauté, son premier mouvement est toujours pour la négation, et il n’en revient qu’avec une lenteur dont se ressentira l’amélioration des marais de Dol.

 

Le temps n’est pas fort éloigné où la place de ces belles campagnes était tout entière livrée aux invasions diurnes de la mer. Aujourd’hui même, si les digues qui les défendent étaient rompues, les marées se précipiteraient en arrière, et toute l’alluvion disparaîtrait sous les eaux. Un long travail de la nature a devancé celui de l’homme dans la formation de ce territoire. Les corps pesans que soulèvent les flots agités se déposent, dès que le calme se fait, dans l’ordre déterminé par leurs masses. Ici, les premiers dépôts se sont rangés sous l’abri qu’offre contre les vents de nord-ouest la côte de Châteauricheux : ils consistent en écailles d’huîtres presque intactes et ont formé, sur la courbe où venaient expirer les lames amorties, un bourrelet de près de deux lieues de long. Dans les gros temps, les lames, en déferlant, lancent au-delà de leur propre portée les corps d’un certain volume qu’elles tiennent en suspension, et la barrière qu’elles se sont déjà donnée dans leurs premiers dépôts s’exhausse par la lente accumulation de ces projectiles c’est ainsi que le bourrelet qui s’enracine à Châteauricheux, s’est élevé de plus d’un mètre au-dessus des plus hautes mers. Les eaux troubles ont trouvé en arrière un calme à peu près complet ; elles s’y sont dépouillées des parties les plus grossières de leur fardeau, et, se clarifiant à mesure qu’elles s’éloignaient, elles n’ont porté au loin que la vase la, plus ténue. Les dépôts sont donc allés s’amincissant à partir du premier banc, et les alluvions se sont disposées suivant des plans inclinés vers l’inférieur des terres.

 

Voilà l’histoire abrégée de la formation du terrain des marais de Dol. La zone la plus élevée est celle qui règne le long de la mer, la plus basse celle qui suit le pied des terrains granitiques et schisteux. En 1024, le duc Alain III, au règne duquel remontent la plupart des fortifications où s’abrita pendant quatre cents ans l’indépendance de la Bretagne, fit établir sur la crête des dépôts amoncelés par la mer les digues qui devaient soustraire les marais à son empire ; différens émissaires défendus par des portes de flot ouvertes dans les digues furent creusés soit de son temps, soit après lui, et les générations qui se sont succédé dans la possession de ce territoire ont accepté, sans y apporter aucune modification importante, le système de dessèchement qui leur avait été légué par le XIe siècle.