LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
  VIII BAYEUX A VALOGNES  -1/2
         
 

Cathédrale de Bayeux. CPA Collection LPM 1900

 
       
 

De Paris à Cherbourg en chemin de fer,

contenant l'historique complet des travaux

de la digue et du port de Cherbourg

 

Auteur : Henri Nicolle

Publication Caen : Alfred Bouchard, 1860

CPA Collection LPM 1900

 

PREMIÈRE SECTION

DE PARIS A CAEN  -239 KILOMÈTRES

DEUXIEME  SECTION

DE CAEN  A CHERBOURG -133 KILOMÈTRES

HISTORIQUE DE LA LIGNE

 

I PARIS A MANTES

II MANTES A EVREUX

III D'EVREUX A BERNAY

IV BERNAY A LISIEUX

V LISIEUX A PONT-L'EVEQUE

VI PONT-L'EVEQUE A CAEN

 

VII CAEN BAYEUX

VIII BAYEUX VALOGNES

IX VALOGNES CHERBOURG

 
         
 

La gare de Bayeux, coté intérieur. CPA Collection LPM 1900

 
         
 

BAYEUX

 

     Bayeux, qu'on embrasse d'un coup-d'oeil, a droit au respect de beaucoup de villes plus grandes qu'elle. Bayeux a vu les druides, et dans ce temps-là s'appelait Aragenus. Bayeux a vu Jules-César ; elle a servi de résidence aux ducs de Normandie ; elle a été la capitale du Bessin ; elle a eu maille à partir avec les Anglais, qui l'ont brûlée ; elle s'est relevée ; elle a eu l'honneur de donner naissance aux deux Chartier, Alain Chartier, le père de l'éloquence française, et son frère, l'auteur des grandes chroniques. Bayeux a longtemps été pays de noblesse, longtemps elle a vécu de son faisant valoir, mais petit à petit elle a donné dans le commerce et l'industrie, aujourd'hui c'est tout à fait sans rougir qu'elle parle de sa dentelle, de sa porcelaine, voire même de sa tannerie, dont les revenus lui procurent l'aisance.

 

     Mais, toute marchande qu'elle tende à devenir, Bayeux a toujours un grand air par ses monuments ; sa cathédrale est de tous le plus important. C'est un beau vaisseau de 100 mètres de long sur 21 de large, avec une hauteur de 23 mètres. Deux tours couronnées de flèches se dressent de chaque côté de son portail ; une troisième, qui s'élève au centre du transept, attend aujourd'hui sa coupole, jadis construite par Mgr François de Nesmond, évêque au XVIIe siècle.

 

    Cette coupole qui, à mieux dire, est un admirable campanile à jour, n'a pas été détruite. Elle a seulement été enlevée pour permettre les travaux de restauration de la tour centrale qu'il a fallu reprendre en sous-oeuvre, entreprise hardie qui, lors de la visite de l'Empereur à Bayeux, a valu à M. Flachat la croix d'officier de la Légion-d'Honneur. C'est dans la cathédrale même que l'Empereur remit cette distinction à l'habile ingénieur, en expliquant à l'Impératrice que M. Flachat « avait soulevé la tour pour la remettre sur ses nouvelles bases, et que cependant on lui avait dit à Paris que c'était impossible. »

 

     Chaque époque, au reste, ajouta sa pierre à ce riche monument ; le roman fleuri, le gothique flamboyant et la renaissance lui ont chacun tour à tour apporté sa hardiesse, son élégance et ses grâces. Tous semblent l'avoir traité en joyau précieux, tant ils lui ont prodigué les fines arêtes, les ciselures et les dentelles de pierre. Les travaux actuels de sa restauration sont dus à l'intervention personnelle de l'Empereur. Bayeux, fière à juste titre de sa cathédrale, en témoigne une grande reconnaissance à Sa Majesté.

 
     
 

La gare de Bayeux, coté intérieur. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Les vieux livres content que les chanoines de cette cathédrale étaient tenus de se lever de grand matin pour chanter au choeur les vigiles, qu'on a depuis appelées malines ; ils content encore, mais je veux croire qu'ils médisent, que parmi les chanoines il y en avait qui, touchés par le démon de la mollesse, s'oubliaient au lit parfois et dans la plume. Toujours est-il que lorsque ce manquement à leur devoir leur arrivait aux matines des grandes fêtes, l'usage était qu'immédia-tement après l'office les assistants allassent avec le bénitier, la croix et la banière, réveiller le chanoine à son logis et lui reprocher sa faute.

 

     Les chercheurs d'étymologie prétendent que cette sorte de punition fut commune à plusieurs diocèses, et que, de cet usage, est venue la phrase proverbiale qui dit de quelqu'un dont on obtient difficilement la présence : « Il faut la croix et la bannière pour le faire venir. » Nous donnons cet ingénieux déduit pour ce qu'il vaut, et sans nous prononcer. N'est-ce pas tout exprès pour les étymologistes qu'on a parodié ainsi la définition de l'orateur par Cicéron : Vir probus delirandi peritus, et même peritissimus.

 

     On ne passe point à Bayeux sans aller voir la fameuse tapisserie de la reine Mathilde. C'est l'histoire au petit point de la conquête de Guillaume. Un détail assez singulier s'y remarque : l'étendard ducal porte un corbeau. Le corbeau, chez les Scandinaves, représentait le symbole du commandement : « C'est l'oiseau de la mort ; il s'attache au guerrier qui lui promet le plus de cadavres. » L'action et les personnages se déroulent sur une bande de 70 mètres de long sur 50 centimètres de haut et présentent des épisodes très curieux pour l'histoire des armes et des costumes. Je ne reproche qu'une chose à Bayeux, qui conserve ce bel ouvrage avec soin : c'est la rétribution qu'elle permet qu'on impose aux étrangers dans les bâtiments de son édilité.

 
     
 

La gare de Bayeux, coté cour. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     A partir de Bayeux la nature change et nous avons sous les yeux le paysage le plus merveilleux qui se puisse voir. C'est une contrée plate cependant, mais d'une si belle verdure qu'on se prend à envier les boeufs qui vivent dans cette herbe abondante ; les lignes se perdent à l'horizon, en se prolongeant entre des collines bleuâtres à peine relevées, qui ouvrent à l'oeil surpris des vallées sans fin.

 

     Les brumes de la Manche, incessamment promenées de l'est à l'ouest et de l'ouest à l'est, sur la presqu'île, voilent le ciel, et, dans ses plus beaux bleus, lui conservent encore une petite teinte grise qui donne à ces contrées si riches et si grasses un cachet de mélancolie tout particulier. Ce n'est plus, si nous pouvons ainsi parler, le paysage bon vivant, tel que nous l'avons vu plus haut, qui donne l'idée du bien boire et du bien manger ; le sol ici respire la force et la santé, mais il inspire aussi les pensées élevées. Comme la mer, les horizons fuyants vont droit à l'infini, la grande impression qu'ils causent vient de là.

 
     
 

Bayeux Viaduc de L'Aure

 
     
 

     Le Molay-Littry deviendra par la suite une station importante ; Littry exploite de belles mines de charbon de terre.

 
     
 

La gare du Molay-Littry, coté cour. CPA Collection LPM 1900

 
         
   
  LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
  VIII BAYEUX A VALOGNES  -2/2
         
 

Gare d'Isigny sur Mer Hors ligne

 
     
 

    Au seul nom d'Isigny, le voyageur voit s'élever des montagnes de beurre doré ; mais, quelque Pélion en motte sur quelque Ossa en petit pot qu'il en puisse entasser, sans doute son imagination restera au-dessous de la réalité : Isigny vend pour sept à huit millions de beurre par an. Isigny est port de mer et reçoit des navires de 100 tonneaux. A l'heure qu'il est, la ville attend encore la route qui la reliera à sa station, éloignée de ses murs d'à peu près deux kilomètres. Qui fera la route ? Le chemin de fer dit que cette dépense appartient à la ville, et il a raison ; Isigny voudrait bien que la Compagnie s'en chargeât, ce désir se conçoit, et il espère toujours qu'elle se décidera. En attendant, la station de Lison dessert Isigny.

 
     
 

Lison gare

 
     
 

Lison gare

 
     
 

Lison gare

 
     
 

Carentan gare coté cour

 
     
 

     Carentan montrait autrefois avec un juste orgueil des fortifications élevées par Vauban lui-même. Carentan fut en son temps une ville guerrière, mais, condamnée au repos, l'obésité lui est venue, et, mal à l'aise dans une ceinture étroite, elle a demandé qu'on la lui enlevât. Un décret de 1850 l'a retranchée du nombre des postes militaires ; ses remparts démantelés, laissent voir un ensemble de bâtiments Louis XIII remarquables ; ils servaient de caserne, ils sont maintenant inhabités ; on a dit que le maire avait l'intention de profiter du passage de l'empereur pour demander l'autorisation de les affecter à des écoles, à des ouvroirs et à des salles d'asile.

 

     Aux environs de Carentan, se trouvent des marais considérables ; marais goulus qui ont avalé deux ou trois remblais à la Compagnie qui n'avait pas plutôt fait de les poser qu'elle les voyait disparaître. A cette heure, les marais sont rassasiés ; ils ont du ballast jusqu'au profond de leur terre absordante qui repose, à 10 mètres, sur un sol résistant. La voie désormais bien consolidée, offre toute sécurité au voyageur. Cette eau qui la borde de droite et de gauche, qui s'étend et s'écoule au milieu des gras pâturages, par des saignées qui semblent parfois des rivières, ne forment plus qu'un paysage agréable et d'un nouvel aspect dans le panorama déjà si varié de la ligne.

 

     Voici les marais passés.

 

     Nous sommes en pleine presqu'île ; à mesure que nous avançons, la propriété se divise, les enclos sont nombreux ; chacun deux s'entoure d'une haie d'arbres de grande taille et si rapprochés, qu'au lointain la perspective en fait une forêt. Nous arrivons à Montebourg, où le gros et le petit bétail s'élèvent à miracle, aussi les foires de Montebourg sont-elles célèbres ; on y vient de cinquante lieues à la ronde. La vallée d'Auge y prend les bestiaux maigres qu'elle engraisse dans ses pâturages.

 
     
 

Carentan gare coté intérieur

 
 

 

 
 

La gare de Montebourg, sur la commune du Ham. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Montebourg eut jadis la plus belle église du Cotentin ; une abbaye célèbre y attenait ; je raconterai la légende de cette abbaye en ruines.

 

     Il y avait alors, et cet alors marque le onzième siècle, deux hommes de bien qui vivaient en Savoie ; je ne veux pas dire de mal de la Savoie, mais je dois croire que ces deux fidèles s'ennuyaient sous son ciel ou n'y pouvaient pratiquer la vertu à leur aise, puisqu'un jour ils lui tournèrent le dos et ne songèrent à s'arrêter que lorsqu'il eurent mis à peu près toute la France entre eux et leur pays natal. Les voilà en Bessin, très-fatigués, on peut le concevoir, ils avaient fourni la course à pied. Il se faisait soir aussi, parait-il, en sorte que leur premier soin fut de se coucher, - à l'hôtel de la belle étoile, bien entendu. L'un avise une barque à sec, et s'y étend ; l'autre préfère le roc, et s'y couche, le bras sous la tête ; l'un et l'autre s'endorment profondément, comme deux justes qu'ils étaient.

 

     Ce qu'ils venaient faire là se devine. Ils se proposaient de mener la vie d'ermite. C'est une profession qui ne demande pas qu'on soit grand clerc en géographie ; les Savoisiens n'avaient nulle idée du flux et du reflux de l'Océan. Ce ne fut pas un mal.

 

     Durant leur sommeil, la mer monte, la mer redescend ; elle emporte la barque et l'échoue à Salisbury, en Angleterre, où précisément les habitants se trouvaient dans l'embarras pour le choix d'un évêque. Prendrait-on Pierre ? Prendrait-on Jacques ? On prit le naufragé, que Dieu semblait avoir envoyé tout exprès. On n'élit plus d'évêques de cette façon, et je crois qu'on fait bien. Néanmoins j'ai connu un monsieur, un bourgeois d'aujourd'hui, qui hésitait entre deux jeunes filles qu'on lui offrait en mariage.

 

     L'une était blonde, l'autre était brune, et dans l'éclectisme de son goût, il avait un égal penchant pour les deux couleurs, que sans cesse il mettait en parallèle, et qui finirent par si bien se brouiller devant ses yeux, qu'un soir, en un bal, croyant inviter à danser la brune ou la blonde il offrit la main à une jeune personne de nuance ardente. Il se dit que le destin était pour quelque chose dans sa méprise, et il épousa la demoiselle rousse, avec laquelle il se trouva qu'il fit un fort bon ménage. Les gens de Salisbury n'avaient pas eu la main moins heureuse : le Savoisien, dont le nom m'échappe, révéla les qualités d'un excellent pasteur.

 

     Pendant ce temps le désolé frère, resté seul sur la plage, reçoit une nuit, en songe, l'avertissement de regarder une étoile errante et de bâtir une église au lieu où elle s'arrêtera. L'étoile s'arrêta à l'endroit qui fut Montebourg, et brûla les broussailles sur une étendue qui devait marquer celle de l'abbaye à construire. Table rase étant ainsi faite, l'ermite commença à couper du bois et à tailler des pierres.

 

     Le miracle de l'étoile ne fut point sans faire quelque bruit. Le médecin du duc Guillaume, allant en Angleterre, le raconta dans tous ses détails à l'évêque même de Salisbury, et celui-ci s'écria que l'ermite maçon ne peuvait être que son frère. Aussitôt l'évêque de s'embarquer pour la France ; il aborde à Cherbourg, vole au lieu du miracle, et, après la reconnaissance, déclare prendre à sa charge les frais de construction de l'église. Guillaume s'adjoint généreusement à cette oeuvre pieuse, et de tout ceci résulta la magnifique abbaye de Montebourg.

 
     
 

Abbaye de Montebourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

Abbaye de Montebourg. Abside et Transept inachevé CPA Collection LPM 1900